Flaubert et la Légion d’honneur

Les Amis de Flaubert – Année 1979 – Bulletin n° 55 – Page 30

 

Flaubert et la Légion d’honneur

Documents inédits

L’auteur glorieux de Madame Bovary (1857) et de Salammbô (1862) ne fut jamais que chevalier dans l’ordre national, et c’est seulement le 15 août 1866 qu’il fut décoré : on n’y avait pas mis un empressement excessif, il faut le dire. D’après Maxime Du Camp : « Il fut satisfait d’avoir la croix et humilié de la recevoir le même jour que Ponson du Terrail. Il me confia sa peine et je l’engageai à se consoler, l’assurant que de son côté Ponson du Terrail était probablement choqué d’être décoré en même temps que lui. Il reconnut que j’avais raison » (1). On trouvera étrange l’argument invoqué. Jusqu’à ce jour d’ailleurs rien ne confirme cette réaction de Flaubert. Mieux : une publication récente rend suspect le récit de Du Camp et laisse supposer qu’il a pu être inventé après coup de toutes pièces. Du Camp a tellement menti qu’on est tenté de ne jamais lui accorder confiance, comme l’a dit ici même, récemment et énergiquement, Rosa di Stefano (2). Voici en effet ce qu’il écrivait à Flaubert le 13 septembre 1866, de Baden-Baden où il se trouvait depuis le début de juillet : « Tu as raison, cher vieux, voici bien longtemps que je ne t’ai écrit » (ce « bien longtemps » exclut donc, à notre avis, une lettre de félicitations dans les jours suivant le 15 août…) « la seule annonce du Dernier mot de Rocambole par ce Ponson du Terrail qu’on t’a fait l’infamie de décorer en même temps que toi, a valu à la Petite Presse 50.000 abonnés » (3). Il n’y a pas là trace des prétendues consolations hypocrites, mais on se dit que l’initiative du rapprochement pouvait bien venir de Maxime, qui, fort de sa rosette obtenue dès 1853, n’était pas fâché de rabaisser la satisfaction de son ami (4).

La lecture de ce fragment de lettre, et la rencontre d’une lettre de Zola, inédite, m’ont remis en mémoire un article de ce dernier, écrit après la mort de Flaubert, dans lequel il était question de la décoration. Je l’ai recherché, dans le supplément littéraire du Figaro du 11 décembre 1880, et voici la partie qui nous intéresse :

« Il n’était pas de l’Académie, et il n’en aurait jamais été, par la simple raison qu’il refusait absolument de s’y présenter. Toute idée d’enrégimentement lui faisait horreur. En 1866, l’empire l’avait décoré. Mais plus tard, vers 1874, il retira son ruban et ne le porta plus. Quand nous l’interrogeâmes, il nous répondit qu’on venait de décorer X…, un coquin, et qu’il ne voulait plus de la croix, du moment qu’un coquin la portait. Selon moi, Flaubert, dans son orgueil légitime, souffrait surtout de n’être que chevalier, lorsque tant d’autres, qui n’étaient pas de son rang en littérature, avaient le grade d’officier et même de commandeur ; et il aimait mieux se mettre à part que d’accepter une pareille hiérarchie. Pourtant il sentait le côté faible de cette situation. Dans un dîner chez un de nos amis communs, la conversation était tombée sur son entêtement à ne plus porter le ruban rouge, un bourgeois lui dit nettement que puisqu’il n’en voulait pas, il n’aurait pas dû l’accepter ; ce qui le jeta dans une de ces colères dont il ne semblait pas le maître, et qui gênaient le monde lorsqu’elles éclataient ainsi à table ou dans une soirée ».

Quand il recueillit l’année suivante cet article dans Les Romanciers naturalistes, Zola y ajouta une note sur le même sujet (5) :

« À ce propos, M. Maurice Sand m’a écrit une lettre dont je détache ces lignes intéressantes : « Ce que vous racontez de la décoration est tellement vrai, que la suppression de son ruban rouge s’est passée à Nohant, devant nous en 1874, à déjeuner, en recevant la nouvelle de la nomination dans la Légion d’honneur de M. X… Il a tout fichu dans son café, cigare, ruban et bouton, en se laissant aller à une de ces colères dont vous parlez. Le lendemain, il n’y pensait plus. Mais le ruban est resté au fond de la tasse et je ne l’ai plus revu » Je dois ajouter (continue Zola) qu’un vieil ami de Flaubert m’a affirmé tenir de lui qu’il avait retiré son ruban en apprenant la mort de Napoléon III par des raisons sentimentales et compliquées dont il était très capable. Pour qui l’a connu, les deux anecdotes sont vraisemblables, et d’ailleurs elles peuvent aller ensemble. On m’a même dit qu’il n’avait accepté la croix que sur les prières de sa mère, qui venait de mourir lorsqu’il cessa de la porter… ».

Les lignes de Maurice Sand sont intéressantes, en effet, mais elles soulèvent une objection quant à la date : influencé peut-être par l’article de Zola, Maurice se trompe, car Flaubert n’est pas venu à Nohant en 1874. Ses deux visites chez George Sand eurent lieu en 1869 (du 22 au 27 décembre) et en 1873, du 12 au 20 avril. Écartons 1869, puisque la lettre de Maurice Sand fait allusion à la présence de Tourgueneff (qui accompagna Flaubert seulement lors du séjour de 1873) et à une lecture de La Tentation de Saint-Antoine. En vue de préciser, et pensant qu’on pourrait le faire en connaissant M. X… je me suis mis à la recherche de la lettre en question. Recherche vaine tout d’abord, mais   grâce à  M. Henri Mitterand, j’ai fini par la découvrir à Toronto, et je remercie M. D.H. Bakker, directeur du programme Zola à cette université, qui a bien voulu m’en faire tenir une photocopie (6). Bien qu’elle ne nous éclaire pas comme je I’espérais, je la reproduis ici, car elle est toute relative à Flaubert et doit de ce fait intéresser les lecteurs de ce bulletin :

12 Xbre 1880

16, chaussée de la Muette

« Monsieur et grand maître.

Je viens de lire dans le Figaro votre article sur mon vieil ami Gustave Flaubert et je me permets de venir, bien que je sois inconnu de vous, comme individu, vous en faire tous mes compliments. Je connaissais le vieux depuis 1848, ce n’est pas d’hier, et j’ai pleuré en lisant le récit de son enterrement. Je n’ai pas pu m’y rendre, j’ai envoyé des fleurs, peu de chose ! Je devais aller le chercher à Croisset pour revenir àParis, en mai, avec lui quand j’ai reçu la nouvelle qu’il était mort, un coup de foudre ! Je l’aimais bien et son départ de ce monde me laisse encore tout assommé. Il m’a fallu quatre ans pour me remettre un peu de celui de ma mère et je suis encore sous le coup de notre séparation. Vous dites qu’il a été péniblement éprouvé par la mort de ma mère qu’il aimait bien et vous dites juste. Nous l’aimions bien tous, aussi. Ma femme et mes enfants l’ont pleuré comme un de la famille. Vous verrez dans la correspondance de ma mère avec lui, ce qu’était notre grand ami. Ce que vous racontez de la décoration est tellement vrai que la suppression de son ruban rouge s’est passée à Nohant devant nous, en 1874 à déjeuner, en recevant la nouvelle de la nomination dans la Légion d’honneur de M. X… Il a tout fichu dans son café, cigare, ruban et bouton en se laissant aller à une de ces colères dont vous parlez. Le lendemain, il n’y pensait plus, mais le ruban est resté au fond de la tasse et je ne le lui ai plus revu. C’est aussi à Nohant qu’il nous a lu sa féerie, qui y a eu un succès énorme de lecture et La Tentation de saint Antoine qui n’en a pas eu un moindre. Tourgueneff était présent et les discussions à propos de la fin du sujet (la figure du Christ dans un rayon de soleil levant) qui a remplacé les trois vertus théologales qui se levaient à l’horizon pour éclairer ce paillard non assouvi d’anachorète ont amené des paris insensés entre nous. Il s’est agi d’abord d’une dinde truffée, puis d’un chevreuil, d’un sanglier, enfin d’un bœuf entier bourré de tubercules odoriférants à manger avec toute la littérature. Flaubert a perdu, vu qu’il a changé sa fin ; mais il n’a jamais pu payer son pari. Là où il est, il doit bien rire de s’être moqué de nous et il a bien fait, en somme.

« Pardonnez-moi, cher maître, de vous faire part de tout ce bavardage mais je profite de l’occasion pour vous exprimer toute mon admiration pour votre grand talent et pour vous dire aussi combien Flaubert vous estimait. J’ai souvent parlé de vous avec lui.

« Votre tout dévoué. Maurice SAND ».

L’identification de M. X… se révélant impossible par la lecture de la lettre ci-dessus, restait à feuilleter le Journal Officiel de l’époque. Là encore l’enquête fut décevante : aucune nomination scandaleuse et susceptible de susciter une colère homérique ; la plupart concernaient de braves militaires inconnus.

En essayant de voir clair dans cette affaire obscure, on constate qu’il n’y eut pas moins de quatre abandons de ruban. Relevons les témoignages par ordre chronologique, avec les motifs :

1er février 1871 : « Je me suis retiré le ruban rouge, et ceux qui continuent à le porter me semblent de fiers impudents, car les mots Honneur et Français sont incompatibles ». (Lettre à Commanville, Correspondance inédite, t. Il, p. 254). Le même jour, une phrase identique dans une lettre à Caroline (Correspondance, éd. Librairie de France, t. III, p. 302).

Avril 1872 : D’après Zola (voir plus haut) il aurait cessé de porter la croix après la mort de sa mère, disparue le 6 avril.

Janvier 1873 : Le même Zola, d’après « un vieil ami de Flaubert », indique que ce serait en apprenant la mort de Napoléon III (9 janvier 1873).

Avril 1873 : suivant le témoignage de Maurice Sand, rectifié.

Vers 1874 : d’après Zola lui-même qui a recueilli le motif de la bouche de Flaubert : « parce qu’on venait de décorer un coquin », motif identique à celui que donne Maurice Sand.

Ajoutons que Maxime Du Camp, après avoir lu l’article de Zola, lui écrivit le 12 décembre 1880 : « Il a cessé de porter le ruban rouge par une sorte de scrupule sentimental dont j’ai été le confident » (7). Là, pas de date et motif imprécis, mais on peut rapprocher, à cause du mot sentimental, ce que Zola écrivait dans Les Romanciers naturalistes du témoignage d’un « vieil ami de Flaubert ». Du Camp et Zola ont pu se rencontrer et parler de la question.

On constatera une fois de plus qu’il n’est pas toujours facile d’écrire l’histoire. En tout cas, il semble certain que Flaubert a renouvelé de temps en temps un geste qu’on peut bien qualifier de théâtral. Pour pouvoir arracher plusieurs fois son ruban devant témoins, il fallait bien l’avoir remis entretemps (8).

Voici la réponse (inédite) de Zola à Maurice Sand (9) :

Paris, 27 déc[embre 18]80.

Monsieur et cher confrère,

Votre lettre ne m’a été apportée que ces jours-ci, et je vous prie de m’excuser, si je ne vous ai pas dit plus tôt combien elle m’a intéressé et touché.

Merci mille fois de votre sympathie et merci pour les détails que vous me donnez. Je citerai peut-être l’anecdote de la décoration dans le café. Vous me le permettez, n’est-ce pas ? Tout notre pauvre et grand Flaubert est là-dedans.

Veuillez me croire votre bien cordial et bien dévoué confrère.

Émile ZOLA

23, rue de Boulogne

[Adresse :]

Monsieur Maurice Sand

16, chaussée de la Muette

Passy E.V.

[Poste :]

Paris, 27 déc. 80

Paris-Passy, 27 déc. 80

Quand on regarde les cachets postaux, on se dit : Ah ! qu’elle marchait bien, sous la Troisième, la poste de nos aïeux !

Georges LUBIN

(Paris)

(1) Souvenirs littéraires, t. II, p. 390.

(2) Les Amis de Flaubert, n° 54, pp. 7-18. Absolvons cependant Du Camp sur un point : Flaubert fut bien réellement invité à Compiègne, du 12 au 16 novembre 1864. Du Camp se trompe seulement quant à l’époque, qu’il situe au moment de la parution de Salammbô.

(3) Maxime Du Camp, Lettres inédites à Gustave Flaubert, procuré par Giovanni Bonnacorso et Rosa Maria di Stefano, Messine, Edas, 1978, p. 290.

(4) Satisfaction d’ailleurs relative. Aux Goncourt, le 16 août, Flaubert écrit : « Eh bien ? et vous ? J’ai été tout désappointé de voir à votre place Ponson du Terrail… Mon délire est d’ailleurs médiocre ». Et à Amélie Bosquet : « Ce qui me fait plaisir dans le ruban rouge, c’est la joie de ceux qui m’aiment ; c’est là le meilleur de la chose, je vous assure ». (Correspondance, éd. Librairie de France, t. III, pp. 64 et 65). Mais il est rare que les nouveaux décorés n’affectent pas un certain détachement. Flaubert n’échappe pas à la règle.

(5) Charpentier, 1881, p. 220

(6) Mes remerciements vont aussi à M. Jean-Claude Le Blond-Zola, qui avait bien voulu rechercher dans ses archives, et au docteur François-Émile Zola.

(7) Flaubert, Lettres inédites, publiées par Auriant, Sceaux, Palimugre, 1948, p. 144.

(8) M. André Dubuc me signale à propos de décorations que Flaubert a reçu aussi le Nicham-Iftikhar : l’annonce en a été faite sans commentaire dans la chronique locale du Journal de Rouen en trois lignes. C’était (évidemment) après Salammbô.

(9) Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, Fonds Sand, H 625.