Madame Bovary, c’est… Madame Arnoux

Les Amis de Flaubert – Année 1972 – Bulletin n° 40, page 13

 

Madame Bovary, c’est… Madame Arnoux

On savait depuis longtemps que l’apparition de Trouville avait marqué Flaubert pour la vie : les Mémoires d’un Fou, Novembre, l’Éducation sentimentale première et deuxième manière, ont pour héroïne la mystérieuse Élisa Foucault, épouse Judée en premières noces, puis femme de Maurice Schlésinger. On retrouve ses traits dans le portrait d’Emma Bovary : même coiffure, mêmes lèvres qu’ombrageait à la lumière un peu de duvet noir (1) (Flaubert insiste sur ce détail dans le portrait qu’il trace de la Maria des Mémoires d’un Fou) ; et, dans la tendresse enfantine que Justin, le garçon de pharmacie, porte à Emma, Flaubert a mis son amour d’adolescent pour Élisa. Semblable à Frédéric croyant découvrir Mme Arnoux dans chaque passante, en cette soirée du rendez-vous manqué, semblable à Léon qui croyait reconnaître Emma à chaque coin de rue, Flaubert, obsédé par sa longue passion, rencontre Élisa partout où le portent ses pas, et jusque dans la jeune femme inconnue de Saint-Paul-hors-les-murs, à Rome.

Lorsque nous disons : « Madame Bovary, c’est Madame Arnoux », paraphrasant le célèbre « Madame Bovary, c’est moi ! » du romancier, il convient de s’entendre : chronologiquement, Mme Arnoux pénètre dans l’état-civil littéraire douze ans après l’héroïne d’Yonville ; mais la protagoniste de l’Éducation vient du fond de la jeunesse de Flaubert ; Marie Arnoux constitue le dernier état d’un personnage qui a hanté l’enfant, l’adolescent, l’apprenti-romancier, le maître ; elle préexiste à toutes les compositions romanesques de l’écrivain, à Emma par conséquent. Des lecteurs attentifs la retrouvent même sous les traits de Salammbô : tant il est vrai que l’amour ne présente à l’imagination de Flaubert qu’un visage ! Et pourtant, comme Frédéric Moreau (encore !), lui aussi voyagea et connut d’autres amours. Mais (même s’il est probable que sa fidélité à son amour de Trouville n’est qu’une vue romanesque dont il a cherché à se convaincre par la suite, pour mettre en accord la vie avec le roman, on peut difficilement assimiler à l’amour sa liaison orageuse avec Louise Colet. Aucune image étrangère n’est venue, croyons-nous, altérer ou brouiller celle de la Dilecta. Proust disait que l’on n’aime jamais que la même femme, que toutes celles auxquelles vont nos passions successives ont le même visage, … ou plutôt elles n’en ont aucun : car à toutes nous prêtons le masque de notre souffrance, et toutes ont finalement l’apparence désolante et l’universalité d’un squelette. Quelque chose de semblable s’est passé pour Flaubert : dès qu’il choisit de peindre une femme aimée (ou aimant), le visage d’Élisa se présente à lui, et ses romans chantent un hymne continu à la beauté qui le fascina, sur la plage de Trouville, en ce lointain été 1836 (2).

Serait-il vrai, de même, que l’écrivain n’écrit jamais que le même roman ? Ce n’est pas le lieu d’en discuter. Mais le cas de Flaubert est assez particulier : lui-même se plaint de manquer d’imagination, et il est facile de montrer combien, dans un même roman, Flaubert aime à répéter certaines scènes, en en variant seulement les intentions ou la tonalité (3). Les exemples sont nombreux dans Madame Bovary : en voici deux particulièrement significatifs. Il y a trois hommes dans la vie d’Emma : le vicomte (son danseur de la Vaubyessard), avec lequel elle ne franchit pas le stade de l’amour imaginaire, Rodolphe après et avant Léon. Le premier s’éloigne de l’horizon d’Emma en caracolant sur un cheval de race (vers la fin du roman, Emma croit l’entrevoir, en fourrure de zibeline, et conduisant un tilbury) ; au second, elle cède au cours d’une promenade à cheval, qui reprend la scène précédente sur un registre mineur. Rodolphe est plus ou moins la caricature du Vicomte : ce Boulanger de la Huchette n’est pas de sang-bleu ; et après la jument aux pompons roses (4) du premier rendez-vous, l’ineffable Charles Bovary a pris soin de retenir, pour leurs rendez-vous ultérieurs « une ancienne pouliche encore fort belle, un peu couronnée seulement, et qu’on aurait, je suis sûr, pour une centaine d’écus ». La dégradation d’Emma se poursuit dans le second adultère, celui de Rouen. Le fiacre de louage, qui sert de théâtre au triomphe de Léon, fera ressortir l’élégance du tilbury, dont il est la grotesque réplique.

De même, à trois reprises, Flaubert centre une scène sur un lit de malade. Voici d’abord Polyte, le stréphopode, mal opéré par Bovary, et au chevet de qui se pressent l’abbé Bournisien, bonhomme et toujours préoccupé de ramener les âmes à la foi, le docteur Canivet, sarcastique et condescendant, un va-et-vient de curieux, sous la conduite de la mère Lefrançois, sans oublier le bourdonnant Homais, éternelle mouche du coche. Ces personnages se retrouvent autour du lit d’Emma, lors de sa première maladie, après la rupture avec Rodolphe, avec en plus le docteur Larivière, simplement mentionné, et encore dans la chambre où Emma agonise et meurt : cette fois, Larivière (où Flaubert a mis beaucoup de son propre père) tient une place importante, et son confrère Canivet, en position d’infériorité, se montre plus modeste que lorsqu’il écrasait Charles de sa compétence au chevet de Polyte.

On voit par ces deux exemples que le romancier affectionne un petit nombre de thèmes musicaux, sur lesquels il effectue des variations. Est-ce manque d’imagination ? ou conviction de la valeur esthétique de la répétition, surtout dans un roman au cadre provincial où les personnages tournent dans leur ennui et dans leurs désirs ? C’est sans doute l’un et l’autre. En tous cas, il n’y a pas de raisons, a priori, pour que cette reprise de thèmes, qui se fait à l’intérieur du même roman, ne s’effectue point aussi d’un roman à l’autre. C’est le but de cette étude de dresser le catalogue complet des emprunts que l’Éducation sentimentale fait à Madame Bovary, et d’en tirer certaines conclusions quant au propos de Flaubert, et à son esthétique romanesque en général. Pour ne pas rompre le rythme de la démonstration, nous avons placé ce catalogue en fin d’article (5).

La lecture de ce relevé en partie double appelle un certain nombre de remarques. En premier lieu, il semble que le roman de Madame Bovary, ou du moins d’appréciables parties de ce roman, se soient pour ainsi dire diluées dans le roman aux dimensions plus vastes de 1869. D’autre part, aux passages où Madame Bovary est en scène et s’exprime, ne correspondent pas nécessairement ceux de l‘Éducation où paraît Mme Arnoux ; certes ces derniers sont les plus nombreux dans notre relevé, et cela est bien naturel, puisqu’elle occupe presque constamment le devant de la scène. Pourtant nous avons noté aussi des traits communs entre des propos et des attitudes de Rosanette et de Louise Roque d’une part, et de Mme Bovary de l’autre. Ces deux femmes traversent la vie sentimentale de Frédéric : la première devient sa maîtresse, la seconde lui voue une passion enfantine et sans espoir, avant d’épouser Deslauriers, puis de s’enfuir avec un chanteur (6). Il est une troisième femme que Frédéric croise sur sa route (Marie Arnoux mise à part) : la femme du banquier Dambreuse, qui devient, elle aussi, sa maîtresse, et qu’il s’apprête à épouser après son veuvage, mais avec laquelle il rompt à la fin du roman. Or les rapprochements sont rares entre les scènes où paraît Emma et celles où paraît Mme Dambreuse. C’est qu’il y a sans doute, dans le caractère de Louise et de Rosanette, comme dans celui de Mme Arnoux, des traits qui se retrouvent dans Emma alors que Mme Dambreuse, aristocrate authentique, vipérine et calculatrice, n’a rien de commun avec les trois autres femmes, ni évidemment avec celle que Baudelaire nomme la bizarre Pasiphaé, qui poursuit l’idéal à travers les bastringues et les estaminets de la préfecture (7). Mais c’est aussi que les trois premières incarnent à divers degrés les femmes que le romancier aima (ou crut aimer), tandis que Mme Dambreuse est en quelque manière un personnage rapporté, que le romancier unit à cette moitié de Frédéric, qui n’était pas Flaubert, mais Maxime du Camp. Ainsi la statistique des citations respectives des deux romans vient-elles confirmer l’irréductibilité psychologique de Mme Dambreuse aux trois autres femmes de l‘Éducation, aussi bien qu’à Emma Bovary, et les données de l’érudition moderne quant aux rapports de Mme Gabriel Delessert (modèle de Mme Dambreuse) avec Maxime Du Camp, et au caractère composite du personnage de Frédéric Moreau (8).

Une autre observation portera sur la longueur comparée des citations — descriptions, d’objets ou de sentiments, ou paroles rapportées au style direct —. Par définition, l’ellipse est plus saisissante, le raccourci plus caricatural. Flaubert, parvenu au prix des efforts que l’on sait, à s’affranchir de son romantisme congénital, et à prendre ses distances envers le personnage d’Emma Bovary, pratique volontiers, à son égard, comme d’ailleurs à l’égard de tous les personnages du roman, un art de stylisation, qui rendra la plupart de ses notations plus brèves, et donc plus percutantes. La complaisance ne sera au contraire pas absente de l’Éducation sentimentale, où le romancier se raconte et se peint tel qu’il était au temps de la jeunesse et des espérances, et compose le poème le plus grave et le plus émouvant à sa toujours aimée. Quoi de surprenant dès lors que les citations de l’Éducation soient fréquemment plus longues que leurs homologues de Madame Bovary ? Mais le contraire est souvent vrai aussi. Car, dans Madame Bovary, tout le monde (sauf Charles cependant) pérore et bavarde : Homais semblable au docteur, selon Pascal, qui parle un quart d’heure après avoir tout dit, tant il est plein du désir de dire (9) ; Bournisien et Canivet ; Rodolphe et Léon, don Juans indigènes, qui savent que, pour tourner la tête à la petite provinciale, grande lectrice de poèmes, de romans et de mélodrames, il faut appeler à la rescousse les grands sentiments, la mer, la montagne, les glaciers, la musique, les morts, et les harpes séraphiques, noyer sa résistance sous un déluge de larmes et de serments (10). Or, pour peindre un bavard, il n’est pas meilleure recette que de le faire parler longtemps ; ici, c’est la prolixité qui devient caricaturale. Dans l’Éducation, Flaubert ne se sent pas assez détaché de ses personnages (de certains d’entre eux en tous cas) pour se laisser aller à la charge. Frédéric et Marie Arnoux auront des pudeurs, des silences : et, dans ces moments-là, Flaubert dira en vingt mots ce qu’il dit en vingt lignes dans Madame Bovary, ici encore, l’examen des citations est révélateur des intentions du romancier.

D’une façon plus générale, et abstraction faite de la longueur comparée des passages cités, ceux-ci, en dépit de leurs ressemblances formelles, diffèrent souvent par le contexte, il n’y a pas d’intention caricaturale dans l’Éducation sentimentale, du moins dans les épisodes où paraissent les deux protagonistes (car Flaubert ne traite pas avec la même complaisance les autres personnages, Hussonnet, Cisy et Regimbard, Deslauriers et le candide Dussardier lui-même, ni la Maréchale, Pellerin, le Père Roque, et jusqu’à l’environnement familial de Frédéric Moreau ; enfin Martinon est carrément ridiculisé) ; cette intention est au contraire constante dans Madame Bovary. Ainsi, deux épisodes voisins, deux phrases, deux images, deux propos, éveillent-ils des échos différents dans l’esprit du lecteur. Nous avons dit avec quelle tendresse, quelle piété, Flaubert précise par touches délicates le portrait de Mme Arnoux ; il n’est pas jusqu’à son bon sens bourgeois, ses peurs, ses manies et ses superstitions, pour lesquels l’écrivain ne se sente d’infinis trésors d’indulgence, et si Frédéric la malmène parfois dans ses soliloques (11), c’est simple dépit, et il ne faut pas mettre au compte du romancier les foucades de l’amoureux timide et déçu dans ses espérances. Ici, l’art de l’écrivain vise à arrondir les angles, à estomper les contours, bref à rechercher toujours la demi-teinte, la mesure. Au contraire, dans Madame Bovary, le trait est volontiers cruel, appuyé, les portraits burinés, durement cernés. Dans son article Flaubert, émule et disciple émancipé de Balzac (12), André Vial enregistre déjà le soin que prend Flaubert, « sur un motif créé par Balzac », à « fournir une variation dont aucune note n’éveille le moindre écho » : ce commentaire concerne les trois visites à une nourrice, dans le Médecin de campagne, Madame Bovary, et l’Éducation sentimentale (13). Ainsi l’on peut imaginer que, lorsqu’il arrive à Flaubert de reprendre un passage à Madame Bovary pour le placer dans l’Éducation (même si Balzac n’est pas en cause), il s’efforce d’amalgamer l’emprunt au nouveau texte, retrouvant ainsi, avec un art très sûr et parfaitement conscient, la formule de l’imitation, telle que l’entendaient les écrivains classiques. Ainsi se trouvent ramenées à leur juste importance ces transpositions du premier roman dans le second, pour nombreuses et spectaculaires qu’elles soient. Loin d’accentuer la ressemblance entre les deux ouvrages, elles font ressortir comment le romancier parvient à naturaliser des éléments rapportés, à les fondre dans le contexte, et à composer sur des motifs semblables une symphonie nouvelle. Chez les maîtres de la musique aussi, des phrases et des thèmes reparaissent dans des compositions disparates.

Souvent les ressemblances entre les deux textes sont implicites ; mais on rétablira sans mal le lien entre eux. Ainsi avons-nous rapproché cette phrase de l’Éducation sentimentale : « Il regardait par sa fenêtre les attelages de rouliers qui passaient » (I, p. 113), de cette autre de Madame Bovary : « La nuit, quand les mareyeurs, dans leurs charrettes, passaient sous ses fenêtres, elle s’éveillait » (p. 82). C’est que les deux phrases, où les ressemblances sont fugitives, traduisent exactement la même pensée ou plutôt la même rêverie. Les mareyeurs et les rouliers prennent le chemin de Paris, Paris qu’Emma ne connaît pas, et qui la fascine, car le Vicomte s’y trouve sans doute, et parce que s’y épanouit cette société de duchesses pâles, vers qui montent ses aspirations ; Paris, que Frédéric a quitté, dont il se trouve éloigné par suite de revers de fortune, et où continue de vivre, plus inaccessible que jamais, Mme Arnoux.

De même, il nous a semblé nécessaire de faire figurer en vis à vis la scène du harpiste en haillons, qui joue pour les passagers de la Ville-de-Montereau, et celle de l’aveugle qui s’accroche à l’Hirondelle, en chantant une mélopée, et demande la charité aux voyageurs (14). Ici, la ressemblance formelle est plus perceptible ; mais on découvre une identité supplémentaire dans le rythme et dans la musique de la phrase. Dans chaque texte, la machine ici, et la diligence là, interviennent pour couper la mélodie à fausse mesure. Il pourrait bien s’agir d’un détail provenant d’un souvenir personnel, que l’auteur a transposé différemment dans les deux romans, mais en conservant dans le récit la même cadence. On a un exemple avéré de ce genre de transposition : la pelisse rayée que le narrateur des Mémoires d’un Fou (Flaubert lui-même) sauve de la marée montante, sur la plage de Trouville, se métamorphose en châle posé sur le bastingage du navire, dans l’Éducation sentimentale, et Frédéric le rattrape dans l’instant qu’il va glisser dans la Seine.

Il arrive même (c’est le troisième et dernier exemple que nous détacherons de ce foisonnement de citations qui composent notre catalogue) que nous ayons placé face à face deux phrases de sens absolument opposé, parce que, par-delà la différence affichée, une parenté plus subtile se dégage des deux textes ainsi mis en présence. On lit dans l’Éducation sentimentale, s’agissant de Mme Arnoux : « Elle acceptait ses caresses, figée par la surprise et par le ravissement » (II, p.81) ; et dans Madame Bovary : « Et, contemplant le jeune homme d’un regard attendri, elle repoussait doucement les timides caresses que ses mains frémissantes essayaient. » (p. 335). L’attitude de l’une et de l’autre est déconcertante : ici, c’est Mime Arnoux, la toujours chaste, qui accepte les caresses de Frédéric, et c’est Emma qui repousse celles de Léon, Emma qui bientôt… Mais, comme nous allons maintenant le montrer, Emma apparaît comme le négatif de Marie Arnoux : celle-ci est sans détours, pure et naturelle. Sa vertu la défendra, le jour (qui d’ailleurs ne viendra pas) où Frédéric voudrait franchir certaines bornes. Pour Emma au contraire, l’adultère est déjà chose familière. Sans qu’on puisse absolument décider si son attitude est de défense contre les dangers d’une nouvelle aventure, après les affres et les souffrances de la première, ou si c’est coquetterie raffinée et calculée, fantaisie bigote de marquise andalouse, pour parler comme le romancier lui-même (Mme B., p. 341), sa réserve (toute relative, en somme ! ) laisse présager l’aventure en fiacre du lendemain. Ainsi, ces deux textes s’appellent-ils non pas seulement en raison de leurs similitudes d’expression, mais parce que l’un et l’autre dosent de manière opposée la complaisance et la retenue.

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Nous venons de dire qu’Emma est en quelque sorte le négatif de Mme Arnoux ; mais, si l’on y prend garde, les deux romans eux-mêmes s’opposent absolument, et constituent comme les deux versants de l’esthétique romanesque de Flaubert. Madame Bovary, comme l’établit avec rigueur Claudine Gothot-Mersch dans sa brillante étude (15), a des sources multiples, parmi lesquelles l’élément autobiographique occupe une place, mais modeste. C’est au contraire l’élément dominant de l’Éducation sentimentale, où Flaubert s’exprime tout entier, prête à Frédéric ses sentiments et jusqu’à certaines de ses attitudes esthétiques (quand par exemple, parlant des recherches littéraires de son héros, il écrit : « En plongeant dans la personnalité des autres, il oublia la sienne, ce qui est la seule manière peut-être de n’en pas souffrir » (16) (E.S., I. p. 227). Dérogeant en apparence aux normes du roman objectif, il y aurait constitué une sorte de contre Madame Bovary. Nous pensons donc que les deux romans se complètent et s’éclairent l’un par l’autre. Avec Emma, il a montré la femme cédant à tous ses désirs, et courant à leur assouvissance. non pas certes l’effrénée amoureuse racinienne, agie plus qu’agissante (il y a chez elle beaucoup de volonté, plus de courage en tous cas que chez ceux qui l’entourent, et ses amants les tout premiers), mais la victime de ses idées fausses : pétrie de romans, de préjugés, incapable de croire à la réalité d’un sentiment qui s’exprimerait en dehors des formes les plus conventionnelles, exacerbée par la vie de province, si rétrécissante, elle sacrifie à ce qu’elle croit l’idéal toutes les autres valeurs, l’honneur, son enfant, et finalement sa vie. Le roman d’Emma est celui d’une femme qui s’est trompée, non d’une évaporée, d’une tête folle, veule et lâche. Si l’on osait risquer une comparaison, on l’assimilerait à la Camille d’Horace plutôt qu’à Phèdre.

Avec Marie Arnoux, Flaubert semble avoir tenté la contre-épreuve. C’est la femme de tous les refus, maîtresse de soi, de tout, à l’exception de son cœur. Nous ne savons si Flaubert lui a délibérément donné certains traits de la Présidente de Tourvel (17) (une juste à qui la grâce a manqué, grâce que Mme de Rosemonde appelait pourtant sur elle de toute sa ferveur) ; Mme Arnoux, elle, reçoit en toute occasion les grâces qui secondent sa vertu : le faux-croup de son enfant, qui lui fait renoncer à son rendez-vous avec Frédéric, l’apparition de Rosanette, surgie dans le moment que Frédéric la prend dans ses bras ; enfin, aux dernières pages du roman, quand Frédéric la soupçonne d’être venue s’offrir, et se détourne d’elle, par scrupule, par horreur d’une sorte d’inceste, par amour bourgeois de sa tranquillité. Mme Arnoux voit juste et droit, aspire à la vertu. Si son amour pour Frédéric, dont elle ne songe pas à rougir (les infidélités d’Arnoux ne lui ont-elles pas donné tous les droits ?), la conduit au bord de la faute, il ne se passe finalement jamais rien. A cette autre juste, la grâce n’a jamais été refusée. Ce pourrait être une héroïne cornélienne, à placer dans la lignée des Chimène et des Pauline ; ou mieux — car sa grâce, sa féminité, ses faiblesses aussi, la mettent à notre niveau — nous y verrions une héroïne racinienne qui aurait réussi. Réussi ? Oui, si c’est réussir que de raison garder ; car pour le reste . . . Emma meurt sans voir disperser sa maison au vent des enchères ; mais cette épreuve n’est pas épargnée à Mme Arnoux. Son déclin social s’amorce dès les premiers épisodes du roman. De faillite en banqueroute, et de poursuites en déconfitures, Arnoux devient, ô dérision, marchand d’objets pieux et sulpiciens ; Flaubert nous le montre vieilli, méconnaissable ; puis, réfugié en Bretagne, après la dernière tempête, malade ; mort enfin, à la dernière page, tandis que sa veuve vit à Rome, avec son fils, lieutenant de chasseurs (18). En fin de compte, les deux héroïnes ont été brisées par la vie, différemment sans doute, mais de manière tout aussi cruelle. Et la conclusion qui s’impose est pessimiste. En faisant varier les données du problème, à la façon de Stuart Mill, Flaubert montre que le dénouement ne varie pas, ou si peu … (19) A quoi aura-t-il servi à Marie Arnoux de rester vertueuse? Quelle joie aura retirée Emma de ses abandons ? Dans l’un et l’autre roman, une pluie de papiers timbrés, d’assignations, de protêts, s’abat sur l’un et l’autre ménage (20). Si Flaubert a écrit pour se guérir de sa mélancolie, la tristesse et l’amertume de ses dénouements tendent à montrer que ses efforts ont été vains.

Voilà pourquoi sans doute les deux œuvres sont tellement semblables, en dépit de leurs oppositions. Voilà pourquoi aussi, et non pas seulement faute d’imagination, Flaubert, par une pente semi-consciente de son inspiration, revient si fréquemment poser son pied dans les anciennes empreintes (21).

Et Frédéric ? demandera-t-on.

S’il est vrai, comme on l’a dit et redit, que le roman est l’histoire d’une génération en faillite, Frédéric est emporté dans le naufrage général, où ceux qui avaient entre vingt et vingt-cinq ans en 1848 perdirent leurs illusions, beau­coup leur travail et leur liberté, plusieurs même la vie. Ce n’est pas le lieu, ni le propos de cette étude, de s’interroger sur les motifs que donne Gustave Flaubert à cette générale déconfiture ; un tel sujet est d’une extrême complexité, et une réponse simple (donc simpliste) exposerait à de graves erreurs. Limitons-nous à Frédéric qui, on le sait, représente pour une bonne part Flaubert lui-même. II avait rêvé l’amour, la richesse, le pouvoir, et même la gloire littéraire. La dernière page du roman nous livre ce qu’il est demeuré de ces splendides illusions. « C’est là ce que nous avons eu de meilleur dans la vie ! », dit Frédéric à Deslauriers, faisant allusion à leur bordée d’écoliers en goguette dans la Maison Turque (22). Le pouvoir ? II en a rêvé, mais gratuitement en quelque sorte, sans jamais s’attacher sérieusement à le conquérir. Comme Flaubert, il éprouve d’ailleurs un certain détachement envers la politique, enclin à renvoyer finalement dos à dos le conservatisme imbécile des nantis et la stupidité des prolétaires [23}.

La gloire littéraire ? A mainte reprise, Flaubert rapporte les tentatives avortées de Frédéric : mélodrames, comédies, drames en plusieurs tableaux sur la Révolution Française, Histoire générale de l’esthétique, ouvrage sur la Renaissance, chroniques moyenâgeuses (24), sans parler de ses essais picturaux, de tout cela il ne reste rien.

La fortune ? L’oncle du Havre lui avait légué 27.000 livres de rente, ce qui est une fortune plus que coquette. Mais de mauvaises spéculations, ses générosités envers Arnoux, envers Rosanette, ne cessent d’écorner cette aisance. Un instant, pensant épouser Mme Dambreuse, il croit enfin tenir la richesse. Mais, par un sentiment de délicatesse, il rompt avec la veuve du banquier, qui, pour l’humilier ou pour le soumettre, a négocié, dans une vente publique, et malgré ses instances, l’achat d’un coffret d’argent ayant appartenu à Mme Arnoux, objet où s’attache le souvenir de ses premiers émois.

Il restait l’amour : celui qu’il inspire à Louise Roque demeure sans suite ; on a vu ce qu’il advient de sa liaison avec Mme Dambreuse ; c’est seulement avec la Maréchale qu’il reste uni trois ou quatre ans. Mais Rosanette est une femme vénale (la Vatnaz énumère, dans une tirade vengeresse, la liste de ses amants) ; l’enfant qu’elle lui donne meurt à quelques mois (25). Enfin, il rompt brutalement avec elle. Quant à Mme Arnoux, ce bel amour éclos le 15 septembre 1840, sur la Ville-de-Montereau, et qui jette ses derniers feux, en cette soirée de 1867, nous savons qu’il demeura chaste, soit du fait des circonstances, soit parce que Frédéric a été sa vie durant d’une incroyable réserve. En fut-il dans la vie comme dans le roman ? Flaubert n’a-t-il jamais soupiré que chastement pour Élisa ? Les recherches de Gérard Gailly et de René Dumesnil non seulement répondent par l’affirmative, mais encore fournissent de cette attitude d’Élisa Schlésinger des motifs qui sont restés inconnus de Flaubert, mais que l’écrivain pressent dans le roman (26). Certes les racontars de Du Camp, les commérages des deux Goncourt, tendent à accréditer cette opinion. Il y a aussi cette lettre de Flaubert à Mme Schlésinger : « Ma vie a été fort plate, et sage — d’actions du moins — … quant au dedans, c’est autre chose. Je me suis usé sur place… » (2 octobre 1856). Mais il est probable que Flaubert se défiait assez de Maxime Du Camp et des Goncourt pour éviter de s’épancher auprès de ces amis trop bavards. Il était d’ailleurs très secret, peu enclin à s’ouvrir de ses affaires de cœur (ce n’est point par lui que Paris apprit sa rupture avec Louise Colet). Du Camp et les Goncourt ont fort bien pu se méprendre, et interpréter comme l’aveu d’un échec (pire peut-être : les frères Goncourt ne reculaient pas devant les imputations les plus scabreuses) ce qui n’était que parfaite discrétion. Sa lettre, dont nous venons de reproduire un passage, exclut-elle nécessairement l’hypothèse de relations moins platoniques avec Élisa ? Rien n’est moins sûr. Flaubert était assez sujet au spleen, à l’ennui ; il est même possible qu’il en ait joué : il y a peut-être une certaine attitude littéraire dans sa lettre désenchantée. Enfin, il est infiniment probable que Maurice Schlésinger, non moins instable que Jacques Arnoux, son alter ego, et qui avait conservé sa nationalité allemande, ayant entraîné sa femme dans sa nouvelle résidence de Bade, Flaubert et Élisa se sont trouvés séparés par les circonstances : sa lettre pourrait faire allusion à l’impossibilité de se rejoindre pour les anciens amants. Rien ne permet donc d’affirmer que l’amour de Gustave et d’Élisa resta du domaine des affections idéales. Le roman ne reflète pas nécessairement la réalité ; il la transpose peut-être. Nous en avons une preuve dans la manière dont Flaubert fait de Frédéric un raté de la littérature. Or les efforts acharnés de Flaubert pour réaliser un petit nombre de chefs d’œuvres immortels, le romancier n’en a pas crédité Frédéric. Taine l’avait bien senti qui, peu après la sortie de l‘Éducation, écrivait à Gustave Flaubert : « Au total, la leçon est rude et bonne… Tout cela est de l’art objectif. N’écrirez-vous pas un jour votre conclusion, votre croyance de fond, celle que vous avez Justifiée par votre vie, en l’histoire d’une volonté infatigable et victorieuse ? » il est probable que Flaubert avait compris que, pour peindre en Frédéric un jeune homme aussi semblable que possible aux personnages falots de sa génération, il pouvait se choisir pour modèle, mais en s’amputant de tout ce qui était en lui exceptionnel, et en premier lieu de la réussite littéraire. Le personnage gagnait ainsi en universalité ce qu’il perdait en fidélité au modèle. Pourquoi ne pas supposer que Flaubert ait procédé pareillement en traçant la destinée sentimentale de son héros, et qu’il l’ait frustré d’un triomphe amoureux, que l’auteur a fort bien pu connaître ?

Au reste, ce problème intéresse la petite histoire, non l’histoire littéraire. Les deux romans, Madame Bovary et l’Éducation sentimentale, partent, nous l’avons dit, de deux formules opposées : il pouvait convenir au romancier de décrire dans le second roman une suite de renoncements, comme il avait décrit dans Emma Bovary la femme assoiffée de toutes les satisfactions de la chair et du cœur, et volant de plaisirs en plaisirs… jusqu’à la mort. Car la vie, celle de l’écrivain, comme celle des autres, que l’écrivain a côtoyés, peut bien servir de point de départ à la création romanesque, mais l’œuvre domine la vie la dépasse, et même la refaçonne. Ce n’est jamais dans la recherche de l’événement, quelque stimulante et affriolante qu’elle puisse être parfois, que doit se perdre l’étude littéraire.

P. S.

La nécessité de maintenir cette étude dans des limites susceptibles de la faire admettre (au prix d’artifices typographiques) dans le Bulletin des Amis de Flaubert sans déséquilibrer sa présentation, ni trop porter préjudice à ses autres collaborateurs, nous a contraint à donner la priorité au relevé comparatif qui la clôt, et que nous avons voulu aussi complet que possible. Les pages qu’on vient de lire ne visent à rien d’autre qu’à présenter ce relevé, et à indiquer les thèmes sur lesquels pourrait s’articuler une étude exhaustive, dont ce relevé serait le point de départ. Qu’on ne nous accuse pas d’avoir été incomplet ou superficiel. Une telle étude déborderait le cadre de notre revue, à laquelle nous exprimons notre reconnaissance pour avoir bien voulu accueillir ce travail, malgré l’abondance des articles qui attendent publication.

Roger Bismut

Athènes, juin 1971.

 

(1) Dans la remarquable édition qu’elle vient de donner chez Garnier, Cl. Gothot-Mersch (Madame Bovary, p. 461, p. 78) relève cette similitude.

(2) Frédéric Moreau confond souvent dans son esprit Rosanette et Mme Arnoux : « La fréquentation de ces deux femmes faisait dans sa vie comme deux musiques… pour l’offrir à l’autre » (E.S. I, pp. 177-178). D’autre part (et c’est plus grave), Flaubert lui-même s’y trompe en route pour les courses en compagnie de la Maréchale, Frédéric, « lui tenant toujours le poignet, appuya ses lèvres, entre le gant et la manchette ». (E.S., II, p. 2) ; or, à la fin du ¡roman, Mme Arnoux répond à Frédéric, qui lui demande comment elle a découvert son amour : « C’est un soir que vous m’avez baisé le poignet, entre le gant et la manchette ». (E.S., II, p. 267). Mme Arnoux aurait donc hérité des souvenirs de Rosanette !

(3) Cf.  Principe  de composition romanesque dans « Madame Bovary » article de Daniel Gallois, paru dans l’Information Littéraire (1962, n° 4, pp. 139-145).

(4) Le rose est la couleur mièvre par excellence, qui s’harmonise le mieux avec le  romantisme de pacotille d’Emma. Bournisien lui-même, pendant la maladie de sa pénitente, lui met entre les mains « des espèces de romans à cartonnage rose et à style douceâtre ». Plus tard. Léon lui apprêtera, dans la chambre du rendez-vous, des pantoufles de satin rose. Les différences entre Emma et Mme Arnoux, que nous signalons plus bas se notent jusque dans la couleur : les pantoufles que Frédéric achète à son intention  et qu’elle ne mettra pas  sont de satin bleu. N’est-ce pas dans une certaine mesure la teinte du renoncement ?

(5) Nous nous référons à l’édition originale de Madame Bovary (Paris, Michel Lévy 1857 en 2 tomes, mais avec pagination continue), et à l’édition dite définitive de l’Éducation sentimentale (Paris, Charpentier, 1925, en 2 volumes)

(6) Emma aussi rêve de se laisser emporter par le ténor Lagardy. A noter de plus les similitudes entre ce dernier et le chanteur-acteur de l’Éducation, Delmar.

(7) Dans « L’Art Romantique », article Madame Bovary par Gustave Flaubert (Club Français du Livre, Collection « Les Portiques », p. 1015).

(8) On savait depuis René Descharmes, Gérard-Gailly et René Dumesnil, que Louise Roque représente la petite Anglaise de Trouville, Gertrude Collier. Plus récemment Lucien Andrieu (Amis de Flaubert, décembre 1963), établit de façon difficilement réfutable que, Gertrude Collier ne pouvant être l’Anglaise des Mémoires d’un Fou (ce qu’avaient démontré Philip Spencer et C.-B. West), celle-ci a pour modèle une autre Anglaise, Caroline-Anne Heuland. Flaubert a pu, dès lors, à partir de ces deux jeunes filles, connues a six années d’intervalle façonner le personnage de Louise. Quant à Rosanette où René Dumesnil a reconnu (à juste titre d’ailleurs) des traits de Louise Pradier. On n’a pas pris assez garde à tout ce que le personnage doit à Louise Colet. Dans l’impossibilité d’entrer dans les détails nous renvoyons à notre série d’articles sur le Livre d’une génération en faillite, parus à Lisbonne dans le journal Rivages (numéros de 1952-54). Aussi bien Louise Roque que la Maréchale se rattachent donc à la vie sentimentale de Flaubert, mais non Mme Dambreuse.

(9) Pensées (éd. Brunschvicg, Hachette, s.d. p. 325).

(10) Il est notable qu’après avoir envisagé de les différencier nettement (cf. les divers scénarios), Flaubert les coule tous deux dans le même moule, d’une désolante banalité, favorisant ainsi une superposition de leurs images dans l’esprit d’Emma, et facilitant la translation de Léon à Rodolphe, puis de Rodolphe à Léon. Observons en outre que Flaubert ayant longtemps pensé à écrire un Don Juan, il a probablement, comme travail préparatoire, consulté toute sorte de documents se référant à cette légende. Motif supplémentaire de croire qu’il a lu les Âmes du Purgatoire, de Prosper Mérimée (nouvelle ayant précisément pour sujet D. Juan), et qu’au moment de peindre en Rodolphe un D. Juan Indigène, il a fait profiter son roman (Madame Bovary) de ses lectures. Cf. notre article Rodolphe, émule de D. Juan (Amis de Flaubert, avril 1963).

(11) « J’étais bien bon là-bas avec mes douleurs ! A peine si elle m’a reconnu ! Quelle bourgeoise ! ». (E.S., I, p. 135).  « C’est une imbécile, une dinde, une brute ! n’y pensons plus ! ». (E.S., I, p. 245).  « Eh bien ! va te promener ». (E.S., II, p. 172).

(12) Revue d’Histoire Littéraire de la France, juillet 1948.

(13) En ce qui concerne ce dernier roman, nous serions tenté de penser que Flaubert avait présent à l’esprit un épisode de Germinie Lacerteux, roman des Goncourt, paru en 1864, tandis que lui-même composait l’Éducation sentimentale : une visite de Germinie et de son amant Jupillon à la paysanne chez qui le couple a mis son enfant en nourrice (Germinie Lacerteux, Paris, Quantin, 1886, pp. 109-111).

(14) Dans la première partie du roman (pp. 92-93), Emma reçoit parfois la visite d’un bohémien, joueur d’orgue de barbarie, qui préfigure l’aveugle de l’Hirondelle : encore une preuve de la tendance de Flaubert a reprendre, dans ce roman de la monotonie et de la répétition, des scènes déjà esquissées dans des épisodes antérieurs. Dans le même ordre d’idées, relevons la similitude de composition dans la scène du cortège nuptial et celle du convoi funèbre d’Emma.

(15) La Genèse de Madame Bovary, par Claudine Gothot-Mersch, José Corti, éditeur. Paris, 1966.

(16) C’est au fond le parti de l’écrivain dans Madame Bovary. Cette phrase pourrait bien éclairer la formule célèbre autant qu’ambiguë : « Madame Bovary, c’est moi ! ». Se plonger dans la personnalité d’autrui, c’est, dans une certaine mesure, devenir autrui. Il n’est pas certain, en effet, que Flaubert ait cherché à s’objectiver dans Madame Bovary. Nous pensons plutôt que, cherchant à peindre quelqu’un qu’il n’était pas (ou qu’il avait cessé d’être) le romancier a cherché à s’identifier à elle, afin de la peindre de l’intérieur (« en plongeant… »). Sentir ce qu’elle sentait, et non lui faire ressentir ce qu’il sentait, tel nous semble en définitive avoir été son propos.

(17) Rapprocher par exemple Mme Arnoux (E.S., II, p. 83), tremblant de tous ses membres, et suppliant Frédéric de la laisser, et Mme de Tourvel (Liaisons, lettre XXIII) ; cf aussi lettre XCIX, où Valmont (dont Flaubert, curieusement, reprend le nom, à peine déformé, dans Passion et Vertu) adopte une attitude semblable à celle de Frédéric, telle que la décrit Flaubert : « Et Frédéric l’aimait tellement, qu’il sortit ». On rapprochera encore cette phrase : « se disant qu’on peut ressaisir une occasion, et qu’on ne rattrape jamais une sottise » (E.S., II, p. 86) de ce qu’écrit Mme de Merteuil à Valmont : « …de l’autre, je sais assez, quoi qu’on dise, qu’une occasion manquée se retrouve, tandis qu’on ne revient jamais d’une démarche précipitée » (Liaisons, lettre XXXIII).

(18) Les troupes françaises, en garnison à Rome pour protéger les états pontificaux, avaient évacué la ville en 1866, à la suite d’un accord avec le gouvernement italien. Elles y revinrent après la bataille de Mentana (3 novembre 1867), et y restèrent pour prévenir toute nouvelle incursion des Italiens contre la Ville du Pape. La défaite de Sedan entraîna leur départ définitif.

(19) Dans Madame Bovary même, on relève un procédé symétrique : dans une certaine mesure, l’échec d’Homais auprès de l’aveugle reprend celui de Charles avec Polyte. Mais Charles se perd à ses propres yeux, aux yeux d’Emma et de sa clientèle yonvillaise. L’échec d’Homais, habilement travesti, le conduit… à la croix d’honneur.

(20) A un moindre degré que Balzac, Flaubert eut aussi l’obsession des dettes. Et c’est peut-être un exploit d’huissier qui fut la cause directe de sa mort. Empruntons ces lignes à un article de Lucien Andrieu sur « Les Maisons de la famille Flaubert dans la région rouennaise » (Amis de Flaubert, mai 1967, p. 14) : « Le jour de la mort de Flaubert, Charles Lapierre, venant s’incliner devant le corps, de son œil exercé de journaliste, remar­qua sur la table de travail de l’écrivain, un papier bleu d’assignation grand ouvert. Était-ce l’obligation de vendre Croisset, choc qui a tué l’écrivain ? Nous ne le saurons sans doute jamais. La menace, qui depuis tant d’années l’angoissait, fut mise à exécution peu après le grand départ.

(21) Un autre facteur ne peut être négligé : dans l’Éducation, et dans Madame Bovary (comme dans la plupart de ses autres romans, et jusque dans ses écrits de jeunesse et dans sa correspondance, dans ses carnets de voyages eux-mêmes), Flaubert épingle la bêtise humaine avec une minutie et une joie d’entomologiste. Il a dressé le catalogue alphabétique des lieux communs, clichés, truismes, où se complaît le Bourgeois: c’est le Dictionnaire des Idées Reçues. Nous avons (Amis de Flaubert, décembre 1964) dressé une liste longue, et d’ailleurs incomplète, des traces du Dictionnaire dans Madame Bovary. Deux ans plus tard, Mlle Léa Caminiti, dans une édition du Dictionnaire (Paris, Nizet, 1966) consacre un fragment important de son ouvrage aux Idées reçues dans l’œuvre de Flaubert, avec d’abon­dantes citations de l’Éducation Sentimentale. Relevons encore un très intéressant article de Jacques Douchin : « La satire du style prudhommesque dans la correspondance de Flaubert ». (Amis de Flaubert, décembre 1964, p. 13-23), qui recoupe nos propres observations. Il y a donc là un motif supplémentaire de découvrir sans surprise des parentés entre Madame Bovary et l’Éducation : le dictionnaire, non édité, non achevé, mais en perpétuelle gestation, est alors la source commune.

(22) Cette maison inspirera Maupassant à deux reprises, puisqu’il écrira en 1875, et fera jouer devant Gustave Flaubert, une pochade fort leste, intitulée justement A la feuille de rose, maison turque, et que l’une de ses meilleures nouvelles, la Maison Tellier, reprendra textuellement des expressions tirées de cet épisode de l’Éducation.

(23) Flaubert affectera lui-même cette impassibilité (bien qu’il soit regrettable qu’il n’ait vu dans les insurgés de février 1848 que des galériens et des prostituées, et dans le meilleur des cas, des faces hilares et stupides, des maçons couverts de plâtre, et des héros qui ne sentent pas bon ; Dussardier lui-même, sans cesse qualifié de brave garçon, toujours fondant de tendresse, apparaît comme quelque peu godiche, jusqu’aux jours de la Commune, où, hérissé de haine contre les partageux, il déblatérera contre les vaincus de mai 1871, dans un style digne, hélas, de M. Homais, ou, ce qui ne vaut guère mieux, du terrien solognot Eugène Labiche. Sous la menace, la fibre du propriétaire s’était émue ; alors furent balayées en lui toutes apparences de neutralité. Au reste, si certaines pages de l’Éducation sentimentale disent l’horreur du romancier pour la répression de Cavaignac, après les journées de juin 1848, une phrase du roman ne peut manquer de laisser rêveur : « Enfin, la République me paraît vieille. Qui sait ? Le Progrès, peut-être, n’est réalisable que par une aristocratie, ou par un homme ? L’initiative vient toujours d’en haut ! Le peuple est mineur, quoi qu’on prétende ! » (E.S., II, p. 204). Le Prince-Président, futur Napoléon III, ne parlait pas différemment en ce temps-là, ni, près d’un siècle plus tard, le Maréchal. Enfin, il semble bien que Flaubert soit tout à fait sérieux lorsqu’il écrit à Louis Bouilhet (17 septembre 1855) : « J’ai appris avec enthousiasme la prise de Sébastopol, et avec indignation le nouvel attentat dont un monstre s’est rendu coupable sur la personne de l’Empereur. Remercions Dieu qui nous l’a encore conservé pour le bonheur de la France ». (C’est nous qui soulignons).

(24) Ce sont là les genres dans lesquels Flaubert adolescent s’était lui-même essayé. Cf. Œuvres de Jeunesse, Conard, 1910, 3 vol.

(25) Il y a aussi dans Germinie Lacerteux (1864), la mort d’un enfant de quelques mois. D’autre part, les illusions que Frédéric nourrit sur ce fils, qui meurt en bas-âge, rappellent quelque peu celles d’Emma enceinte et rêvant d’un fils qui la vengera de la médiocrité de Charles. Emma et Frédéric (et Flaubert !) ont en commun une inépuisable faculté de rêve : c’est par là peut-être que Mme Bovary serait Flaubert.

(26) Cf. L’Éducation sentimentale, dans « Les Textes Français », Collection des Universités de France (Paris, « Les Belles-Lettres »), Introduction de René Dumesnil, Tome I, pp. XXVII -XXXIII.