Madame Bovary, roman ésotérique ? Lettres, patronymes, prénoms, toponymes

Les Amis de Flaubert – Année 1981 – Bulletin n° 59 – Page 21

 

 

Madame Bovary, roman ésotérique ?

Lettres – Patronymes – Prénoms – Toponymes

A – Les lettres

1) Un jeu de lettres étonnant

1,1 – « C’était une de ces coiffures d’ordre composite, où l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s’alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poil de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en soutache compliquée, et d’où pendait, au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait. »

Lorsqu’on lit très attentivement la célèbre description de la casquette de Charles Bovary, on découvre un phénomène surprenant. Dans ce paragraphe apparaissent en effet huit mots commençant par B — et dix-huit mots commençant par C. Parmi ces mots, l’on doit particulièrement signaler quatre groupes qui font apparaître, proches l’une de l’autre, les deux initiales : Bonnet de Coton — Boudins Circulaires — Broderie (en soutache) Compliquée — (au) Bout (d’un long) Cordon.

Je suis convaincu que ce procédé inattendu est parfaitement conscient. Les initiales B.C. (Bovary Charles) font partie intégrante de la description de l’objet et, à la limite, Charles Bovary s’incarne dans sa casquette. Voilà, soit dit en passant, qui ouvre de singulières perspectives sur la conception que se faisait Flaubert de l’écriture… Et je n’hésiterai pas à ajouter que l’on peut établir un rapport entre ce jeu d’initiales et le symbolisme des nombres que je viens d’étudier. B étant la deuxième lettre de l’alphabet et C la troisième, on retrouve par ce biais le nombre 23 qui dit à la fois le suicide d’Emma et la mort de Caroline.

On m’objectera que cette remarque est arbitraire et que si je place les initiales dans l’ordre inverse C-B, je tombe non pas sur 23, mais sur 32 qui ne se rencontre jamais dans le roman. Mais si j’examine les quatre groupes de mots dans lesquels apparaissent intimement liées les deux initiales, je constate que, chaque fois, celles-ci se placent dans l’ordre B-C. Ne doutant pas une seconde que Flaubert aurait pu trouver d’autres expressions, j’en conclus que l’ordre B-C = 23 est voulu.

2) L’Y

Une lecture, même superficielle, du roman fait ressortir une récurrence singulière de la lettre Y dans le choix que Flaubert a fait des noms propres.

Onze patronymes ou toponymes font apparaître cette lettre : quatre à l’initiale : Yonville, Yvetot (toponymes), Yverbonville (toponyme devenu patronyme), Yanoda (patronyme) ; quatre fois à la finale : Bovary, Lagardy (patronymes), Buchy, Cany (toponymes) ; trois fois à l’intérieur du mot : Vaubyessard (toponyme devenu patronyme), Vaufrylard, Derozerays (patronymes). J’ajoute que l’Y de « Yonville » se retrouve dans « l’Abbaye », le nom officiel du bourg étant « Yonville l’Abbaye », — mais l’expression entière ne se rencontre que lors de la présentation de l’endroit (1,9 et 11,1). D’autre part, l’Y se répète trois fois dans l’identité et les titres de noblesse de « Jean-Antoine d’Audervilliers d’Yverbonville, comte de la Vaubyessard, baron de la Fresnaye. »

Je m’efforcerai de rendre compte de la composition de ces noms, mais, pour le moment, je me contenterai d’avancer une hypothèse concernant cette récurrence de la lettre Y.

On ne peut établir de relation immédiate entre la prédilection marquée de Flaubert pour les noms propres contenant un Y et le jeu des nombres. Y est la vingt-cinquième lettre de l’alphabet et le nombre 25 n’apparaît que deux fois dans le récit.

Y me paraît être, en fait, un symbole érotique, comparable au V, auquel Huysmans consacrera, dans Là-bas, de fort pittoresques développements… (27) Mais je m’empresse de préciser qu’à mon sens il serait sans doute incongru, connaissant Flaubert, d’y subodorer je ne sais quelles implications psychanalytiques. J’y vois bien plutôt, et tout bonnement, un coup d’œil paillard que se lance l’auteur à lui-même, ou, éventuellement, aux lecteurs privilégiés, les amis Du Camp et Bouilhet qui, on le sait, ne dédaignaient pas ce genre de plaisanteries ! (28).

Quoi qu’il en soit, mis à part, évidemment, « Bovary » et « Yonville » qui recouvrent l’ensemble de la destinée de l’héroïne, il semble bien que les noms propres contenant un Y soient en relation étroite avec la vie amoureuse d’Emma (29).

Yverbonville-Vaubyessard (l,8) ouvrent l’épisode déterminant du bal (I,8), au cours duquel Emma rencontre le vicomte anonyme, dont elle restera, plus ou moins consciemment, amoureuse toute sa vie ; — Yanoda (I,9), le médecin auquel succéda Bovary, avait fait édifier, dans le jardin de la maison, la tonnelle des amours avec Rodolphe ; — Lagardy (II,15), le ténor, « assiste » aux retrouvailles avec Léon ; — Cany (I,4) — qui, par ailleurs, est le pays de Louis Bouilhet — se réfère au récit de la noce ; — Buchy (II,8) apparaît lors de la journée des Comices (séduction d’Emma par Rodolphe) ; — Yvetot symbolise d’abord une époque durant laquelle Emma pouvait éprouver envers Charles un sentiment profond, fondé sur l’admiration (I,2 : « Le père Rouault disait qu’il n’aurait pas été mieux guéri par les premiers médecins d’Yvetot (…) » ; Yvetot rappelle également l’euphorie de la noce (I,4 : « On avait été chercher à Yvetot un pâtissier (…) il apporta lui-même, au dessert, une pièce montée qui fit pousser des cris ») ; Yvetot devient, enfin, après la mort d’Emma, le lieu de résidence de Léon, devenu notaire (III,11) ; — quant à Vaufrylard (III,11), c’est le nom de cet artiste peintre qui, après le décès d’Emma, accompagne Charles chez l’entrepreneur de sépultures de Rouen. La dernière référence concernant Yvetot et I’apparition, épisodique, mais significative (30) de Vaufrylard, situées dans le même chapitre, forment une conclusion « post mortem » et relient classiquement l’amour à la mort (31).

On peut conclure de ces remarques que la présence de la lettre Y dans de nombreux noms propres se charge, à l’instar des nombres, d’une signification symbolique.

B – Patronymes et prénoms

1) Choix des patronymes

Il est assez malaisé de distinguer avec une certitude absolue, parmi les patronymes utilisés dans Madame Bovary, ceux qui peuvent être attestés et ceux qui sont dus à l’invention de Flaubert.

Les dictionnaires de noms de famille, chacun peut en témoigner, sont loin d’être exhaustifs. J’ai toutefois consulté le dictionnaire classique de Dauzat, qui m’a permis, dans un premier temps, de constater que l’immense majorité des patronymes du roman sont encore, de nos jours, couramment portés, ce qui contribue à donner au récit son aspect « réaliste ». J’ai pu, ensuite, compléter cette enquête par la lecture d’un petit ouvrage, discutable mais riche de renseignements précieux, publié récemment par René Vérard sous le titre de Ry, pays de Madame Bovary (32), et qui atteste, à Ry, sous Louis-Philippe, l’existence de certains patronymes que l’on trouve dans le roman et qu’ignorent les dictionnaires de noms de famille : c’est le cas de Tuvache et de Lheureux et c’est aussi (mais on le savait depuis longtemps (32), le cas d’Homais.

Il m’est donc apparu finalement, après que je me fusse livré à des contrôles minutieux, que seuls cinq patronymes ont été fabriqués par Flaubert : Bovary, Derozerays, Lagardy, Vaufrylard, Vinçart, Yanoda.

J’ai d’abord remarqué que se retrouvaient précisément dans cette liste les cinq patronymes du roman comportant la lettre Y. Seul Vinçart faisait exception. Cette constatation confirmait à mes yeux la valeur symbolique de l’Y dans l’imagination de Flaubert.

Mais, poussant plus loin mes investigations, je me suis rendu compte que, dans quatre noms propres inventés, existait une liaison certaine entre l’Y et le V : Bovary, Vaufrylard, Yverbonville, Vaubyessard (ces deux derniers étant, au départ, toponymes (34).

Je rappelais tout à l’heure, en me référant à Huysmans, la valeur érotique du V. La liaison Y-V confirme donc cette interprétation (35).

J’ajouterai même qu’à mon sens, Flaubert accorde à l’Y (si j’ose ainsi m’exprimer) une « intensité érotique » plus considérable qu’au V. J’en vois l’indice dans Vinçart, lequel — alors que les autres patronymes avec Y se rapportent à la vie amoureuse d’Emma — ne se réfère, lui, qu’au roman de la dette.

Et je reste convaincu qu’en se livrant à cette surprenante alchimie, Flaubert a versé sur ses ingrédients une forte dose d’humour (36).

Cela dit, il n’est pas sans intérêt d’examiner de près la fabrication de ces patronymes et en particulier — et une fois de plus ! — I’« étymologie » de « Bovary ».

2) Signification des patronymes inventés

VINÇART – Mystérieux patronyme que celui de ce banquier véreux. À la rigueur, ce nom, par sa consonance, fait penser à vice, vicieux ou visser. Phonétiquement, le suffixe est péjoratif. J’avoue que je ne puis en dire davantage sur ce singulier nom propre.

YANODA – Flaubert présente (I,9) le prédécesseur de Bovary à Yonville comme « réfugié polonais ». Reconnaissons que la consonance polonaise de ce patronyme est, pour le moins, approximative (37). Cela dit, il est difficile de préciser pour quelles raisons Flaubert a fabriqué « Yanoda ». On remarque seulement que lorsqu’on lit ce nom à l’envers, on découvre les deux syllabes Adon — qui font penser à « Adonis », ce qui pourrait confirmer que Yanoda se situe bien dans un contexte érotique.

VAUFRYLARD – Patronyme burlesque, qui correspond à ce que dit cursivement Flaubert de ce personnage épisodique : « Charles et lui (Homais) firent ensemble un voyage à Rouen pour voir des tombeaux (…) accompagnés d’un artiste peintre, un nommé Vaufrylard (…) qui, tout le temps, débita des calembours ». Un calembour, Vaufrylard en contient un. On peut lire en effet « Veau-Frit-Lard ». Il n’est que de lire la correspondance de Flaubert pour constater à quel point ce gourmand de « style » appréciait la très lourde plaisanterie. Ce qui tendrait à confirmer mon interprétation de l’Y. En outre, l’apparition de ce Vaufrylard dans un contexte douloureux peut être considérée comme un trait de dérision, bien dans la manière du romancier.

LAGARDY – Amusante coïncidence : alors que Flaubert, à Croisset, faisait chanter le grand air de Lucie de Lammermoor à son ténor Lagardy (II,15), de son côté, Paul Féval ferraillait avec Lagardère, et le Bossu parut peu de temps après Madame Bovary. D’ailleurs, il y a du Lagardère dans Lagardy, « admirable nature de charlatan, où il y avait du coiffeur et du toréador », — et je situerais volontiers ce patronyme dans le registre héroïco-parodique qui caractérise si souvent l’histoire d’Emma. Ce « cabotin » joue l’amour, sous les regards d’Emma et de Léon.

DEROZERAYS – Fabriqué sur la famille patronymique « Rose », très fréquemment attestée. Le — Z — se retrouve dans de nombreux noms de famille du type « Rozier », mais ce qui est remarquable, c’est, précisément, la présence inusitée de l’Y. Derozerays, président du jury des Comices, s’inscrit normalement dans le contexte érotique, son discours se déroulant simultanément aux « déclarations » de Rodolphe.

BOVARY – On a déjà beaucoup écrit sur I’« étymologie » de « Bovary » (38). Je crois que, dans le cadre de cette étude, il est nécessaire de faire le point et de tenter de déceler les raisons qui ont poussé Flaubert à attribuer ce patronyme à son héroïne.

Claudine Gothot-Mersch a démontré, une fois pour toutes, que le récit de Du Camp selon lequel Flaubert aurait baptisé Emma Bovary dans les eaux du Nil sous le coup d’une intuition fulgurante ne repose sur aucun fondement. Donc, le patronyme a été mûrement pensé.

D’autre part, « Bovary » apparaît dès le premier scénario. Et si, dans le quatrième, on lit, à deux reprises, « Bouvary », il s’agit, bien évidemment, d’un lapsus. Mais ce lapsus s’explique par le souvenir qu’avait conservé Flaubert du nommé Bouvaret, patron de l’hôtel du Nil au Caire. Et Flaubert lui-même a confié, en 1870, qu’il avait « inventé » le patronyme « Bovary » en dénaturant celui de Bouvaret. Confidence déterminante (39).

On doit donc, cela ne fait aucun doute, tenir compte de Bouvaret dans la genèse de Bovary (40). Toutefois, un autre élément comparable demande examen. Il s’agit de l’affaire Loursel, affaire d’empoisonnement, qui défraya la chronique rouennaise en 1844 et à laquelle fut mêlée une demoiselle de Bovery. L’affaire fut Jugée en avril 1844 et l’avocat de la défense était Me Sénard qui, comme l’on sait, défendit Flaubert en 1857. Il est possible que Flaubert entendît parler de ce fait divers : Me Sénard était un ami de sa famille. Rien, toutefois, ne le prouve : aucune allusion à cette affaire dans la correspondance qui nous est parvenue.

Cependant, Jean Pommier avança l’idée d’un télescopage entre Bouvaret et Bovery (41), auquel cas l’on se trouve devant l’alternative suivante :

— ou bien Flaubert a eu connaissance de l’affaire Loursel et le nom de Mlle de Bovery, dont il s’est souvenu sept ans plus tard, lui a suggéré d’appeler son héroïne « Bovary ». L’on passe très aisément de [BOV]-E-[RY] à [BOV]-A-[RY] et l’on peut même admettre à la rigueur que le – A – soit dû à Bouvaret (42) ;

— ou bien, comme il l’a confié lui-même, Flaubert a simplement « dénaturé » le nom de Bouvaret. En ce cas, l’on passe de [BO]-U-[VAR]-ET à [BOVAR]-Y.

Autrement dit, l’alternative se compose de deux éléments, dont l’un, l’affaire Loursel-Bovery, reste, jusqu’à preuve du contraire, hypothétique (43), et dont l’autre, l’emprunt à Bouvaret, repose sur une déclaration de l’auteur lui-même.

Pour ma part, je n’hésite pas. Si Flaubert avait seulement transcrit Bovery en Bovary, il l’aurait dit, — surtout en 1870, vingt-six ans après l’événement.

Bouvaret représente donc, selon moi incontestablement, la source première de « Bovary ». Et Flaubert qui, mieux que personne, manie les nuances du langage, a, bien réellement, comme il l’a dit, « dénaturé » le patronyme de l’hôtelier du Caire : disparition de la diphtongue — ou — passée à la voyelle — o — et modification de la finale.

Mais pourquoi avoir privilégié ce Bouvaret ? Je crois que le nom « Bouvaret » l’a intéressé à cause de la racine Bouv-. L’on remarque en effet qu’il est assez friand de ces patronymes « animaliers » puisque, dans Madame Bovary, l’on trouve Tuvache, Lebœuf, Hareng (44), sans parler de l’élément initial Vau- de Vaubyessard et Vaufrylard. Et Bouvaret-Bovary se retrouvera, plus tard, dans Bouvard (45). Je rejoins donc sur ce point le sentiment de René Vérard, qui voit dans la racine de Bovary une allusion à la lourdeur du bœuf, qui convient, effectivement, à Charles.

Par conséquent, il apparaît que le patronyme « Bovary » a été fabriqué en « dénaturant » Bouvaret — et par suppression de la diphtongue — et par modification de la finale -ET en finale -Y.

L’Y symbolique, qui se retrouve dans les autres patronymes inventés (46).

3) Les prénoms

Le choix des prénoms paraît, dans la très grande majorité des cas, purement arbitraire et sans particulière signification. À noter qu’un nombre important de personnages ne sont désignés, d’un bout à l’autre du récit, que par leur patronyme. C’est le cas d’Homais, de Binet, de Bournisien, etc.

Je me contenterai donc de faire quelques remarques concernant les prénoms des personnages principaux — ceux qui, au plus près (Homais excepté), entourent Emma Bovary.

On a pu remarquer, d’une part, que la chienne d’Emma s’appelle Djali, ce qui rappelle l’homme-singe Djalioh, de Quidquid Volueris et que, d’autre part, la servante d’Emma, Félicité, porte le prénom qui sera celui de l’héroïne, servante comme elle, d’Un cœur simple. Flaubert aime ainsi tendre un fil subtil de l’une à l’autre de ses œuvres. Dans le même ordre d’idées, on relève également que le père Bovary et Bouvard portent, sur trois prénoms, deux semblables, à peu de choses près : Charles-Denis-Bartholomé Bovary et François-Denys-Bartholomée Bouvard.

— CHARLES : sur le choix de « Charles », je ne pourrai que proposer une suggestion. Mlle Leleu a supposé — avec vraisemblance — que le patronyme de Léon, « Dupuis », pouvait avoir été suggéré à Flaubert par celui du jeune amant de Louise Pradier, avec lequel elle fut surprise en flagrant délit, Charles Puis (47). Si Puis a transmis son patronyme (légèrement modifié, je dirai pourquoi selon moi) à l’amant d’Emma, peut-être a-t-il aussi, par un raffinement d’ironie, fait don de son prénom au mari ?

— EMMA : le prénom « Emma » ne fut pas choisi dès le démarrage du roman. Dans le premier scénario, l’héroïne est prénommée Marie. Flaubert précise même : « Signe Maria, Marianne ou Marietta », voulant ainsi, dès le début, souligner la nature foncièrement romanesque de son personnage.

Il est intéressant de constater que Flaubert a songé, pour ainsi dire instinctivement, à Marie-Maria. Maria est l’héroïne des Mémoires d’un fou et Marie, celle de Novembre. L’une et l’autre sont en relation avec Élisa Schlesinger, Maria surtout, Marie devant beaucoup à Eulalie Foucaud de Langlade.

Je crois que le prénom « Émilie », celui de l’héroïne de l’Éducation sentimentale (version de 1945), est dû à un télescopage entre Élisa et Eulalie. Et il m’apparaît qu’« Emma » se situe tout naturellement dans cette suite de prénoms « vécus » ou « romanesques » : Emma présente, en effet, l’initiale et la finale d’Élisa, et si les deux prénoms « vécus », Élisa et Eulalie, présentent un – I – en consonne centrale, les deux prénoms « romanesques », Émilie et Emma, présentent un – m -. La suite : Élisa, Eulalie, Émilie, Emma ne manque pas d’être signifiante : même initiale et consonances analogues deux par deux. Telle est l’explication du choix d’« Emma ». Prénom qui, comme « Émilie » en 1845, condense symboliquement les deux expériences amoureuses du jeune Gustave Flaubert.

— LÉON et RODOLPHE : en soi, le choix de ces deux prénoms ne s’explique par aucune référence plausible. Mais il peut s’éclairer lorsqu’on examine les ensembles, prénoms et patronymes.

 

Premier ensemble : Léon Dupuis – Emma Bovary.

On constate que, dans les deux cas, le prénom comporte quatre lettres et le patronyme six. Ne retrouve-t-on pas le 4 et le 6, et, dans le couple, le 46 ?

Emma est donc solidement « ancrée » à Léon par la similitude du nombre de lettres — et par un total symbolique. D’où la modification du patronyme Puis en Dupuis ? (outre le fait, bien évidemment, que Flaubert ne pouvait se permettre de transcrire littéralement le nom « Puis », d’autant plus reconnaissable qu’il est fort peu répandu).

Second ensemble : Rodolphe Boulanger – Rouault Bovary.

Je crois que le choix de « Rodolphe Boulanger » a été suggéré à Flaubert par ce jeu d’initiales R-B, qui rappelle les deux patronymes successifs d’Emma. Et, de manière analogue, ce jeu de lettres unit intimement Emma à Rodolphe (48).

Ces jeux symboliques de lettres et de nombres me paraissent d’autant plus signifiants que l’on constate, si l’on se livre à un examen analogue, un déséquilibre certain entre « Charles Bovary » et « Emma Rouault » (7-6/4-7, initiales différentes). Harmonies entre Emma et chacun de ses deux amants, discordance entre elle et son mari. Les thèmes romanesques fondamentaux se concrétisent ainsi par un symbolisme qui me paraît mûrement réfléchi.

Quant au prénom de « Berthe » attribué à l’enfant d’Emma, j’ai déjà fait remarquer qu’il s’inscrit dans un ensemble de six exceptionnel (49). Le destin de Berthe Bovary me semble gravé, de cette façon, à l’intérieur même de son identité (50).

C – Toponymes

De même que les dictionnaires de patronymes, les dictionnaires de noms de lieux — quoique à un degré moindre — sont assez loin d’atteindre la perfection (51).

Toutefois, j’ai pu constater que, comme les patronymes, les toponymes de Madame Bovary sont, dans leur immense majorité, réels. Il s’agit, pour la plupart, de noms de communes du pays de Caux, bien entendu (52).

J’examinerai donc exclusivement les noms de lieux qui appellent une remarque particulière ou qui ont été inventés.

Il est question, à deux reprises (I,4 et III,10) du bourg de Saint-Victor. Ce bourg est attesté, en Seine-Maritime, sous l’appellation de « Saint-Victor-l’Abbaye ». Il est possible que « l’Abbaye » d’Yonville vienne de là.

D’autre part, Sassetot (la Guerrière), le pays de Catherine Leroux, est également attesté, mais sous l’appellation de Sassetot-le-Malgardé (53). La substitution de « Guerrière » à « Malgardé » est peut-être ironique, — à moins que, comme je l’ai suggéré plus haut (cf. note 46), Flaubert ait eu besoin d’un nom commençant par G — (c’est le dernier nom de la suite), pour atteindre le total symbolique de 72 (54). Givry-Saint-Martin (II,8) est composé de deux éléments attestés, mais l’ensemble paraît bien être de l’invention de Flaubert.

Quant aux lieux-dits ou noms de domaines, comme les Bertaux ou la Huchette, leur existence, en tant que toponymes, est fort plausible. Il est difficile d’imaginer pour quelles raisons Flaubert les a choisis (ou inversés ?). Peut-être s’agit-il de dénominations de fermes qu’il a connues. Bertaux a pu être suggéré par Bertheauville, attesté dans le pays de Caux. « Huchet » est un terme de vénerie désignant un petit cor de chasse, et « Huchette » pourrait, dans ces conditions, se référer aux escapades hippiques de Rodolphe et Emma (55).

— Toponymes inventés

Ils sont, sauf erreur, au nombre de quatre. Les trois premiers, Andervilliers, Yverbonville et Vaubyessard — utilisés également comme patronymes — se situent au chapitre 8 de la 1ère partie (chapitre du bal). Le quatrième est YonviIle-l’Abbaye.

— ANDERVILLIERS – Nom composé de deux éléments, dont le second, Villiers, est très répandu. Le premier élément, ANDER-, est obscur. On peut songer à la rivière l’Andelle, dans laquelle se jette la Rieule du roman (56). Mais je rapprocherais volontiers AND[ER]- de [Y]AN[0]D[A] et le ferais entrer ainsi dans la symbolique érotique, dont j’ai parlé plus haut.

— YVERBONVILLE – Paraît être une sorte d’excroissance d’Yonville. Si l’on « détache » Yonville d’Yverbonville, reste un élément — VERB — qui pourrait contenir à la fois le V symbolique (en rapport avec l’Y sur le type Yvetot), la voyelle de liaison neutre – E -, et les initiales – RB – de Rouault-Bovary (et, éventuellement, Rodolphe Boulanger, qui, pour Emma, a, en un sens, « concrétisé »le rêve fugitif qu’a fait naître, dans l’esprit de l’héroïne, le vicomte du bal).

— VAUBYESSARD – Compte tenu du rôle essentiel que joue le bal au niveau du tissu romanesque, il est probable que Flaubert ait attaché au nom « Vaubyessard » une valeur particulière. Or, on peut décomposer Vaubyessard en trois éléments : VAUB-Y-ESSARD.

Si le troisième élément, ESSARD ne fait que rappeler, au même titre que « Villiers », des toponymes assez répandus (exemple : le lieu-dit « Les Essarts », près de Rouen), colorant ainsi le récit d’une teinte « réaliste », le premier, VAUB-, contient la syllabe initiale VAU- que l’on retrouve dans Vaufrylard et se réfère au vocabulaire « animalier », et, d’autre part, lu à l’envers, donne « BAUV- », qui rappelle « Bovary ».

En tout cas, l’Y occupe, dans Vaubyessard, une position médiane entre un élément de 4 lettres et un élément de 6 lettres. Je suis persuadé que la fabrication de ce nom est bien loin d’être arbitraire.

— YONVILLE – L’« étymologie » d’Yonville repose sur des hypothèses diverses.

Je ne sais si Flaubert connaissait Saint-Yon, en Île-de-France, et s’il savait que saint Yon fut, dit-on, un compagnon de saint Denis. Je suis fort tenté d’en douter ! De même, on ne peut, évidemment, établir aucun rapport entre « Yon-ville » et la rivière vendéenne, l’Yon (La Roche-sur-Yon). « Yon- » pourrait, d’une façon un peu peu moins fantaisiste, se référer à l’Yonne qui se jette dans la Seine à Montereau. On relierait ainsi Madame Bovary, roman spécifiquement normand, au versant nogentais et champenois de Flaubert, qui sera illustré dans l’Éducation sentimentale.

Peut-être s’agit-il également d’un souvenir rouennais : au voisinage immédiat de l’Hôtel-Dieu de Rouen existait une « rue d’Yonville », que Flaubert a forcément connue, et rien n’interdit de penser a priori qu’il ait emprunté ce nom de rue pour le transposer au bourg de son roman (57). Yonville ne serait pas, dans ces conditions, un toponyme inventé et Flaubert aurait pu être tenté par la construction du nom, avec un Y initial s’intégrant aisément dans l’ensemble symbolique qu’il avait conçu.

Cela dit, et sans rejeter radicalement cette hypothèse, une « solution » me paraît particulièrement séduisante.

Je vais donc me voir obligé d’aborder ici le problème irritant et futile de I’« identification » d’Yonville-l’Abbaye.

À ce sujet, je partage entièrement le point de vue de Claudine Gothot-Mersch, pour qui cette identification constitue un faux problème, analogue à celui des « clefs » de l’Éducation sentimentale. Et je suis profondément convaincu que l’on a gaspillé inutilement des flots d’encre à se demander si « Yonville » était Ry ou Forges-les-Eaux ou autres lieux. Problème irritant, quand on constate que la polémique a, parfois, dépassé les bienséances et que certains érudits locaux se sont laissé aller à des écarts de langage indignes de gens de bonne compagnie. Irritant, ô combien ! ce problème, lorsqu’on découvre l’exploitation commerciale de Ry, devenu l’un des hauts-lieux touristiques de la région rouennaise, avec « rôtisserie Bovary » (sic), musée de marionnettes, maison de M. Homais, etc. Parfait exemple de ce « grotesque triste », si cher au cœur de Flaubert I

Mais enfin, si j’avais à prendre parti, j’irais à l’encontre des idées reçues. Je ne me déclarerais pas « Ryîste » (ou « Rilliste » ?), mais « Lyonsiste ». L’article que publia Roger Bismut, intitulé « Et si Yonville-l’Abbaye était… Lyons-la-Forêt ? » (58) me paraît développer des arguments solides. « Il n’est pas hasardé de suggérer, écrit Roger Bismut, que Lyons a pour lui les notations favorables à Ry, plus quelques autres (et d’importance considérable) ».

Et, en particulier, Roger Bismut relève avec pénétration « la similitude de construction entre Yonville-l’Abbaye et Lyons-la-Forêt (sans parler de la quasi-identité des deux premières syllabes) ».

Quasi-identité, en effet. Aphérèse de l’initiale, pour occulter, bien entendu, le toponyme-modèle, mais aussi, ipso facto, pour privilégier l’Y.

Il est remarquable que le toponyme et le patronyme qui « déterminent » Emma Bovary présentent l’Y. L’un à l’initiale, l’autre à la finale.

La construction de ces noms ne peut être gratuite, elle n’est pas arbitraire, elle n’est pas due au hasard. Elle résulte, au contraire, d’une mûre et très consciente élaboration.

***

Conclusions

Le 18 mars 1857, Flaubert écrivait à Mlle Leroyer de Chantepie : « Madame Bovary n’a rien de vrai (…) Je n’y ai rien mis de mes sentiments ni de mon existence (…) C’est un de mes principes qu’il ne faut pas s’écrire. L’artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant ; qu’on le sente partout, mais qu’on ne le voie pas » (59).

Passage exemplaire de l’ambiguïté flaubertienne, sinon de la mystification flaubertienne. Certes, Flaubert ne s’écrit pas. Du moins, ne s’écrit-il pas visiblement… Les déclarations tapageuses sur I’« impersonnalité » qui parcourent la correspondance ne trompent plus.

« Je n’ai rien mis (dans Madame Bovary) de mes sentiments ni de mon existence » ? Voire…

Il convient, tout d’abord, d’examiner de près la coïncidence que les auteurs de la chronologie du roman ont relevée, entre la date du suicide d’Emma et celle du décès de Caroline Hamard.

La chronologie du roman situe nécessairement le suicide le lundi 23 mars 1846, — date que l’on retrouve dans le livre de Lheureux. Jacques Suffel (60) avance, effectivement, cette date pour le décès de Caroline. Mais Jean Bruneau (61) indique que « Caroline mourra le 22 mars 1846 à 3 heures de l’après-midi, rue de Lecat ». Et il ajoute, précision à mon sens décisive, que « l’acte de décès a été dressé le 23 ». Les funérailles ont eu lieu le 24 (lettre à Du Camp du « mercredi matin », soit le 25, dans laquelle il est dit : « hier à 11 heures »). Donc, Caroline Hamard est bien morte le dimanche 22 mars 1846.

Pourquoi, dans ces conditions, Flaubert a-t-il, dans son roman, privilégié la date du 23 ? Je ne suis guère de l’avis de Roger Bismut, qui pense que l’année 1846 lui a laissé « des souvenirs confus » et que sa mémoire a « pu hésiter parfois » (62). Je suis persuadé, au contraire, que Flaubert qui, du reste, était doué d’une excellente mémoire, conservait de ces jours sombres des souvenirs très précis (63). Je dirai donc qu’il ne me semble plus du tout invraisemblable que Flaubert ait pu considérer le jour de l’établissement de l’acte de décès officiel comme le point final et irréversible de la disparition de sa sœur et qu’il s’agissait, en fin de compte, de la date essentielle.

Cela dit, cette « querelle de dates » appelle deux remarques supplémentaires.

Caroline est morte un dimanche. C’est un dimanche (II,5) qu’Emma prend conscience qu’elle est amoureuse de Léon (jalon d’importance dans son itinéraire sentimental), — et c’est un dimanche (II,3) que naît sa fille. D’autre part, et surtout, Caroline est morte à trois heures de l’après-midi. Quant à la mort d’Emma, elle se situe donc, non pas le jour du décès de Caroline, mais le jour de ses funérailles. De toute façon, il y a toujours coïncidence. Emma est morte, d’après la chronologie du roman, à seize heures. Rien, dans le récit ne s’oppose à ce que l’on avance l’événement d’une heure. Mais, quoi qu’il en soit, qu’il s’agisse de 3 heures ou de 4 heures, on retrouve là deux des nombres de base que j’ai relevés maintes fois dans le récit.

Alors, Madame Bovary, roman ésotérique ? Je réponds, sans hésitation aucune, oui. Mais, bien entendu, il ne s’agit pas d’un ésotérisme « classique ». La récurrence impressionnante du nombre 3 ne se réfère nullement aux interprétations traditionnelles. Il serait vain d’y voir, soit un symbolisme maçonnique, soit un symbolisme kabbalistique, tel qu’on en découvre de nombreuses traces dans la Divine comédie, par exemple. Non. Il s’agit ici d’un ésotérisme personnel, que, seul, Gustave Flaubert était à même de comprendre (64).

Il me reste à tenter de deviner son intime signification.

A – La symbolique des nombres

— Le nombre 3

Il apparaît clairement que ce nombre constitue le fondement même de l’ésotérisme flaubertien dans Madame Bovary.

Que signifie-t-il ?

Je vais livrer à la méditation de mes amis flaubertistes et aux amateurs de Flaubert une série de huit hypothèses :

  • 3 signifie C, troisième lettre de l’alphabet, initiale de Caroline.
  • 3 signifie 3 mars (1845), date du mariage de Caroline.
  • 3 signifie 3 heures, heure de la mort de Caroline.
  • 3 signifie mars, troisième mois de l’année, mois du mariage et de la mort de Caroline.
  • 3 signifie les trois « survivants » de Croisset après la mort de Caroline : Madame Flaubert, Gustave et sa nièce.
  • 3 signifie le jour (3 avril) de la mort d’Alfred Le Poittevin.
  • 3 signifie le trio d’amis : Bouilhet, Du Camp, Flaubert (l’auteur de la Tentation de Saint-Antoine et ses deux « juges »).
  • 3 signifie le « ménage à trois », Maurice Schlesinger, Élisa Schlesinger, Flaubert (cf. le premier scénario de l’Éducation sentimentale : « Le mari, la femme, l’amant (…) M. Sch., Mme Sch., moi ».

J’éliminerai les deux dernières hypothèses, qui me paraissent s’exclure d’un « ensemble ».

Le jour de la mort de Le Poittevin pourrait être chargé d’une certaine signification, étant donné que Le Poittevin a été le confident de la jeunesse de Flaubert, qui lui dédia les Mémoires d’un fou. Post mortem, Le Poittevin devint le dédicataire de la Tentation. En fait, il semble que l’on peut tenir compte du jour de la mort de Le Poittevin, dans la mesure où ce 3 peut se relier au 4 (65).

Le 3, signifiant les trois survivants de Croisset n’est pas, non plus, à exclure radicalement.

Mais je retiens essentiellement les quatre premières hypothèses, qui, d’ailleurs, forment un tout. Le nombre 3 est donc, sans doute aucun, intimement lié au souvenir de Caroline et, personnellement, je privilégierai la première hypothèse, le 3 signifiant l’initiale C. Cette forme d’ésotérisme reliant les nombres aux lettres me paraît confirmée par plusieurs remarques de cet ordre que j’ai été amené à faire au cours de cette étude et, d’autre part, il apparaît que ce procédé symbolique assure, d’une façon continue, la « présence » obsédante de Caroline au cœur même du récit.

Cela dit, je ne puis m’empêcher de noter à quel point Gustave Flaubert a été « marqué » par le nombre 3. À l’instar, d’ailleurs, de Caroline elle-même. En dehors même des références précédentes qui sont, en soi, assez impressionnantes, on relève qu’il est né dans une famille qui donna le jour à six enfants, dont trois moururent en bas âge et trois survécurent, que sa date de naissance, 12-12-1821, peut se lire « trois fois douze » (1 + 8 + 2 + 1 = 12), douze étant lui-même multiple de trois (66), qu’il est mort le 8-5-1880, date dont le total de l’addition des chiffres est 30, que l’on peut considérer que sa vie amoureuse conserve essentiellement les empreintes des figures de trois femmes : Élisa Schlesinger, Eulalie Foucaud de Langlade et Louise Colet, qu’il écrivit trois versions de la Tentation de Saint-Antoine et trois Contes, que l’on possède de lui un scénario de pièce de théâtre intitulé les Trois Frères (67) et même, que le nombre 3 se retrouve (consciemment ou non ?) dans la structure de certaines œuvres : Madame Bovary et l’Éducation sentimentale comptent trois parties, la première version de l’Éducation se divise en 27 chapitres et Salammbô en comporte 15… On pourrait, j’en suis persuadé, retrouver encore d’autres traces de cette singulière présence du nombre 3 dans la destinée de Gustave Flaubert.

Les esprits positifs hausseront les épaules en invoquant le hasard. Je n’ai pas honte d’avouer que, parfois, l’explication par le hasard me paraît une solution de facilité.

— Le nombre 4

L’interprétation de 4 peut se fonder sur quatre hypothèses :

— 4, on le voit au cours du récit, est souvent en relation directe avec 3, soit, à plusieurs reprises, dans le même énoncé, soit pour former le multiple 12, qui est fréquent, soit pour former 34 et 43.

— 4 est en liaison avec 6 et forme 46 (1846).

— 4 signifie avril, quatrième mois de l’année, mois de la mort d’Alfred Le Poittevin.

— 4 est un hommage subtil à Victor Hugo.

Ce n’est pas sans intention que Flaubert a fait coïncider la date de l’abandon d’Emma Bovary par son amant avec celle de la noyade de Villequier. Les références explicites à Victor Hugo ne manquent pas dans Madame Bovary (68). Or, Hugo, lui, paraît « marqué » par le nombre 4 : son patronyme comporte 4 lettres, sa fille se noie un 4 septembre… Peut-être Flaubert a-t-il songé à rendre ainsi hommage à celui qu’il considérait, dans sa jeunesse, comme le maître à écrire ? Hypothèse fragile, certes, mais qui n’est pas totalement inacceptable.

De même, on peut penser qu’il ait voulu rappeler la mort de l’ami de prédilection, Alfred Le Poittevin, décédé le 3-4-1848. C’est possible.

Toutefois, je préfère les deux autres hypothèses, qui me paraissent de plus près se référer à l’ensemble ésotérique fondé sur le souvenir de Caroline. Et je marque une légère préférence pour la première, la liaison de 4 avec 3 étant fréquente, sous des formes diverses. Mais je reconnais que cette hypothèse soulève plus de problèmes que la seconde (4 en liaison avec 6 et formant 46). Si 12 (multiple de 3 et de 4) et 34 (on peut, dans ce cas précis, se référer à la date de la mort de Le Poittevin) peuvent s’expliquer, il est plus malaisé de rendre compte de 43. Or, dans la vie d’Emma, l’année 1843 est une année clef : échec de l’opération d’Hippolyte, rupture avec Rodolphe, premier emprunt. Je rappelle que quarante-trois convives assistaient à la noce, que Charles, après la fuite de Rodolphe, veille sa femme pendant quarante-trois jours… J’émettrai donc, à propos de 43, une hypothèse, en toute prudence : serait-ce en 1843 que Flaubert devint l’amant d’Élisa Schlesinger ?

Par conséquent, 4 peut être considéré comme un nombre beaucoup plus complexe que 3 — mêlant à la fois le souvenir de Caroline (liaisons entre 3 et 4), celui de Le Poittevin, peut-être un hommage voilé à Victor Hugo, et, qui sait, le « grand amour »…

— Le nombre 6

On peut, à son sujet, choisir entre deux hypothèses aussi plausibles l’une que l’autre :

— Ou bien 6 signifie simplement 1846.

— Ou bien 6 signifie, par le nombre de lettres, le patronyme Hamard, nom d’épouse de Caroline Flaubert.

J’opte pour cette seconde hypothèse, C. Hamard se traduisant par 3-6. Ce qui me paraît la confirmer, c’est l’étonnant ensemble de 6 qui qualifie Berthe Bovary. Le destin de cette orpheline fait, forcément, penser à celui de la fille de Caroline Hamard. Berthe Bovary est, dans une certaine mesure, la nièce de Flaubert. 6 se réfère donc à la fois à la sœur et à la nièce, dont l’identité est semblable. (69)

B – La symbolique des lettres

La symbolique des lettres ne se relie à la symbolique des nombres que dans certains cas très précis. On peut donc distinguer les noms qui, par leur structure — plus précisément par le nombre de lettres — se réfèrent à tel nombre de base — et d’autres, inventés pour des raisons diverses et qui, toutefois, m’ont paru se charger d’une signification.

La liaison entre les deux symbolismes n’apparaît clairement que dès l’instant qu’il s’agit d’Emma Bovary et de son entourage immédiat (Charles exclu, ce qui est significatif). Le cas le plus frappant consiste dans le parallélisme 4-6 Emma Bovary – Léon Dupuis. il est possible que les noms inventés avec Y se rattachent (cf note 46) au symbolisme des nombres par le jeu des multiples. Et la remarque que j’ai faite au sujet de Catherine Leroux (cf. ibid.) peut s’inscrire dans le même ensemble, dès l’instant que l’on admet que la vieille servante est une réplique d’Emma : elle est victime du discours politique au même titre qu’Emma, victime du discours amoureux.

En tout cas, il est remarquable que le nom même de l’héroïne, Emma Bovary, se lise 4-6, soit 46 (1846). 46 apparaît aussi dans Vaub-y-essard. Le cas de Berthe Bovary, de même, est exemplaire. Quant à la signification du nombre 3, je la vois procéder de la liaison C-3. (70)

Ces remarques sur le jeu des lettres viennent donc, à mon sens, confirmer le fait fondamental : la présence constante du souvenir de la sœur de Flaubert tout au long du récit.

Par conséquent, je dirai que le symbolisme 3-4-6 (ensemble qui peut se lire : « Mars 1846 ») et les relations qui s’établissent entre ces nombres et certains noms propres, se réfèrent au fonds tragique du roman de Flaubert. (71)

Mais, simultanément, la symbolique de l’Y, que j’interprète comme une sorte de plaisanterie de vieux garçon, introduit, à l’intérieur même du tragique, un élément de dérision, un rire à la fois gras et amer, un rire au milieu des larmes, qui, finalement, constitue peut-être le témoignage le plus authentique du désespoir.

Car Madame Bovary est d’abord un « in-memoriam ». In memoriam sororis carissimae. Cette œuvre, Flaubert l’a conçue, élaborée, construite, écrite avec, sans aucun doute, constamment dans l’esprit le souvenir ineffaçable de la sœur chérie. Pour lui rendre cet hommage, il a choisi les voies les plus obscures, cette alchimie subtile et mystérieuse qu’il pensait ne pouvoir être jamais décryptée, qu’il se croyait seul à même de comprendre.

Parvenu au terme de cette étude, je me vois donc amené à m’interroger sur le « réalisme » flaubertien.

Le « réalisme »implique détachement, distance, impersonnalité, voire impassibilité de l’écrivain vis-à-vis de sa création. Lorsqu’on voit dans Flaubert le maître incontesté de l’esthétique réaliste, ne commet-on point un véritable contresens ? Ne juge-t-on point seulement de la surface, de l’apparence ?

Précisément, c’est en ceci que consiste le génie flaubertien : savoir sauvegarder les apparences. Rien de plus « réaliste », apparemment, que Madame Bovary. Voir à ce sujet, par exemple, le choix volontaire de patronymes ou toponymes attestés, dans leur grande majorité. Mais, en réalité, le lecteur est piégé, mystifié, il se méprend radicalement sur les intentions profondes de l’auteur. Dans le cas précis de Madame Bovary, il prend pour « l’histoire d’un fait divers » un récit chargé, d’un bout à l’autre, d’implications très intimement personnelles. Quant au sous-titre « Mœurs de province », il met le comble, selon moi, à l’ironie et à la mystification.

On comprend que Flaubert ait toujours poussé des cris lorsqu’on lui collait sur le dos cette étiquette de « réaliste ». Et qu’il ait pu, par exemple, écrire un jour à Jules Duplan : « Sont-ils bêtes avec leurs observations de mœurs ! Je me fous bien de ça ! » (72). Effectivement… (73)

Jacques-Louis DOUCHIN

(Université de Nantes)

(27) J.-K. HUYSMANS, Là-bas (1891), chapitre XI, fin.

(28) C’est devenu un lieu commun de constater que notre époque a perdu le sens de l’humour. Par exemple, c’est l’un des reproches que j’adresse à L’idiot de la famille. Jean-Paul SARTRE — que son ombre me pardonne ! — s’y prend horriblement au sérieux.

(29) Ces noms propres avec « y » ne se réfèrent en aucun cas aux affaires d’argent.

(30) Cf. infra, choix des patronymes et conclusions.

(31) Yvetot se retrouve dans Le dictionnaire des idées reçues : « Voir Yvetot et mourir ! » . La formulation de cet article du Dictionnaire m’intrigue fort. Quel est le sens de cette plaisanterie ? Flaubert I’avait-il entendue autour de lui ? Je n’en suis pas si sûr et ce n’est pas si simple. L’examen des manuscrits (cf. édition Caminiti) montre que Flaubert avait d’abord pensé ajouter : « Voir Naples et Séville », puis, se ravisant, conserva exclusivement Yvetot. Le choix d’Yvetot comme lieu de résidence du notaire Léon Dupuis après la mort d’Emma m’inciterait à voir dans l’article du Dictionnaire un de ces nombreux témoignages d’auto-ironie, sinon d’auto-destruction qui, selon moi, caractérisent en grande partie la production flaubertienne, surtout dans les dernières années de la vie de l’écrivain

(32) René VÉRARD, Ry, pays de Madame Bovary, Rouen, 1980, 95 pages (vente exclusive à la galerie Bovary, musée des Automates, 76116 Ry).

(33) Cf. F. CLÉRAMBRAY, Flaubertisme et Bovarysme, Rouen 1912.

(34) Ils sont de l’invention de Flaubert, cf. infra.

(35) Et cela pourrait expliquer les trois références à Yvetot.

(36) Mais un humour peut-être ambigu, cf. conclusions.

(37) Décidément, Flaubert n’est pas très heureux quand iI s’essaye à fabriquer des noms propres étrangers. Dans L’éducation sentimentale, version de 1845, l’Allemand Shahutsnischbach présente, à l’initiale de son nom, une syllabe Sh, dont iI est difficile d’admettre qu’elle soit spécifiquement germanique.

(38) Cf., en particulier, Claudine GOTHOT-MERSCH, La genèse de Madame Bovary, José Cortl, 1966, ch. I.

(39) Correspondance, éd. Conard, tome IV, p. 107.

(40) Anatole LE BRAZ, in Sur l’origine du nom de Bovary, Mélanges Lanson, Paris, 1929, pages 419-420, ne voyait aucun rapport entre les deux. C’est surprenant.

(41) Jean POMMIER, L’affaire Loursel, drame de l’amour et des poisons ou une source mal connue de Madame Bovary, Les Lettres Françaises, 11 avril 1947.

(42) Les tenants de Ry-Yonville. pour des raisons différentes, aboutissent à une conclusion analogue. René VERARD (o.c. p. 6) — qui, soit dit en passant, paraît encore accorder quelque crédit au fameux récit de Du Camp — n’hésite pas à écrire : « Pourquoi le patronyme « Bovary » ? L’auteur n’aurait-il pas cherché à combiner le trait essentiel du caractère de son malheureux héros (qui était un lourdaud) avec le lieu où il vécut sa mésaventure ? D’où la fusion de « bova » (bœuf en latin) et de « ry »… « Un bœuf à Ry ». Je ne chicanerai pas M. Vérard sur son latin approximatif — et lui donne raison quant à son interprétation de « Bov » — Cela dit, je suis persuadé que Ry n’a rien è voir dans la genèse du patronyme. Cf. infra, examen du toponyme « Yonville ».

(43) Claudine GOTHOT-MERSCH (o.c. p. 41), contestant l’opinion de Jean POMMIER qui voyait « dans l’affaire Loursel, prise en bloc, une source de Madame Bovary », estime qu’en réalité « les résultats de la comparaison sont pourtant assez minces ».

(44) Patronymes attestés.

(45) Ce qui, du reste, est une erreur ; étymologiquement, Bouvard procède, en effet, non pas du latin boven, mais de la racine germanique bov — qui a donné l’allemand Bube. Mais, évidemment, Flaubert l’ignorait. L’anthroponymie n’est que centenaire. Le premier Dictionnaire des noms, celui de Lorédan LARCHER, parut en 1880.

(46) Je voudrais ajouter, mais sans pour autant en tirer des conclusions péremptoires, que j’ai pu faire une curieuse constatation : en attribuant à chacune des lettres constituant les cinq patronymes inventés présentant I’Y (Yanoda, Vaufrylard, Lagardy, Derozerays, Bovary) son numéro d’ordre dans l’alphabet et en additionnant ces chiffres, on aboutit aux totaux suivants : Yanoda : 60, Lagardy : 68, Vaufrylard : 128, Derozerays : 136, Bovary : 83. Autrement dit, les quatre premiers sont divisibles par l’un des chiffres de base, le 4. Yanoda : 15 fois 4, Lagardy : 17 fois 4, Vaufrylard : 32 fois 4, Derozerays : 34 fois 4. Quant à Bovary, cela équivaut à 20 fois 4 + 3, le chiffre de base le plus souvent attesté dans le texte.

D’autre part, si l’on utilise le même procédé en examinant les initiales de Catherine, Nicaise, Élisabeth Leroux (de) Sassetot-La-Guerrière (C + N + E + L + S + L + G) on atteint le total de 72, qui est divisible par les trois chiffres de base, 3, 4 et 6 (cf. infra, conclusions).

En revanche, Vinçart (= 87) n’est pas divisible. Mais Vinçart se situe en dehors du contexte érotique, que je suppose symbolisé par l’Y. Il y aurait donc là une très étrange liaison établie par Flaubert entre la symbolique des chiffres et la symbolique des lettres.

(47) Cf. Claudine GOTHOT-MERSCH (o.c., p. 47).

(48) Le choix de « Rodolphe Boulanger » est postérieur à celui d’« Emma Rouault-Bovary ».

(49) Cf. supra et, en particulier, note 22.

(50) Certes, au cours du récit, Flaubert « explique » le choix de « Berthe » par Emma. Emma aurait entendu, au château de la Vaubyessard « la marquise appeler Berthe une jeune femme ». Mais on ne peut, évidemment, être dupe de cette élémentaire mystification !

(51) J’ai consulté le Dictionnaire étymologique des noms de lieux en France, de DAUZAT et ROSTAING (éd. de 1971). J’y ai constaté, par exemple, l’absence d’Yport, cher à Maupassant !

(52) Sur ce problème, on pourra consulter l’article d’André DUBUC, Toponymie dans Madame Bovary, Les Amis de Flaubert, numéro 41, décembre 1972, pages 27-29.

(53) André DUBUC atteste aussi l’existence de Sassetot-Ie-Mauconduit.

(54) Cf. Conclusions.

(55) Je dois toutefois indiquer qu’ayant « traité » le nom « Huchette » selon le procédé que j’ai détaillé plus haut (cf. note 46), je suis parvenu au total de 90, soit 30 fois 3. Multiple d’un nombre de base assez significatif, sembie-t-il.

(56) « Rieule » est l’anagramme de la Lieure, qui coule à Lyons-la-Forêt, comme l’a très justement fait remarquer Roger BISMUT (cf. infra).

(57) Ce renseignement m’a été fourni par M. André MARSAC, membre de l’Association des Amis de Flaubert et l’un des animateurs de l’Université du IIIe âge de Nantes.

(58) Les Amis de Flaubert, numéro 41, décembre 1972, pages 17-20.

(59) Correspondance, édition Conard, IV, page 164.

(60) Édition de Madame Bovary, Garnier-Flammarion.

(61) FLAUBERT, Correspondance, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, page 974.

(62) Art. cité, page 8, note 18.

(63) On sait que des détails vécus concernant la mise en bière et les funérailles de Caroline se retrouvent dans le roman.

(64) Il ne faut jamais perdre de vue que Madame Bovary, au même titre que les œuvres antérieures, était, dans l’esprit de Flaubert, une « œuvre pour soi-même ». Il n’en réservait la lecture qu’aux « privilégiés », Du Camp et Bouilhet. On sait que ce n’est qu’excédé par les pressions répétées de Du Camp qu’il se résolut, finalement, à publier. Toute exégèse de Madame Bovary (et des « œuvres de jeunesse ») doit tenir compte de ce fait fondamental.

(65) Cf. Infra.

(66) Précisons, une bonne fois pour toutes, que Flaubert est bien né le 12 décembre 1821, et non le 13, comme le veulent René DUMESNIL et A.-Y. NAAMAN et d’autres. Cette erreur procède d’une lecture fautive de l’acte de naissance manuscrit.

(67) Manuscrit que j’ai publié, pour la première fois, dans Les Amis de Flaubert, numéro 41, décembre 1972, pages 21-26 et qui se trouve dans l’édition des Œuvres complètes, publiées par le Club de l’Honnête Homme. Je note également, par curiosité, que le 23 février 1848, pendant les journées révolutionnaires, Flaubert, Du Camp et Bouilhet allèrent, le soir, dîner tous les trois au restaurant des Trois Frères Provençaux !

(68) Je n’irai pas toutefois, comme l’a fait Jacques SEEBACHER (art. cité, p. 5, note 5), jusqu’à relever la similitude de consonance entre Madame Bovary et Notre-Dame de Paris. Cela, cette fois, me paraît relever du pur hasard.

(69) Outre que le patronyme « Hamard » comporte six lettres, les deux initiales additionnées des deux Caroline font également six. Quant au F (initiale de Flaubert), c’est la sixième lettre de l’alphabet.

(70) J’en viens même à me demander si, en fin de compte, le prénom « Charles » n’a pas été suggéré à Flaubert par C. HA(mard), CHA correspondant, toujours par le même procédé additif, au multiple fréquent 12.

(71) Roger BISMUT (art. cité) établit très justement, à cet égard, une comparaison entre Madame Bovary et la tragédie grecque.

(72) Lettre de mai 1857, Correspondance, édition Conard, IV, page 190.

(73) Complément sur l’étymologle d’Yonville. J’avais terminé la rédaction de la présente étude lorsque je pris connaissance d’une publication intitulée « Du manoir de Saint-Yon au collège Alexis-Carrel » (imprimerie A. Meyer, Rouen, s.d.). Ce manoir de Saint-Yon, datant du XVIe siècle, était situé dans le quartier Saint-Sever, à Rouen. Au XVIIIe siècle, il abrita un « pensionnat », où l’on recevait des « fils de la bourgeoisie, propriétaires ruraux, commerçants et industriels » (p. 5). Emma Rouault, qui fit ses études en « pensionnat » (ou « couvent ») était bien fille d’un propriétaire rural… Simultanément, une partie de l’établissement s’était transformée en « maison de force » pour jeunes délinquants. Sous la Révolution, ce manoir de Saint-Yon se mua en prison, avant de devenir, du vivant de Flaubert, asile d’aliénés. Enfin, l’année même de sa mort, en 1880, l’établissement se transforma en École Normale d’Instituteurs.

Je reviens donc sur ce que j’ai dit : il est bien évident que Flaubert connaissait « Saint-Yon ». Mieux, l’histoire singulière et les métamorphoses successives de cet ancien manoir ont pu exciter son imagination, volontiers portée vers l’humour grinçant : s’inspirer de la maison de fous de Saint-Yon pour baptiser Yonville est bien dans sa manière.

En somme, je vois, à l’origine d’Yonville, trois sources plus que probables : la rue d’Yonville, Lyons-la-Forêt et l’asile de Saint-Yon. Heureux hasard et incitation supplémentaire et décisive : la présence de l’y !(72) Lettre de mai 1857, Correspondance, édition Conard, IV, page 190.

(73) Complément sur l’étymologle d’Yonville. J’avais terminé la rédaction de la présente étude lorsque je pris connaissance d’une publication intitulée « Du manoir de Saint-Yon au collège Alexis-Carrel » (imprimerie A. Meyer, Rouen, s.d.). Ce manoir de Saint-Yon, datant du XVIe siècle, était situé dans le quartier Saint-Sever, à Rouen. Au XVIIIe siècle, il abrita un « pensionnat », où l’on recevait des « fils de la bourgeoisie, propriétaires ruraux, commerçants et industriels » (p. 5). Emma Rouault, qui fit ses études en « pensionnat » (ou « couvent ») était bien fille d’un propriétaire rural… Simultanément, une partie de l’établissement s’était transformée en « maison de force » pour jeunes délinquants. Sous la Révolution, ce manoir de Saint-Yon se mua en prison, avant de devenir, du vivant de Flaubert, asile d’aliénés. Enfin, l’année même de sa mort, en 1880, l’établissement se transforma en École Normale d’Instituteurs.

Je reviens donc sur ce que j’ai dit : il est bien évident que Flaubert connaissait « Saint-Yon ». Mieux, l’histoire singulière et les métamorphoses successives de cet ancien manoir ont pu exciter son imagination, volontiers portée vers l’humour grinçant : s’inspirer de la maison de fous de Saint-Yon pour baptiser Yonville est bien dans sa manière.

En somme, je vois, à l’origine d’Yonville, trois sources plus que probables : la rue d’Yonville, Lyons-la-Forêt et l’asile de Saint-Yon. Heureux hasard et incitation supplémentaire et décisive : la présence de l’y !