Réminiscences de L’Éducation Sentimentale dans l’Œuvre d’Émile Zola

Les Amis de Flaubert – Année 1972 – Bulletin n° 41 – Page 34

 

Réminiscences de L’Éducation Sentimentale

dans l’Œuvre d’Émile Zola

Un certain nombre de critiques se sont récemment intéressés à L’Œuvre d’Émile Zola et ils ont tout naturellement porté leur attention vers les ouvrages qui avaient pu contribuer à l’élaboration de ce roman, en influençant, voire en suscitant, certains aspects du livre. P. Brady, en particulier (1) cite parmi les sources probables L’Éducation Sentimentale : il analyse le rôle joué par le personnage de Pellerin, peintre sans talent, peintre raté ; il mentionne la scène au cours de laquelle celui-ci fait le portrait de l’enfant mort de Frédéric et de Rosanette. Il souligne que Claude Lantier, dans L’Œuvre, sera lui aussi un peintre manqué et qu’on retrouvera dans ce roman le thème du portrait de l’enfant mort. P. Brady fait remarquer certaines différences importantes ; Claude a du génie, au contraire de Pellerin, et c’est son orgueil qui le fait échouer ; et c’est Claude lui-même qui fait le portrait de son propre enfant dans une scène dont l’atmosphère est très différente de celle que présentait Flaubert. Il est vrai toutefois que Zola, sur ces deux points, a pu se souvenir de L’Éducation Sentimentale. Mais à la lecture de L’Œuvre d’autres réminiscences apparaissent et il peut sembler nécessaire de les analyser. Elles n’étonneront pas, puisqu’on connaît l’admiration que Zola vouait à Flaubert, mais elles permettront de rendre compte de la dette immense que tout le roman postérieur a contractée envers L’Éducation Sentimentale.

Le projet même des deux livres est susceptible d’être comparé. On sait que Flaubert voulait faire « l’histoire morale des hommes de sa génération… un livre de passion telle qu’elle peut exister maintenant, c’est-à-dire inactive », (2) le constat d’un échec tant sur le plan individuel que sur le plan collectif. Les Fruits Secs, est-il besoin de le rappeler, était un des titres qu’aurait pu porter L’Éducation Sentimentale. Zola de son côté, lorsqu’en 1886, il entreprend l’ébauche de L’Œuvre, traverse une crise de profond pessimisme qui tient à de multiples causes : il vient de voir mourir des maîtres très chers, Flaubert et Wagner ; il met en doute parfois la science et le progrès et il ressent très profondément ce que certains ont appelé la crise d’une fin de siècle. Après le cri d’espoir des dernières pages de Germinal publié l’année précédente, L’Œuvre est un roman sombre, désenchanté, un roman de l’échec. Bongrand, image vieillie de Zola, le souligne sur la tombe de Claude : « Je crève de tristesse et je sens tout qui crève… Ah ! oui, l’air de l’époque est mauvais, cette fin de siècle encombrée de démolitions, aux monuments éventrés, aux terrains retournés cent fois, qui tous exhalent une puanteur de mort ! » (Chap. XII). Et Claude est présenté lui aussi comme un « fruit sec » : « et il ne laisse rien — absolument rien, pas une toile… Oui, c’est bien un mort, un mort tout entier que l’on va mettre dans la terre ! » Mais si Flaubert et Zola se retrouvent, pour des raisons différentes dans un pessimisme plus radical chez l’un, plus nuancé chez l’autre, cela ne saurait suffire pour que l’on parle de réminiscences d’un roman à l’autre. On peut dire, en effet, que le thème des désillusions, d’abord essentiellement romantique, est un lieu commun du roman du XIX’ siècle : rappelons Illusions Perdues et Dominique. A la limite, le fait que Zola présente deux amis, Claude et Sandoz, comme Flaubert mettait en scène Frédéric et Deslauriers, pourrait être considéré comme un souvenir du couple contrasté que forment, chez Balzac, David Séchard et Lucien de Rubempré.

Toutefois, il apparaît que la présentation des deux héros de L’Œuvre, leur psychologie, leurs rapports, rappellent par bien des aspects ceux de Frédéric et de Deslauriers. (Soulignons pourtant une différence essentielle : si Zola est à la fois Claude et Sandoz — ce qui fait dire aux Goncourt dans leur Journal à la date du 5 avril 1886 : « Le trouver dans un seul roman, fabriquant de sa personnalité deux individus, Claude et Sandoz, c’est trop ! » Flaubert est bien Frédéric mais n’est aucunement Deslauriers). Frédéric et Deslauriers se sont connus au collège. Deslauriers a quinze ans, Frédéric en a douze : « D’ailleurs mille différences de caractère et d’origine les séparaient ». On se rappelle que c’est au milieu de la malveillance des autres, et plus précisément au cours d’une bataille de collégiens, que l’amitié se lie (1ère partie, chap. 2). Or Zola raconte ainsi la naissance de l’amitié entre Claude, Sandoz et Dubuche (dont le rôle restera secondaire) : « Venus de trois mondes différents, opposés de nature, nés seulement la même année, ils s’étaient liés d’un coup et à jamais, entraînés par des affinités secrètes, le tourment encore vague d’une ambition commune, l’éveil d’une intelligence supérieure, au milieu de la cohue brutale des abominables cancres qui les battaient ».

Frédéric et Deslauriers rêvent, et leurs rêves se complètent et s’opposent. « Ils parlaient de ce qu’ils feraient plus tard lorsqu’ils seraient sortis du collège ». (1ère partie, chap. 2). Lorsqu’ils sont réunis à Paris, ils poursuivent leurs projets. « Deslauriers ambitionnait la richesse, comme moyen de puissance sur les hommes. Il aurait voulu remuer beaucoup de monde, faire beaucoup de bruit… Frédéric se meublait un palais à la moresque, pour vivre couché sur des divans de cachemire »… (1re partie, chap. 5). Ainsi, Deslauriers rêve d’action, Frédéric d’une vie facile, oisive, même passive. Dans L’Œuvre Sandoz et Claude ont aussi de l’ambition, mais Sandoz sera nettement présenté comme plus actif, plus énergique que Claude qui ne parvient pas à réaliser ce dont il a rêvé. Dans ces deux couples d’amis similaires, si Frédéric ne ressemble pas à Claude, Sandoz fait parfois songer à Deslauriers.

Leurs adolescences se ressemblent et ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard si l’on retrouve dans L’Œuvre, comme dans L’Éducation Sentimentale, le procédé quelque peu plaqué du retour en arrière au début du roman. C’est au chapitre 2 de la 1ère partie de L’Éducation Sentimentale que Frédéric et Deslauriers évoquent leur jeunesse ; c’est au chapitre 2 de L’Œuvre que Claude et Sandoz, dans l’atelier du peintre, rappellent leur passé : « Les souvenirs étaient lâchés !… Ah ! l’heureux temps et quels rires attendris au moindre souvenir ! » Ces deux scènes similaires donnent aux deux œuvres une tonalité nostalgique : « Le meilleur est déjà derrière eux ».

Monotonie de la vie de collège, routine, enlisement, sont des thèmes trop communs pour qu’on puisse parler de réminiscences sur ce point. Toutefois, dans l’un et l’autre roman, la promenade « hors du collège » est évoquée de façon étrangement semblable : on lit dans l’Éducation Sentimentale 1ère partie, chap. 2 ; « Les jours de promenade, ils se rangeaient derrière les autres et ils parlaient interminablement » ; et, plus loin : « Les soirs d’été, quand ils avaient marché longtemps par les chemins pierreux, au bord des vignes ou sur la route en pleine campagne…, ils s’étendaient sur le dos, étourdis, enivrés… On s’en revenait en suivant les jardins que traversaient de petits ruisseaux, puis les boulevards ombragés par les vieux murs… et ils étaient tristes comme après de grandes débauches ». Dans L’Œuvre, Claude et Sandoz rappellent « les belles journées de plein air et de plein silence qu’ils avaient vécues là-bas, hors du collège », les promenades au bord de la Viorne « ruissellement d’eau pure ». Leurs yeux se mouillaient au souvenir de ces débauches de marche. Ils revoyaient les routes blanches, à l’infini, couvertes d’une couche de poussière « … et, à chaque retour, une douloureuse hébétude de fatigue ». L’atmosphère est la même : fraîcheur de la campagne, du ruisseau, sensation d’enivrement et de débauche. D’autre part, la « fièvre de littérature et d’art » qui s’empare de Claude et de Sandoz et les pousse à aimer indifféremment tous les romantiques, Musset, Hugo, « l’excellent et le pire », rappelle les enthousiasmes de Frédéric : « Il estimait par-dessus tout la passion : Werther, René, Franck, Lara, Lelia et d’autres, plus médiocres, l’enthousiasmaient presque également ». (1 ère partie, chap. 2.)

Enfin, il est remarquable que Zola, après Flaubert (ou d’après Flaubert), présente sur un mode ironique et indulgent les premiers désirs amoureux de ses personnages. Qu’on se rappelle l’épisode de la Turque qui termine L’Éducation Sentimentale : « Frédéric et Deslauriers, s’étant fait préalablement friser…, se glissèrent chez la Turque en tenant toujours leur gros bouquet » et… s’enfuirent. Une scène aussi cocasse est narrée par Zola (Chap. 2) : « Leur seule aventure galante les égayait encore tant elle leur semblait sotte : des sérénades de cacophonie affreuse, effarant les bourgeois du quartier jusqu’au soir mémorable où les parents révoltés avaient vidé sur eux tous les pots à eau de la famille ». L’aventure est sans doute un peu différente, mais l’attendrissement ironique est le même.

On pourrait ajouter enfin que Zola a repris à Flaubert, mais sans le développer, le thème des heurts qui naissent entre l’amour et l’amitié. L’Éducation Sentimentale entrelace les variations de ces sentiments. Lorsque Frédéric aime, il oublie ou néglige Deslauriers (ainsi dans la 1ère partie, chap. 4, il regagne, tout plein de la pensée de Mme Arnoux, la chambre où l’attend Deslauriers : « Il entendit quelqu’un qui ronflait dans le cabinet noir près de la chambre. C’était l’autre. Il n’y pensait plus. »). Il retourne à lui lorsque sa passion commence à s’éteindre. De multiples interférences sont ainsi créées et Zola semble s’en être souvenu lorsqu’il montre comment Claude, amoureux de Christine, se coupe de ses amis ; le séjour à Bennecourt qui coïncide avec l’apogée de la passion pour Christine, est aussi, du moins jusqu’à la visite de Sandoz, une défaite de l’amitié.

L’amitié joue d’ailleurs, dans L’Œuvre, un rôle important et plus particulièrement l’idée du groupe d’amis, des transformations de leurs rapports selon la durée du roman. Et l’on remarquera là encore des analogies assez frappantes. L’Éducation Sentimentale présente plusieurs scènes qui se correspondent ou se reprennent et dans lesquelles apparaissent les amis de Frédéric : dans la première partie, ce sont des réunions chez Frédéric lui-même : « Il imagina de réunir leurs amis communs une fois la semaine » (1ère partie, chap. 5). L’atmosphère y est heureuse, véritablement amicale : « Tous sympathisaient, […] tous étaient heureux » Puis Frédéric, après un exil de deux années à Nogent, hérite et revient à Paris. Il invite ses amis à pendre la crémaillère ; alors des discordances apparaissent entre un Frédéric « embourgeoisé » et un Sénécal âpre et envieux : « Ils arrivèrent à l’agacer tellement qu’il eut envie de les pousser dehors par les épaules » (2ème partie, chap. 2) ; lorsque Frédéric reste seul à l’issue de cette soirée, Flaubert note : « Il pensait à ses amis et sentait entre eux et lui comme un grand fossé plein d’ombre qui les séparait ». Enfin, à la veille de la Révolution de 1848, Dussardier réunit ses amis pour un punch ; il a tout mis en œuvre pour faire renaître l’atmosphère heureuse d’autrefois, mais, très vite, Deslauriers et Sénécal s’opposent, récriminations et amertumes se font jour malgré la bonne volonté de Dussardier : « Le pauvre garçon était heureux et dit que ça lui rappelait leurs petites séances d’autrefois, au quai Napoléon ; plusieurs manquaient cependant ».

Ainsi, si l’on ne tient pas compte du repas chez Cisy qui ne réunit pas tous les amis, nous trouvons trois soirées qui reprennent, en le dégradant peu à peu, le thème de l’amitié. Or, on trouve dans L’Œuvre trois soirées similaires chez Sandoz, aux chapitres 3, 7 et 11 (répartition régulière qui n’est pas sans rappeler celle des trois soirées dans L’Éducation Sentimentale). Dans la première soirée, rue d’Enfer, Sandoz et ses amis, réunis dans un modeste logement, sont à l’unisson : « Tous divaguaient, grisés de paroles », et Claude se dit : « exalté par cette bonne journée de camaraderie ». Au chapitre 7, Sandoz, dont la situation sociale s’est améliorée, habite aux Batignolles un petit pavillon : « Immuable, il recevait toujours les camarades une fois par semaine…, il gardait son jour, ce jeudi qui datait de sa sortie de collège, au temps des premières pipes ». Sans doute, Claude, qui revient de son long séjour à Bennecourt (comme Frédéric revenant de Nogent) est-il sensible à la « bonhomie heureuse de la réunion », mais il est aussi plus apte à saisir, après cette longue absence, les oppositions et les heurts : « Ils étaient autres, pourtant ; il les sentait changés… il les voyait à part, étrangers, bien qu’ils fussent coude à coude trop serrés autour de cette table ». Seul, Sandoz (comme Dussardier chez Flaubert) y croit encore : « entêté dans ses habitudes de cœur », car « un rêve d’éternelle amitié l’immobilisait ». La soirée s’attriste, s’enlise, et Zola écrit : « Claude sentit nettement quelque chose se rompre…, la fissure était là, la fente à peine visible, qui avait fêlé les vieilles amitiés jurées et qui devait les faire craquer un jour en mille pièces ». Ce jour arrive au chapitre 11 : Sandoz est riche : « L’appartement de la rue de Londres prenait un grand luxe, à côté de la petite maison bourgeoise des Batignolles ; et lui restait immuable ». Dubuche, dont les retards autrefois faisaient rire ses amis, se décommande, Fagerolles s’excuse, tous se querellent, se déchirent : « C’était le sauve-qui-peut, les derniers liens qui se rompaient… », et lorsque cette pénible soirée se termine enfin, Sandoz lui-même doit reconnaître « cette banqueroute du cœur » et il confie à son épouse Henriette : « Tu as raison…, nous ne les inviterons plus à dîner ensemble, ils se mangeraient ».

Il paraît donc évident que Zola a repris à Flaubert non seulement le thème de la dégradation de l’amitié, mais surtout le procédé qui consiste à superposer des scènes du même genre pour créer des effets de correspondance et suggérer ainsi la durée romanesque.

Mais si les réminiscences sont frappantes au niveau des personnages, elles paraissent aussi très importantes au niveau de la description. Cela ne signifie pas, certes, que le style de Zola dans L’Œuvre ressemble à celui de Flaubert dans L’Éducation Sentimentale, encore que certaines images, certains rythmes, puissent être comparés. Ainsi la description des Champs-Élysées vus des Tuileries, au chapitre 3 de L’Œuvre rappelle nettement la peinture des voitures roulant sur les mêmes Champs-Elysées dans L’Éducation Sentimentale (2e partie, chap. 4). Flaubert écrit : « Puis tout se remettait en mouvement… Les chevaux, animés, secouant leurs gourmettes, jetaient de l’écume autour d’eux ; et les croupes et les harnais humides fumaient dans la vapeur d’eau que le soleil couchant traversait… ». L’avenue est pareille à un fleuve où ondulaient des crinières, des vêtements, des têtes humaines », « les arbres tout ruisselant de pluie se dressaient, comme deux murailles vertes. » Zola écrira : « La belle journée s’achevait dans un poudroiement glorieux de soleil… entre les deux bordures vertes des contre-allées… Un double courant de foule, un double fleuve, troublait, avec les remous vivants des attelages, les vagues fuyantes des voitures que le reflet d’un panneau, l’étincelle d’une vitre de lanterne, semblait blanchir d’écume ».

L’essentiel, pourtant, n’est pas là, ni même dans le fait que, les deux romans se situant surtout à Paris, certaines descriptions de la capitale puissent être rapprochées. Ce qui est remarquable, c’est que Zola utilise après Flaubert et, encore une fois, sans doute d’après lui, le thème de la marche, de l’errance dans Paris : la ville est ainsi perçue par un homme « en mouvement ». C’est Frédéric, ivre du souvenir de Mme Arnoux, marchant à travers Paris : « battant le sol du talon, en frappant avec sa canne les volets des boutiques, il allait toujours devant lui, au hasard, éperdu, entraîné » (1ère partie, chap. 4). Ce seront Claude et Christine, se promenant le long des quais : « Cette promenade sans cesse répétée, cette marche lente sur le même trottoir, du côté de l’eau, avait pris un charme infini, une jouissance de bonheur telle qu’ils ne devaient jamais en éprouver de plus vive ». C’est Frédéric courant à travers Paris, de café en restaurant, pour retrouver Regimbart qui doit lui donner l’adresse de Mme Arnoux (2e partie, chap. 1) ; ce sera Claude traversant toute la ville pour trouver, enfin, après bien des déconvenues, un ami avec lequel il pourra passer la journée (chap. 3). La ville ainsi parcourue nous apparaît sous des angles divers, et la description sans cesse reprise s’enrichit à l’infini.

Enfin, et surtout, la Seine joue dans les deux romans un rôle fondamental. On sait la place que tient ce fleuve dans L’Éducation Sentimentale, puisque les lieux essentiels de l’action du roman, Paris, Nogent, Saint-Cloud, sont tous situés sur ses rives. Comme l’a montré M. B. Masson (3) : « La Seine traverse d’un bout à l’autre L’Éducation Sentimentale et le roman peut être lu comme un véritable cycle de la Seine… La Seine baigne le mouvement même du roman, il est impossible que les êtres et les choses n’en soient pas plus ou moins imbibés ». Or, L’Œuvre a pu être définie de façon certes péjorative, comme « un immense rabâchage autour de la Seine ». Cette formule souligne l’importance essentielle que joue ce fleuve dans le roman, aussi fondamentale que chez Flaubert : c’est la Seine vue à Paris, mais aussi à la campagne : Bennecourt. Le roman s’ouvre sur une description de la Seine sous l’orage (chap. 1) ; Claude et Christine font, le long des quais, d’interminables promenades (chap. 4) ; enfin, Claude choisit la cité comme sujet de son grand tableau. A Bennecourt, d’autre part, ce sont de longues promenades en canot, ou à pied, le long des berges (qui rappellent les promenades de Frédéric à Nogent) des « études » que fait Claude au bord de l’eau.

Cette présence obsédante du fleuve dans les deux romans revêt, en deux occasions au moins, la même signification. La Seine est d’abord le lieu des mirages et des fantasmes, l’élément qui fait basculer de la réalité dans le rêve et confond l’imaginaire et le réel : Dans L’Éducation Sentimentale (1 ère partie, chap. 4) Frédéric quitte Mme Arnoux, exalté de la simple poignée de main qu’elle lui a donnée : « Un air humide l’enveloppa ; il se reconnut au bord des quais… Des édifices, que l’on n’apercevait pas, faisaient des redoublements d’obscurité, un brouillard lumineux flottait au-delà, sur les toits… A l’horloge d’une église, une heure sonna, lentement, pareille à une voix qui l’eût appelé ». Or, dans L’Œuvre (chap. 11), Zola décrira ainsi la Seine une nuit d’hiver : « Les quais se déroulaient, avec leur double rang de perles lumineuses…, des masses confuses de monuments et de bâtisses qui se perdaient ensuite, en un redoublement d’ombre ». Et, un peu plus loin : « Il était venu, appelé par elle, et il ne la voyait pas au fond des ténèbres ». Dans les deux cas, la Seine joue le même rôle. Elle suscite « un frisson de l’âme ». Elle est un « appel », elle arrache l’être humain à lui-même.

La Seine représente, d’autre part, dans les deux œuvres la possibilité d’en finir avec la vie, la tentation du suicide. Flaubert esquisse le thème : Frédéric traverse depuis plusieurs mois une période sombre, fréquentant sans espoir Mme Arnoux ; il vient de passer à l’Alhambra avec Deslauriers une soirée décevante ; resté seul, « il vagabonda dans les rues… et, à moitié endormi, mouillé par le brouillard et tout plein de larmes, se demanda pourquoi n’en pas finir ? Rien qu’un mouvement à faire ! le poids de son front l’entraînait ; il voyait son cadavre flottant sur l’eau. Frédéric se pencha. Le parapet était un peu large et ce fut par lassitude qu’il n’essaya pas de le franchir. Une épouvante le saisit » (1ère partie, chap. 6). Dans L’Œuvre, Claude, revenu une fois de plus devant la cité fantastique, est tenté de se tuer, et Zola écrit : « Il regardait toujours, envahi peu à peu par le grand ruissellement de la rivière dans la nuit… Et le gros bruit triste du courant l’attirait, il en écoutait l’appel, désespéré jusqu’à la mort. Christine, cette fois, sentit, à un élancement de son cœur, qu’il venait d’avoir la pensée terrible » (chap. 11). Les deux atmosphères sont similaires : nuit, anéantissement, lassitude, « l’épouvante » qui saisit Frédéric, la « pensée terrible » qui s’empare de Claude. Ces rapprochements ne sont d’ailleurs que partiels et l’on pourrait tenter une analyse comparée du rôle joué dans les deux romans par le thème de l’eau.

Finalement, il ne semble pas déplacé de parler de réminiscences et nous avons tenté de montrer comment les thèmes des souvenirs d’adolescence, de l’amitié, de Paris et de la Seine, présentaient dans les deux romans des similitudes troublantes. Peut-on aller plus loin et penser que Zola a volontairement repris certains aspects de l’Éducation Sentimentale ? Il faut rappeler d’abord que la mort de Flaubert, le 8 mai 1880, a profondément ému Zola ; il écrit le 9 mai, à Céard : « Je suis idiot de chagrin… Décidément, il n’y a que tristesse et rien ne vaut la peine qu’on vive ». En 1881, il consacre à Flaubert, dans Les Romanciers Naturalistes, une longue étude fort élogieuse. Et on peut penser que parmi les modèles du personnage de Bongrand dans L’Œuvre, Flaubert a tenu une certaine place. On sait enfin que la scène des obsèques de Claude, scène à la fois sombre et dérisoire, doit beaucoup au souvenir de l’enterrement de Flaubert. Ces différents faits montrent nettement que Zola, en ces années où il songe à L’Œuvre, tourne fréquemment sa pensée vers l’œuvre de Flaubert. On connaît, d’autre part, la grande admiration de Zola pour Flaubert, et particulièrement pour L’Éducation Sentimentale. Il fut l’un des seuls à accueillir favorablement le roman à sa publication, à en reconnaître le mérite et la nouveauté, comme l’atteste l’article qu’il lui a consacré dans La Tribune le 28 novembre 1869. L’insuccès du livre, sans doute peu lu pendant toute la fin du XIXe siècle, joint à l’estime que lui portait Zola, l’a-t-il conduit à en reprendre — dirons-nous à en plagier — plusieurs aspects ? Il serait présomptueux de l’affirmer, mais l’on pouvait du moins légitimement poser la question.

 

D. Gerlaud. (Bihorel-lès-Rouen)

Professeur au lycée Jeanne-d’Arc de Rouen

(1) Patrick BRADY — L’Œuvre, d’Émile Zola — Roman sur les arts. Droz 1968

(2) Flaubert — Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie. 6 octobre 1864.

(3) B. Masson — L’eau et les Rêves dans L’Éducation Sentimentale (Europe

— Septembre-Octobre-Novembre 1969 – P. 82-100).