Une lettre de Maupassant

Les Amis de Flaubert – Année 1978 – Bulletin n° 53 – Page 33

Une lettre de Maupassant

Nous avons trouvé à la bibliothèque de Nevers une curieuse lettre de Maupassant (1) :

G. M.

83, rue Dulong

Monsieur,

Je sais par un ami de la Maison Hachette que ces éditeurs ne contestent point (dans l’intimité) qu’on puisse leur enlever leur monopole — mais ils défient qu’on puisse les remplacer.

Je sais en outre que, si le Ministre les pousse à bout, ils sont disposés à se résoudre au rôle d’intermédiaires purement passifs, à renoncer à leur contrôle moral, à leurs exclusions, etc., etc. Mais ce ne serait là qu’un accommodement.

About, dans un article d’hier en leur faveur, avouait (2) que les gares eussent été assimilées aux voies publiques.

D’un autre côté, un ancien S.-Préfet du 16 mai m’a signalé les dossiers de la Maison Hachette à cette époque, dossiers déposés aux Archives de l’Intérieur. Celui de Saône-et-Loire serait particulièrement instructif et rempli de lettres entre le Préfet et le Ministre à ce sujet.

Ils ont fait alors de la pression électorale ouvertement, sans s’en cacher le moins du monde. C’était, il est vrai, en faveur de la République, mais de leur République. Que demain les élections semblent devoir être dans un sens plus avancé et la Maison Hachette recommencera avec plus d’ardeur.

Croyez, Monsieur, à mes sentiments bien reconnaissants et bien dévoués.

Guy de Maupassant »

Pour comprendre cette lettre (3), il faut se souvenir qu‘Une Vie avait été interdite en avril 1883 par la Librairie Hachette dans les bibliothèques de gares : ce qui avait fort irrité Maupassant (4), qui contestait cette mesure de censure. Une Vie avait provoqué certaines critiques, mais Maupassant, mécontent, cherche à susciter une interpellation à la Chambre des Députés contre le monopole des bibliothèques des gares. Et le baron de Janzé, député de Loudéac {5}, qui était l’ennemi traditionnel des compagnies, profita de l’interdiction d‘Une Vie pour interpeller le ministre des Travaux publics, Raynal (6) : la Librairie Hachette, il est vrai, avait interdit la vente dans les bibliothèques de gare du journal du baron de Janzé, La voie ferrée. De plus, une pétition avait été adressée à l’Assemblée pour protester contre l’interdiction d‘Une Vie : elle était signée de trente littérateurs, notamment par Henri Rochefort, Huysmans, Catulle Mendès, Henry Becque, Émile Bergerat (7). Le baron de Janzé, le 28 mai 1883 (8), dénonça les procédures arbitraires de la Librairie Hachette et demanda « les mesures que compte prendre le ministre des Travaux publics pour assurer dans les gares de chemins de fer et dans leurs dépendances la liberté de vente des livres et des journaux ». La Librairie Hachette est une véritable commission de l’index : « De l’exercice du droit discrétionnaire laissé au libraire qui monopolise sur nos voies ferrées la vente des livres et des journaux, il résulte, ainsi que le disent les pétitionnaires, que, lorsque les voyageurs ont pris un billet de chemin de fer, c’est comme s’ils avaient pris un billet de confession, leur interdisant la lecture de tel livre, de tel journal. Ainsi de Bayonne à Dunkerque ou de Brest à Marseille, un étranger qui traverse la France ne peut plus lire que les journaux ou les livres qui ont reçu l’autorisation de vente de la maison Hachette ». Janzé rappela aussi qu’Hachette avait également interdit à la vente La prostitution. Études de physiologie sociale d’Yves Guyot (9), et bien d’autres livres comme Les Rois en exil d‘Alphonse Daudet.

Le ministre Raynal se contenta de répondre au baron de Janzé que l’État n’avait pas à intervenir, sauf en cas d’abus, dans le contrat existant entre Hachette et les compagnies de chemin de fer ; il évoqua également le rôle de la Librairie Hachette pendant le 16 mai qui fut « des plus honorables » (10) : « J’en ai encore la preuve au ministère de l’Intérieur. Elle a résisté tant qu’elle a pu à la pression du gouvernement d’alors qui était armé de la loi sur le colportage ; sous le 16 mai, c’est grâce à l’énergie de la maison Hachette qu’on vendait encore dans les gares quelques journaux républicains […] (11) et à l’heure actuelle il n’y a pas d’exclusion […] ». Pour Raynal, Hachette avait un certain droit moral de contrôle sur le contenu des livres : « Je n’ai pas à examiner si la maison Hachette a été bien ou mal inspirée ; je serai d’autant plus impartial, que j’avouerai à la Chambre que je n’ai pas lu le livre de M. de Maupassant ; on m’en a montré seulement quelques passages, qui sont au moins scabreux. Mais M. Hachette, avec lequel j’ai officieusement causé de ces questions, lorsque je cherchais à être un intermédiaire obligeant entre les parties plaignantes, m’a déclaré qu’il se croyait tenu à une certaine réserve, que très souvent il lui était arrivé des plaintes de chefs de famille sur les livres qu’on trouvait dans les bibliothèques. Il a été encouragé dans cette attitude, qui a quelque mérite — puisque les livres un peu légers sont ceux qui se vendent le mieux — par une circulaire émanant d’un ministre de l’Intérieur » (12).

Malgré l’appui accordé à Janzé par Madier de Montjau, qui dénonce lui aussi l’arbitraire d’Hachette (13), l’Assemblée vota l’ordre du jour pur et simple par 334 voix contre 116.

En 1887, le baron de Janzé, dans une brochure sur Le monopole Hachette (14), rappelle à nouveau l’interdiction d’Une Vie qui  « contenait des passages un peu scabreux » : mais devant le succès du roman, Hachette était revenu rapidement sur l’interdiction du livre de Maupassant (15). Reprenant le procès du monopole Hachette, Maurice Barrès déclare en 1890 à la Chambre : « N’admirez pas trop l’extrême délicatesse morale de la maison Hachette ; examinez de plus près vous verrez que ces mêmes volumes qu’elle proscrit, elle les accepte le jour où ils se vendent à un nombre suffisant d’exemplaires. La maison Hachette proscrit Une Vie de M. de Maupassant ; mais que ce livre devienne un grand succès, aussitôt elle l’étale dans ses bibliothèques (…). Ah ! la pudeur de la maison Hachette, elle hésite, chancelle devant un gros bénéfice, et finalement ouvre ses bibliothèques à deux battants, comme une vertu légère ouvre ses bras » (16). Et Barrès de rappeler le danger politique que représente Hachette — à peu près dans les mêmes termes que Maupassant :   « Je pourrais me tourner enfin vers M. Yves Guyot (17) et vers les hommes du Gouvernement ; je leur dirais qu’on n’est pas perpétuellement au pouvoir ; je leur rappellerais que la maison Hachette, au moment du 16 mai, a été mise en demeure par les hommes du jour d’éliminer les journaux républicains, et qu’il est tout à fait dangereux de laisser une telle puissance à une seule maison qu’il est trop facile de mater ».

Guy THUILLIER

(Nevers – Paris)

(1) Bibliothèque de Nevers, manuscrit G 41. Cette lettre appartient à un recueil de lettres adressées à la famille Le Pelletier d’Aunay (on y trouve des mots de Chateaubriand, de S. Pellico, également d’Anatole France et de F. Sarcey).

(2) Sic.

(3) On ne sait à qui elle est adressée, sans doute au député de la Nièvre Le Pelletier d’Aunay, né en 1816, auditeur au Conseil d’Etat, député de 1852 à 1870 et de 1876 à 1881.

(4) Cf. J. Mistler, La librairie Hachette, 1964, pp. 303-304, et A. Lanoux, Maupassant, le Bel Ami, p. 161. L’épisode semble encore mal connu. Lanoux cite des textes curieux que Maupassant faisait passer dans les journaux.

(5) Le baron de Janzé, né en 1822, avait été député au Corps législatif de 1863 à 1869 ; élu en 1871, il échoue aux élections sénatoriales en 1876. Désigné comme candidat républicain en octobre 1877, il échoue, mais est élu en 1878 et en 1882, il ne se représente pas.

(6) Raynal, né en 1840, ancien attaché aux chemins de fer du Midi, puis armateur à Bordeaux, ami de Gambetta, élu depuis 1879, entra dans le cabinet Gambetta en 1881 comme ministre des Travaux publics, et garda ce ministère en 1883 dans le cabinet Jules Ferry, de février 1883 à mars 1885.

(7) Ces noms sont cités par Maurice Barrès dans une interpellation sur le même sujet le 23 octobre 1890 (Annales de la Chambre des députés, séance du 23 octobre 1890, p. 37).

(8) Annales de la Chambre des députés, séance du 28 mai 1883, pp. 468-477.

(9) Fait curieux : Guyot, devenu ministre des Travaux publics, dut défendre le monopole des bibliothèques de gares contre Maurice Barrès qui l’interpellait à ce sujet (Annales…, 23 octobre 1890)

(10) « Très bien ! C’est vrai ! à gauche », Annales, p. 473. C’est là un point qui mériterait vérification, car l’attitude de Hachette er 1877 fut parfois ambiguë.

(11) « Vives marques d’approbation à gauche. Rumeurs à droite » (ibidem). Le député Gatineau rappela (ibidem, p. 475) que les journaux républicains avaient été exclus d’une manière sinon absolue, « du moins générale, des gares de chemin de fer ».

(12) Cette circulaire était signée Constans.

(13) Madier de Montjau, né en 1814, député de gauche en 1850, expulsé en 1852, redevint député en 1874, 1876, 1877, 1881, et fut questeur de la Chambre. Il appuya Janzé et déclara que laisser à Hachette et Cie le droit d’examiner les livres à diffuser, « c’est l’arbitraire, cela, monsieur le Ministre ! l’arbitraire dans sa crudité, dans toute sa vilaine nudité ! l’arbitraire trop longtemps défendu et pratiqué par les régimes que nous avons renversés, les uns après les autres, à force de révolutions ; l’arbitraire que je suis, à mon tour, scandalisé, plus que toutes vos pudeurs de libraires et de Gouvernement, de voir accrédité, justifié et triomphant, par vous, monsieur le Ministre, sous la République, que j’ai contribué à faire et que je défends ! »

(14) Paris, Librairie Weil, 1887. Cette brochure est, sur le plan juridique et politique, très intéressante et rappelle — exactement comme Maupassant — le danger politique que représente Hachette : « Pourquoi, au 16 mai, ont-ils exclu des gares tous les journaux républicains ? Parce qu’ils se sont fait alors les exécuteurs des hautes œuvres du gouvernement ! » (p. 25).

(15) Hachette avait également interdit Les Rois de la République de Chirac, et la France juive de Drumont. Chirac traîna en justice Hachette, et perdit son procès le 18 juillet 1884. (La Cour d’appel confirma le jugement le 12 mars 1885).

(16) Annales, séance du 23 octobre 1890, p. 36.

(17) Le ministre des Travaux publics.