Flaubert et les événements de 1848

Les Amis de Flaubert – Année 1977 – Bulletin n° 50 – Page 22

Flaubert et les événements de 1848

Autour de l’Éducation sentimentale
Il nous semble qu’il y ait deux erreurs assez répandues concernant la signification politique de l’Éducation sentimentale, exprimée dans son récit des événements de 1848. La première consiste à considérer ce roman comme essentiellement hostile aux progressistes de tous bords ; la seconde consiste à considérer l’œuvre comme apolitique. Cette seconde façon d’interpréter le roman peut devoir quelque chose à la phrase de Flaubert, répétée à satiété par des générations de professeurs, qu’un auteur ne devrait pas être « visible » dans son œuvre. On tend à oublier l’autre moitié de la phrase, qui déclare que l’auteur y est inévitablement présent, ce qui laisse entendre qu’il ne peut éviter de s’y exprimer.

En effet, il est peu douteux que l’auteur de l’Éducation sentimentale ait eu l’intention de porter un jugement sur les hommes et les actions qui y figurent. Si le texte du roman ne suffisait pas pour nous en convaincre, il y a les deux lettres écrites à George Sand à un mois d’intervalle, en juillet et en août 1868, époque à laquelle Flaubert rédigeait la partie historique du livre. Ces lettres nous donnent des renseignements précis sur son opinion des deux camps qui s’affrontaient en 1848. « Les patriotes ne me pardonneront pas ce livre, ni les réactionnaires non plus ! » écrit Flaubert dans sa lettre de juillet. « Tant pis, j’écris les, choses comme je les sens, c’est-à-dire comme je crois qu’elles existent. Est-ce bêtise de ma part ? Mais il me semble que notre malheur vient exclusivement des gens de notre bord ».

La seconde lettre de Flaubert à ce sujet apporte quelques nuances, et cherche à rassurer George Sand sur la façon dont les républicains et les socialistes seront traités dans le roman : « Je me suis mal expliqué, si je vous ai dit que mon livre « accusera les patriotes de tout le mal » ; je ne me reconnais pas le droit d’accuser personne. Je ne crois même pas que le romancier doive exprimer son opinion sur les choses de ce monde. Il peut la communiquer, mais je n’aime pas à ce qu’il la dise. (Cela fait partie de ma poétique, à moi). Je me borne donc à exposer les choses telles qu’elles me paraissent, à exprimer ce qui me semble le vrai. Tant pis pour les conséquences. Riches ou pauvres, vainqueurs ou vaincus, je n’admets rien de tout cela Je ne veux avoir ni amour, ni haine, ni pitié, ni colère. Quant à de la sympathie, c’est différent : jamais on n’en a assez. Les réactionnaires, du reste, seront encore moins ménagés que les autres, car ils mesemblent plus criminels ». Il est donc évident que, pour Flaubert, le souci d’impartialité ne doit pas empêcher un auteur avoir une opinion précise : « Il peut la communiquer, mais je n’aime pas à ce qu’il la dise ».

Quel est donc ce « point de vue de l’auteur » dont parlera explicitement Flaubert dans une autre lettre à George Sand, écrite le 2 février 1869, déplorant le fait que la critique de l’époque ne le cherche pas assez ? Les phrases que nous avons citées ne sont pas d’une grande clarté : que signifie l’affirmation que tout le malheur est venu des « gens de notre bord », mais que les « réactionnaires » ont été « plus criminels » ? Comme il se doit, l’explication se trouve dans le roman même.

Considérons d’abord l’épisode du Club de l’Intelligence, conçu comme illustration du ferment idéologique qui a tant marqué l’époque. L’attitude de Flaubert dans toute cette partie du roman est suffisamment complexe pour mériter un peu d’explication. L’activité idéologique de l’époque s’était exprimée de trois manières principales : dans des ouvrages vendus en librairie, dans des journaux spécialisés et dans les débats des très nombreux clubs politiques Pour des raisons esthétiques aussi bien que d’antipathie partielle, Flaubert, ne voulant pas alourdir son récit d’analyses de systèmes politiques, ne fait que mentionner en passant les principaux théoriciens du changement social, Proudhon et Leroux par exemple. Pour les mêmes raisons, il ne fait pas plus de place aux journaux socialistes, néo-catholiques et féministes dont certains, comme Le Christ républicain et La Voix des femmes, s’étaient exprimés avec modération et de façon raisonnable. Au contraire, la principale illustration qu’il nous donne du ferment intellectuel de l’époque est la scène du Club de l’Intelligence, épisode fictif dont le caractère polémique et caricatural est très évident, et qui avait l’avantage littéraire d’être une scène d’action. L’ambiguïté apparente du roman de Flaubert dans tout cet épisode politique tient au fait qu’il contient aussi une condamnation explicite de l’attitude des bourgeois, accusés d’avoir réagi de façon hystérique aux idées socialistes dont ils viennent d’apprendre l’existence : « Bien que ces théories, aussi neuves que le jeu d’oie, eussent été depuis quarante ans suffisamment débattues pour emplir des bibliothèques, elles épouvantèrent les bourgeois, comme une grêle d’aérolithes ; et on fut indigné, en vertu de cette haine que provoque l’avènement de toute idée parce que c’est une idée, exécration dont elle tire plus tard sa gloire, et qui fait que ses ennemis sont toujours au-dessous d’elle, si médiocre qu’elle puisse être ».

Comment résoudre l’apparente contradiction entre cette affirmation un peu cynique et le portrait caricatural du Club de l’Intelligence ? C’est que le néo-platonisme de Flaubert lui faisait établir une distinction entre les idées, toujours dignes de respect, et les hommes qui les conçoivent de façon confuse, qui s’en intoxiquent sans savoir les appliquer. Là, réside l’explication de la contradiction apparente, et aussi de la phrase dans la lettre à George Sand concernant le malheur qui serait venu exclusivement des démocrates et des progressistes, incapables de concilier le réel et l’idéal, mais qui ont au moins la supériorité relative d’être conscients de l’existence de ce dernier.

Abordons un autre aspect du roman, la question de l’interprétation des événements proprement dits. Quelles sont, selon le roman de Flaubert, les causes véritables des troubles de février et de juin 1848 ? Est-ce que son analyse est conforme à l’opinion courante de l’époque ? En particulier, croyait-il que les deux grands soulèvements de l’année étaient des machinations, ou bien l’effet du « hasard », facteur que Flaubert lui-même, dans une autre occasion, avait qualifié de « vieille fatalité ironique » qui dirige le monde ? Certains historiens, soulignant l’incident imprévu de la fusillade du boulevard des Capucines, massacre qui a soulevé une population apparemment apaisée par la chute du ministère, ont parlé d’une révolution dynastique survenue par « accident ». Notre lecture des journaux de l’époque nous fait croire que l’importance de cet événement unique, le plus dramatique certes, a été exagérée par la postérité. En effet, cette fusillade sanglante n’était pas le seul incident du genre lors des derniers jours du règne de Louis-Philippe. Cela semble signifier que le rôle du « hasard » était moins grand qu’on ne l’a cru communément, et en réalité la situation générale à Paris était explosive : troupes massées à des points stratégiques ; la foule excitée qui a du mal à s’écouler. Est-ce que le récit de Flaubert nous donne des précisions sur l’éruption de février ? La veille de la première journée d’action violente, le républicain Deslauriers envoie à Frédéric un billet déclarant que « la poire est mûre » et que son groupe doit se réunir place du Panthéon au petit jour. Après la fusillade du boulevard des Capucines, le récit de Flaubert contient le détail suivant : « La veille au soir, le spectacle du chariot contenant cinq cadavres recueillis parmi ceux du boulevard des Capucines avait changé les dispositions du peuple ». Quels individus avaient offert au peuple ce spectacle troublant ? Flaubert inclut le détail sans insister sur la conclusion à tirer : que le grand soulèvement a bénéficié d’une certaine orchestration, que le hasard a été aidé. C’est avec la même insinuation qu’il rapporte la suite du soulèvement de février : « L’insurrection, comme dirigée par un seul bras, s’organisait formidablement ».

Et qu’en est-il de sa représentation de l’insurrection de juin, épisode plus significatif pour le sens politique du roman ? Notons d’abord que les explications qui avaient eu cours en 1848 étaient souvent follement hystériques, et voyaient partout une immense conspiration. À la tribune de l’Assemblée Nationale, le représentant Flocon déclarait que derrière les barricades étaient non seulement les divers prétendants français (légitimiste, louis-philippard et bonapartiste) mais aussi « l’étranger, qui prodiguait et les intrigues et l’or pour satisfaire sa haine contre la république ». Même le Charivari, qui avait encensé le peuple, vainqueur en février, se laisse aller à des hypothèses peu convaincantes sur les ingérences des monarchies étrangères et l’influence de pièces de théâtre comme Robert Macaire, accusées d’avoir glorifié le crime. Comparée à ces interprétations, l’analyse que donne le roman de Flaubert semble modérée et raisonnable. Tout en parlant de l’importance de la misère, dans la crise économique qui a accompagné les troubles, le romancier insinue que l’éruption de la violence n’a pas été complètement spontanée. Au sujet des chômeurs sur le boulevard, le roman donne cette précision : « La misère abandonnait à eux-mêmes un nombre considérable d’ouvriers ; et ils venaient là, tous les soirs, se passer en revue sans doute, et attendre un signal ». Décrivant la « foule innombrable » qui encombre les rues, le romancier ajoute, sans commentaire, un détail frappant : « Sous des portes cochères, des hommes d’allures mystérieuses proposaient des cannes à dard. Quelquefois, deux individus, passant l’un devant l’autre, clignaient de l’œil, et s’éloignaient prestement ». Cette phrase doit signifier que Flaubert croyait à la présence active de conspirateurs et d’agents secrets. Etaient-ils socialistes, monarchistes ou bonapartistes ? Le romancier prudent n’exprime pas d’avis, même indirect, à ce sujet, se contentant d’insinuer que des conspirateurs mystérieux ont joué un rôle dont il ne précise pas l’importance. Venons-en à l’action importante qui a directement précédé l’insurrection de juin, c’est-à-dire l’annonce de la suppression des ateliers nationaux, conçus comme remède contre le chômage et la misère. Citons le texte du roman :

« Ne sachant comment nourrir les cent trente mille hommes des ateliers nationaux, le ministre des travaux publics avait, ce jour-là même, signé un arrêt qui invitait tous les citoyens entre dix-huit et vingt ans à prendre du service comme soldats, ou bien à partir vers les provinces, pour y remuer la terre.

« Cette alternative les indigna, persuadés qu’on voulait détruire la République. L’existence, loin de la capitale, les affligeait comme un exil ; ils se voyaient mourants par les fièvres, dans des régions farouches. Pour beaucoup, d’ailleurs, habitués à des travaux délicats, l’agriculture semblait un avilissement ; c’était un leurre enfin, une dérision, le déni formel de toutes les promesses. S’ils résistaient, on emploierait la force ; ils n’en doutaient pas et se disposaient à la prévenir ».

Avec un souci d’équilibre qui risquait de l’exposer aux attaques des deux partis à la fois, le romancier a cherché à faire comprendre l’attitude des ouvriers révoltés aussi bien que celle du gouvernement. Tout en indiquant son avis que les ouvriers sont imparfaitement raisonnables (s’imaginant mourants de fièvre dans les régions farouches) il décrira toutefois leur teint pâle, leurs « figures maigries par la faim exaltées par l’injustice ». On peut conclure que l’interprétation flaubertienne des événements violents de février et de juin 1848 est la suivante : ces événements sont complexes, n’étant attribuables ni au hasard ni à une grande machination consciente visant un bouleversement social. Toutefois, selon l’interprétation de Flaubert, ces événements ont une cohérence interne dans laquelle se sont mêlés les facteurs différents : hasard, ambitions politiques et le sentiment d’injustice. C’est une analyse rationnelle et modérée, empreinte de cette « sympathie » dont Flaubert avait souligné l’importance dans sa lettre à George Sand et qu’il a su montrer pour ces insurgés qui, pour tant d’autres, n’étaient qu’une ligue de voleurs et d’assassins.

Tout lecteur qui aurait encore quelques doutes au sujet de cette relative sympathie ferait bien de lire quelques journaux de 1848, tout en notant le changement de ton entre février et juin de cette année. En effet, la presse, en général avait exagérément flatté cette partie de la population parisienne qui s’était soulevée contre Louis-Philippe en février. Citons le Constitutionnel du 27 février 1848 au sujet de l’invasion du Palais des Tuileries par la foule :

« Les curieux qui visitent les appartements des Tuileries, particulièrement les grands appartements ne peuvent s’empêcher d’admirer l’ordre avec lequel les citoyens, ouvriers comme gardes nationaux, gardent le Palais de l’ex-roi. Partout, on voit des écriteaux portant en substance que les voleurs seront fusillés immédiatement. Partout on entend sortir de la bouche de ceux qui, peut-être demain, n’auront pas de pain à donner à leur famille, des exhortations à ne rien dégrader, à ne rien détruire. Les dégâts ne sont pas si grands qu’on pouvait le craindre après une prise d’assaut. Un grand nombre de meubles sont encore dans une parfaite conservation. Les tentures, les candélabres, les sculptures sont presque tous à leurs places. Il n’y a eu que peu de glaces cassées, encore moins de toiles crevées. Le peuple a parfaitement compris, comme nous le lui avons entendu dire nous-mêmes, que tout dégât inutile était autant de perdu pour la nation à qui appartiennent toutes les richesses entassées dans les châteaux royaux ».

Rendant compte des actions des insurgés de juin, la majorité des journaux utilisera un ton radicalement différent. Le mythe du Peuple, colosse formidable mais d’un naturel doux, est brisé de tous côtés : la bonne presse ne parle plus que d’ennemis de la Société, de barbares, même de cannibales. Les prétendus récits d’atrocités abondent, toujours les mêmes, avec variations mineures : l’Opinion du 30 juin affirme que des marchands amis des insurgés avaient offert aux soldats des cigares empoisonnés ; partout, on parle de balles enduites d’arsenic et traversées de clous : inventions hystériques qu’aucun rapport officiel ne confirmera. La presse provinciale donne un caractère particulier à ce débordement de haine, et le Courrier de la Gironde du 25 juin qualifie Paris de « ville infâme », de « Gomorrhe moderne », source de toutes les calamités et de toutes les misères du pays. Citons également le Journal de Rouen, que Flaubert avait très probablement lu :

« Ce n’étaient plus les Journées de Février revendiquant le principe républicain. C’étaient les Saturnales des esprits les plus pervers, des rêves les plus insensés, des imaginations les plus maladives et les plus mauvaises. C’était la satisfaction brutale que recherchaient de basses jalousies et d’ignobles vengeances. C’était la guerre déclarée à l’ordre par l’anarchie, à la propriété par la spoliation, au droit par l’iniquité, à l’humanité et à la charité par la plus infâme ingratitude, à la société par de stupides projets de bouleversement. C’étaient toutes ces misères et ces hontes prenant, comme avec une joie féroce, pour moyens la terreur, le meurtre, l’assassinat, et s’étant décidées, s’il le fallait, à l’impitoyable extermination de tous ceux qui possèdent quelque chose en France. C’était en un mot, la guerre de la barbarie et des fureurs sauvages contre la civilisation et les biens féconds qu’elle répand paisiblement sur le monde [25 juin] ».

Et encore :

« Nous avons raconté l’assassinat de cinq officiers de la Garde Mobile, décapités par un homme vêtu d’habits de femme ; on parle de l’eau-de-vie empoisonnée vendue dans plusieurs quartiers aux Gardes nationaux et aux soldats de la ligne, de balles mâchées extraites des plaies des blessés. D’autres faits semblables nous ont été signalés. Sur la principale barricade du faubourg Saint-Antoine, on voyait empalé sur un pieu le cadavre mutilé et éventré d’un garde républicain couvert de son uniforme. (…) Dans le clos Saint-Lazare, un officier d’infanterie, fait prisonnier par les insurgés, avait eu les poignets coupés, et il était mort lentement par terre de ces affreuses blessures. On avait tranché les pieds d’un dragon et on l’avait replacé mourant sur son cheval (27 juin) ».

Connaissant le rôle joué par la presse en 1848, et sachant que Flaubert a relu beaucoup de journaux de l’époque en rédigeant son roman, publié une vingtaine d’années après les événements, nous pouvons mieux comprendre la signification précise de l’œuvre. Notre première constatation est que le romancier évite les deux excès courants en 1848 : adulation et flatterie du Peuple en février ; dénigrement et haine de classe en juin. Par exemple, l’épisode de l’invasion du Palais des Tuileries, observée personnellement par Flaubert en 1848, présente les choses autrement que ne l’avait fait le Constitutionnel, cité plus haut. Tout en indiquant brièvement que, d’abord « la foule inoffensive se contentait de regarder », le romancier décrit ainsi la suite de l’affaire : « Le peuple, moins par vengeance que pour affirmer sa possession brisa, lacéra les glaces et les rideaux, les lustres, les flambeaux, les tables, les chaises, les tabourets, tous les meubles, jusqu’à des albums de dessins, jusqu’à des corbeilles de tapisserie. Puisqu’on était victorieux, ne fallait-il pas s’amuser ? »

Dans son esquisse fragmentée de la révolution de février 1848, Flaubert adopte une attitude qui contraste avec celle de la plupart des commentateurs attitrés qu’il a pu lire en 1848 ou relire pour son roman vingt ans plus tard. Ce qui domine dans son analyse, c’est son ironie envers les hommes en place, envers ces corps constitués qui se sont hypocritement déclarés pour le nouveau régime « avec une prestesse de zèle merveilleuse », c’est son mépris pour ces bourgeois que le changement politique remplit de « stupéfaction », en leur donnant « comme un étonnement de vivre encore ». Par contre, l’attitude de Flaubert envers les insurgés de juin dépasse en compréhension et en sympathie celle de presque tous les membres de sa classe, une exception intéressante étant Marie d’Agoult, auteur de l’excellente Histoire de la Révolution de 1848 par laquelle Flaubert a été influencé.

Il est intéressant de comparer l’attitude de Lamartine, exprimée dans sa propre Histoire de la Révolution de 1848, (F. Michel, Bruxelles, 1849, vol. Il, page 342). Dans une page que Flaubert a probablement lue, l’ancien chef du gouvernement provisoire de la République décrit la scène dans le quartier de la Bastille lors de l’insurrection de juin, le jour où il s’est aventuré seul à travers une foule immense. Parlant de la pâleur des hommes qui l’entourent, de leur « accent fébrile », de leurs larmes même, de leur faim, du dénuement de leurs enfants et de leurs femmes, Lamartine brosse un tableau dramatique et touchant. Cette page fait penser à la phrase courte et sobre où Flaubert, dans son roman, parlera des ouvriers avec leurs « prunelles ardentes, le teint pâle, des figures amaigries par la faim, exaltées par l’injustice ». Notons surtout la différence de terminologie dans l’analyse des causes de la rébellion : là où Flaubert parlera de figures exaltées par l’injustice, Lamartine décrit des hommes « amaigris par quatre mois de chômage et d’agitation » l’entourant et lui touchant les mains et les habits avec admiration, pendant que d’autres lui jettent des fleurs volées aux étalages. Dans ce tableau idyllique, il trouve une seule tache : « De temps en temps seulement un conjuré à figure sinistre passait sur les trottoirs et jetait le cri de guerre, étouffé sous les cris plus nombreux de Vive Lamartine ! ». Flaubert, quant à lui, ne donne pas de rôle important à des conspirateurs sinistres, Sénécal étant le seul personnage de l’Éducation sentimentale qui appartienne à l’espèce, mais qui finit par devenir membre des forces de l’ordre. Au contraire, son personnage Dussardier, incarnation naïve de la loyauté et de l’idéalisme, éprouve des scrupules de conscience à propos de la répression de l’insurrection de juin : « Peut-être qu’il aurait dû se mettre de l’autre bord, avec les blouses ; car, enfin, on leur avait promis un tas de choses qu’on n’avait pas tenues. Leurs vainqueurs détestaient la République ; et puis, on s’était montré bien dur pour eux ! Ils avaient tort, sans doute, pas tout à fait cependant ; et le brave garçon était torturé par cette idée qu’il pouvait avoir combattu la justice ». Il n’est pas nécessaire d’insister sur l’importance de l’épisode avec lequel Flaubert clôt le long chapitre des grands événements politiques. En effet, l’assassinat gratuit d’un insurgé par Roque, action fondée sur la réalité historique, constitue la conclusion d’un récit qui, malgré ce que l’auteur dit de « l’égalité de bêtes brutes » entre les combattants, est avant tout une condamnation des hommes comme Roque et Dambreuse. Nous pouvons conclure à la sincérité et à l’exactitude de la lettre de Flaubert à George Sand affirmant qu’il allait montrer ce qu’il y avait eu de criminel chez les réactionnaires en 1848.

L’étude des documents de l’époque, journaux et ouvrages d’histoire, jointe à la lecture du roman de Flaubert, nous permet donc de mieux voir la signification de l’œuvre pour ses premiers lecteurs. En décrivant la violente lutte de classes que fut l’insurrection de juin 1848, bien peu d’écrivains de l’époque ont montré le même souci d’objectivité et de compréhension. Cela n’a pas empêché Barbey d’Aurévilly d’affirmer que l’Éducation sentimentale était une flânerie dans l’insignifiant. Il est temps de cesser de considérer le dernier grand roman de Flaubert, dans sa partie historique et ailleurs, comme une œuvre d’inspiration essentiellement négative et même cynique. Au contraire, la partie historique ou politique a la signification suivante : les événements racontés ont une cohérence interne, venant des hommes de l’époque avec leurs ambitions confuses et leurs intérêts divergents. Le grand conflit social de juin 1848 ne serait donc pas dû au hasard, à la fatalité ou à des éléments criminels, mais la conséquence logique d’une situation complexe. C’est une interprétation de l’histoire qui est modérée, rationnelle et loin d’être négative.

Richard BOLSTER

Université de Bristol

Angleterre