Les Amis de Flaubert – Année 1976 – Bulletin n° 49 – Page 42
Une préface de Madame Voisins d’Ambres
(Pierre Cœur)
Dans notre dernier numéro, nous avions signalé que Mme Voisin d’Ambres, sous le pseudonyme littéraire de Pierre Cœur, avait écrit plusieurs romans sur l’Afrique du Nord, où elle avait longtemps vécu, et que Flaubert lui avait adressé plusieurs lettres.
Elle les publia dans une réédition de son ouvrage Les Borgia d’Afrique (Dentu et Cie, librairie de la Société des Gens de Lettres, in 18°, 1887) qui comprend deux longues nouvelles : Les Borgia d’Afrique et Le magicien et la captive.
Nous avons retrouvé cette édition à la Bibliothèque Nationale. Il nous a semblé que la seule publication de ces deux lettres, dégagées de cette préface de douze pages, perdaient de leur compréhension et nous préférons la donner entièrement pour leur signification.
(A. D. )
Je n’ai jamais cherché à obtenir pour mes ouvrages la préface d’un écrivain célèbre ; ce genre de réclame, où les appréciations sont fortement louangeuses, m’a toujours paru une véritable duperie, non envers le public qui ne s’y trompe guère, mais pour l’écrivain, et il me semble préférable de s’exprimer soi-même avec ses lecteurs : c’est ce que je fais aujourd’hui.
L’accueil distingué que reçurent à leur apparition Les Borgia d’Afrique, dont les éditions se succédèrent rapidement, m’engage à en donner aujourd’hui une nouvelle que j’accompagne de deux lettres de Gustave Flaubert. Elles ne furent point destinées à la publicité, on en conviendra en les lisant et ce sera certainement un régal particulier pour le public et une innovation sans précédents. Le jugement d’une des sommités littéraires les plus élevées et les plus originales du siècle sur le livre que l’on va lire ne peut manquer d’attrait.
Flaubert ne prodiguait ni ses conseils ni sa critique toujours sincères : avoir reçu les uns, éveillé les autres, est une faveur et une preuve d’estime auxquelles, modestie à part, on peut être sensible. Ce n’est point que le maître illustre ait loué sans restriction les deux volumes qu’il a lus de moi. Ce n’est point non plus que son jugement paraisse sans appel, et il y a quelque crainte à l’avouer, car pour une certaine église Flaubert fut infaillible et impeccable, et c’est amusant à une époque où toutes les infaillibilités sont discutées.
À mon avis, en ce qui concerne les œuvres de pure imagination, la question d’esthétique réservée, on ne peut, la vraisemblance du récit acquise, ce qui me paraît être la qualité primordiale du roman, reprocher à l’auteur d’avoir exécuté son travail de telle ou telle façon et donné à ses personnages, pourvu qu’ils soient animés et vivants, que les caractères aient de la suite, des sentiments qui ne sont pas les nôtres. Ainsi que l’a dit Musset, chacun a son cœur humain à soi ; de là, diverses manières de sentir, d’apprécier les événements, les choses et la psychologie de Paul ne saurait être celle de Jacques. C’est si vrai que, parmi les diverses analyses d’un même ouvrage, nous voyons les plus éminents critiques en désaccord complet, celui-ci louant à outrance les parties déclarées faibles par quelqu’un de ses confrères, tout aussi autorisé.
Pour en revenir à Flaubert, c’est à Saint-Gratien dans la maison si hospitalière aux lettres et aux arts de Son Altesse Impériale Mme la princesse Mathilde, que je vis Flaubert pour la première fois. Nous y déjeunions tous deux et fûmes présentés l’un à l’autre par la princesse elle-même.
— Ainsi vous écrivez ? me dit un instant après Flaubert.
— J’essaie, répondis-je.
— Avez-vous publié quelque chose ?
— Oui, des romans et des nouvelles.
— Où avez-vous débuté ?
— Au journal Le Siècle et c’est à la princesse que je dois d’y être entrée avant la République.
— D’y être entrée… je ne dis pas non ; mais d’y être restée, vous ne le devez qu’à vous-même. Il n’y a pas de princesse qui tienne, si vous étiez sans talent, on vous eût accueillie une fois, pour lui être agréable, et après… Ou travaillez-vous maintenant ?
Je le lui dis et lui demandai s’il voulait lire un de mes romans.
— Certainement, reprit-il ; envoyez-moi cela au Croisset, je vous promets de le voir avec soin ; mais n’attendez pas des compliments, si je n’en suis pas satisfait.
Une semaine après, je recevais en réponse à mon envoi la lettre suivante :
Croisset près Rouen, 3 juillet (1869)
Madame,
J’ai lu avec beaucoup d’attention et de plaisir le volume que vous m avez fait l’honneur de m’envoyer.
Vos contes sont intéressants et je ne m’étonne pas de leurs succès ; ils ont un mérite très grand pour moi, c’est qu’ils sont écrits.
Je suis fâché de voir, çà et là, dans votre style, dont le fond est ferme, des tournures toutes faites, des formules usées. Voilà mon seul reproche ; mais je suis peut-être le seul homme au monde qui fasse attention à de pareilles fautes — si toutefois ce sont des fautes. Je n’en sais rien.
Je connais un peu cet Orient que vous décrivez avec passion et j’admire la fidélité de vos paysages. Vous sentez. C’est le principal.
Le chevalier Ali me semble un peu troubadour. Croyez-vous qu’un musulman puisse être aussi romanesque ?
La Fille du Capitaine est tout près d’être un chef-d’œuvre. Je dis la fille, Mlle Sidonie, et non pas son amant, lequel est humiliant pour les autres par excès d’héroïsme.
Quant aux filles d’Adam, j’applaudis des deux mains et je m’incline.
Lors de mon prochain voyage à Paris, je prendrai la liberté de me présenter chez vous pour vous renouveler mes remerciements et vous dire, Madame, que je suis entièrement vôtre,
G. Flaubert.
Mes relations avec Flaubert continuèrent. Je le revis chez la princesse, chez lui, et chez moi, et un jour, sur sa demande, je lui adressai en feuilleton Les Borgia, qui portaient alors je ne sais plus quel titre : il m’écrivit presqu’aussitôt :
Croisset, près Rouen, mardi 24 septembre (1874)
Chère Madame ou plutôt cher Confrère,
Je viens de lire tout d’une haleine votre très amusant roman.
C’est plein de goût, d’observation et d’intérêt et s’il avait un titre alléchant tel que les Borgia d’Afrique ! (je parle au point de vue du sot public). La vente du volume pourrait devenir très respectable.
Les offres d’amitié que nous nous sommes faites exerce l’esprit excessif qui anime votre figure m’engage à une entière franchise, je vais donc vous dire tout ce que je pense.
Comme style, je vous chercherai des chicanes pour quelques expressions poncives. Elles sont rares ! N’importe. Cela gâte un ensemble distingué.
Quant à la conduite du roman, je n’y vois rien à reprendre. Mais l’intérêt faiblit, à partir de la mort de Robert… Tout le voyage en France, l’enterrement de Mme Robert, ses parents, son château et ses amis sont les parties les moins bonnes. La figure saillante du livre étant Bayoli, c’est sur elle qu’il fallait appuyer à la fin…J’aurais voulu plus de développement dans le combat où elle est tuée.
Il fallait rattacher à l’intrigue principale le capitaine envieux (Baltard) qui aurait fait pendant à l’oncle de Bayah ?… — de même, j’aurais voulu voir, dans une scène commune la femme arabe et la femme européenne aux prises. C’est excellent ce que vous dites (ou plutôt ce que vous montrez) de son ignorance. Pourquoi n’avez-vous pas appuyé sur ce côté-là, que vous savez et que vous contez si bien ?
Le manuscrit de Robert est du même style que le reste du roman — ce qui est une faute —, ou plutôt un défaut tenant du cadre même du livre.
Qu’aviez-vous besoin de ce manuscrit, c’est un moyen usé ?
Voilà ma critique finie. Si je vous estimais moins, elle eût été toute différente ou plutôt je ne vous aurais envoyé que l’autre partie de mon éloge, c’est-à-dire des éloges.
Vous avez la première de toutes les qualités pour un conteur : le mouvement : ça marche et vous allez au but, à travers les descriptions, chose rare. Mais vous abusez parfois du dialogue quand, trois lignes de tournure indirecte pourraient remplacer toute une page de conversation. Exemple, la deuxième colonne du premier feuilleton.
Quel PION je fais, hein ? C’est vous qui l’avez voulu, tant pis !
Comment faut-il vous renvoyer Les Bordjia ? Par la poste ?
Je vous serre ou plutôt je vous baise la main, et suis, Madame,
Tout à vous.
G. Flaubert.
J’ai suivi les conseils de Flaubert, corrigé les phrases poncives, abrégé les dialogues et tâché de rendre l’ouvrage meilleur. Cependant, j’ai laissé le fond du roman tel quel : tant de femmes ont pleuré en lisant cette fin jugée faibIe, par mon illustre ami, elles l’ont déclarée si vraie et si touchante que je n’ai point voulu la remanier. Les femmes ne sont-elles pas plus liseuses de romans que les hommes, leur goût est-il moins sûr ? Grosse question, qu’il ne m’appartient pas de résoudre.
Qu’il me soit permis de dire en terminant que, si je m’honore de l’amitié que Flaubert eut pour moi, je n ai point oublié, je n’oublierai jamais, que j’en fus redevable à Madame la Princesse Mathilde. Elle m’aplanit, comme à tant d’autres, devenus ingrats, les insurmontables difficultés de la carrière : ce que je suis, je le lui dois. Il m’est doux d’affirmer hautement mon inaltérable reconnaissance pour Elle. (1)
Madame Voisins d’Ambres
(Pierre Cœur)
(1) Pierre Cœur : Les Borgia d’Afrique (nouvelle édition avec une préface de l’auteur et deux lettres inédites de Gustave Flaubert). Paris, Dentu et Cie éditeurs. Librairie de la Société des gens de lettres, 1887.
Préface XII pages. Les Borgia d’Afrique, pages 1 à 264 – Le magicien et la captive, 267-333.