Sur les pieds-bots

Les Amis de Flaubert – Année 1973 – Bulletin n° 43, page 46

 

Sur les pieds-bots

Nous avons retrouvé dans le Journal de Rouen cet article paru en 1838 alors que Flaubert avait 17 ans.

Difformités des extrémités inférieures

connues sous le nom de pieds-bots

Le Journal de Rouen a déjà plusieurs fois entretenu ses lecteurs des guérisons surprenantes obtenues par M. le docteur Vincent Duval, de Saint Maclou, près Pont Audemer, présentement directeur des traitements orthopédiques des hôpitaux de Paris.

Depuis le 23 octobre 1825, époque où il pratiqua sa première opération de pied-bot, jusqu’à ce jour, il compte plus de quatre-vingts cas de succès, sans un seul d’insuccès.

Loin de faire, dans des vues d’intérêt personnel, un mystère du procédé opératoire que son génie chirurgical lui avait suggéré, cet habile chirurgien n’a cessé en quelque sorte, à rendre ce procédé populaire. Les médecins les plus distingués de la capitale et les plus célèbres professeurs de la Faculté ont été admis dans l’établissement qu’il dirige, allée des Veuves, aux Champs-Élysées. L’auteur des Phlegmasies Chroniques, lui-même, le savant et judicieux Broussais, après avoir vu M. le docteur Duval pratiquer plusieurs opérations de pieds-bots avec cette aisance, cet aplomb et cette dextérité qui lui sont tout particuliers, s’écria, en lui serrant la main : « C’est bien là l’une des plus belles, comme des plus positives découvertes du siècle ».

Le 14 juin dernier, un candidat en médecine, M. Pivin, de Pont Audemer, ayant choisi pour thèse, sous l’inspiration de M. Duval, la section du tendon d’Achille comme moyen curatif des pieds-bots, l’a soutenue de manière à mériter et à obtenir le titre de docteur.

Dans sa dissertation, ce jeune médecin commence par décrire les quatre grandes variétés de pieds-bots : 1° déviation du pied en haut ; 2° déviation du pied en bas ; 3° déviation latérale en dedans ; 4° déviation latérale en dehors ; 5° enfin des difficultés mixtes, c’est-à-dire participant de deux de ces états. Il donne ensuite la description du procédé opératoire de M. Vincent Duval. Ce praticien, dit-il, a toujours soin de conserver intactes la peau et les lames membraneuses du tissu cellulaire sous-cutané dont est recouvert le tendon. Sa section (du tendon) a lieu en trois ou cinq secondes, sans effusion de sang, ni sentiment de douleur que celui pratiqué par la douleur autre que celui produit par la piqûre d’une épingle ou par un léger pincement. Ce pincement résulte de la pression exercée par la main qui tient le pied et se porte dans la flexion… « Les malades, dans la plupart des cas n’ont pas le temps de s’apercevoir de l’opération. Quelques heures après la section, la nature travaille à secréter la substance intermédiaire qui doit réunir les deux bouts du tendon coupé. L’organisation de ce tissu de nouvelle formation est bientôt aussi solide que le tendon lui-même, dont il ne diffère, selon les expériences que M. Duval a faites sur les animaux, que par sa couleur moins blanche et par un peu moins d’épaisseur.

M. Pivin, dans sa thèse, donne, en outre, une note statistique de soixante sujets opérés et guéris par M. le docteur Duval ; il résulte de cette note statistique que la section du tendon qui, certes, ne mériterait pas le nom d’opération, si on ne considérait que le peu de temps qu’elle exige et que la faible douleur qu’elle occasionne, il en résulte, disons-nous, que la section du tendon d’Achille, comme moyen curatif des pieds-bots, peut s’étendre à toutes les variétés de ces difformités et à presque tous des âges. Cependant, le plus âgé des sujets que M. Duval a eu occasion d’opérer avait quarante et un ans et le plus jeune comptait à peine six mois.

M. Pivin, qui sait apprécier l’aphorisme Ars médica tota in observationibus, termine sa dissertation en relatant plusieurs observations titrées de la pratique de notre habile compatriote, M. le docteur Duval. L’une de ces intéressantes observations concerne un de nos concitoyens, M. Jules Lamer, de Rouen, rue Beauvoisine, n° 166. Nous croyons n’être point désagréables à nos lecteurs en consignant ici cette observation telle qu’elle se trouve indiquée dans sa thèse, page 17 :

                                    Equin-Varus.

Jules Lamer, de Rouen, rue Beauvoisine, n° 166, fils et frère de pharmacien, âgé de dix-huit ans, est né très chétif, avec tout le côté droit paralysé. Dès le moment de sa naissance, on ne pouvait ramener le pied à angle droit avec la jambe. La difformité est restée stationnaire jusqu’à l’âge de deux ans et demi, époque où le jeune infirme voulut essayer de se tenir droit sur ses membres abdominaux ; alors le talon se releva et ne pouvait toucher le sol qu’avec les orteils et les articulations métatarso – phalangiennes, le cou-de-pied sur une ligne antérieure à ces articulations. Jusqu’à l’âge de cinq à six ans, la difformité fut celle qui constitue le pied-bot équin simple, mais à cet âge, le corps de l’enfant devenant plus pesant, le pied, dont toutes les articulations s’étaient affaiblies par l’état paralytique, commença à se dévier en dedans, déviation qui a toujours augmenté et qui aujourd’hui forme un beau modèle de pied-bot équin-varus. Voici l’état du pied lorsque M. Duval a été consulté dans les premiers jours du mois de mai de cette année 1837 : lorsque le malade était debout, le talon était relevé de quatre pouces, et tout le pied dirigé horizontalement en dedans. Le point d’appui n’avait lieu que sur les deux derniers orteils et sur les articulations métatarso-phalangiennes correspondantes. Tout le pied était alors tendu sur lui-même, de manière que son bord externe était plus en dedans que le bord interne, qui était dirigé en haut et très concave. La malléole externe, la tête articulaire de l’astragale et le cuboïde formaient aux côtés externes du pied trois saillies très développées.

Le 9 mai 1837, la section du tendon d’Achille a été pratiquée en présence de MM. les docteurs baron Larcy, Lacroix père et fils, Rognatta, Garnice, Louis Duval, J. Lafond fils, etc. Quinze jours après l’opération, le pied était complètement redressé, de manière à ce qu’on ne pouvait reconnaître le côté opéré.

Nous avons vu nous-mêmes M. le docteur Duval opérer, dans son établissement de l’allée des Veuves, quatre jeunes gens, dont l’un était neveu d’un médecin distingué de la capitale. En trois ou quatre secondes, chaque opération fut pratiquée, sans qu’aucun de ces jeunes gens manifestât le moindre sentiment de douleur. La petite incision de la peau était complètement cicatrisée au bout de deux ou trois jours, et douze à quinze jours après les petits malades pouvaient se lever tous les quatre. Nous n’oublierons jamais la bienveillance avec laquelle cet habile praticien nous a accueillis, si la clarté avec laquelle il nous expliqua son procédé opératoire bien simple, nous disait-il modestement, mais qui, dans sa simplicité, produit des effets vraiment merveilleux. Il eut semblé, à entendre notre honorable confrère, que tout autre aurait pu opérer comme lui. Or, qui oserait espérer réunir sa finesse de tact, son aplomb, sa dextérité et son expérience, quoiqu’il soit encore jeune d’âge… ?

M. Duval nous a offert la plus grande ressemblance avec son compatriote (1) le savant chimiste Vauquelin, ancien membre de l’Institut, dont la modestie et la bonté étaient presque proverbiales.

Pour terminer, nous dirons que ce vers si touchant du vieillard de Ferney — J’ai fait un peu de bien, c’est mon meilleur ouvrage — nous paraît être l’expression exacte et naïve des sentiments de notre habile et modeste compatriote, M. Vincent Duval, directeur des traitements orthopédiques des hôpitaux de Paris.

Lestorey de Caudebec,

Docteur en médecine

 

(1) M.Vincent Duval est né dans une commune voisine de celle où le savant Vauquelin a reçu le jour.