Le séjour de Gustave Flaubert à Déville-les-Rouen

Les Amis de Flaubert – Année 1960 – Bulletin n° 17 – Page 11

Le séjour de Gustave Flaubert à Déville-les-Rouen

 

À plusieurs reprises, dans sa « Correspondance » si fertile en notations personnelles, Gustave Flaubert a parlé de Déville-lès-Rouen, où son père avait une « maison de campagne » et où il séjourna très souvent au cours de son enfance et de son adolescence.

Déville était alors une petite cité de 2.500 habitants, en partie rurale, mais où déjà le développement de l’industrie cotonnière provoquait un accroissement de la population, qui aujourd’hui atteint près de 10.000 habitants.

Sur la grand-route où sillonnent maintenant sans arrêt les rapides automobiles, se succédaient de modestes habitations encore existantes.

À l’entrée de la commune, en venant de Rouen, non loin de l’église et des vestiges de l’ancien Manoir des Archevêques de Rouen, jadis seigneurs de Déville, le Docteur Achille-Cléophas Flaubert, chirurgien en chef à l’Hôtel-Dieu de Rouen, avait acquis, en 1821, quelques mois avant la naissance de Gustave, une propriété, pour l’époque assez importante, et dont Georges Dubosc a naguère retracé l’histoire dans son livre « Trois Normands : P. Corneille, G. Flaubert, Guy de Maupassant ».

Le premier possesseur connu de ce domaine — qui, autrefois, relevait, comme toutes les maisons de Déville, de l’archevêque de Rouen — fut, au XVIIe siècle, un nommé Jacques Baudry, lequel le laissa en héritage à son frère Laurent Baudry. Le 12 juin 1675, elle revint aux filles de celui-ci, Marthe, Marguerite et Angélique Baudry. Cette dernière épousa Jacques Aveline, et leur succession échut, le 3 juillet 1715, à Richard Dumaine des Cattelets, écuyer, Conseiller du Roi au Bailliage et Siège présidial de Rouen.

Dans les actes d’acquisition du XVIIIe siècle, la propriété était mentionnée comme contenant une acre et demie et trente perches ; elle était enclose de murs et d’une « ceinture d’ormes » ; elle avoisinait, au levant, la lisière du Bois l’Archevêque, qu’on nomme aujourd’hui « le Tronquet ». Elle acquittait une redevance de 10 livres à l’archevêché, « avec reliefs, treizièmes et droits seigneuriaux ». Son propriétaire avait droit de banc dans la petite église de Déville.

Richard Dumaine des Cattelets la laissa en héritage à ses sœurs, Louise et Catherine. Cette dernière la légua à Adrien Dumaine, écuyer, sieur du Coudray, et à Colombe Dumesnil, femme de Le Painteur, écuyer, sieur de Marchère, demeurant à Épreville-en-Roumois, lesquels la vendirent, le 28 mars 1746, à Charles Coudray, buvetier au Palais de Justice de Rouen.

La fille de celui-ci, Élisabeth-Catherine, épouse Chouquet, en hérita ensuite et la laissa à ses enfants : Chouquet, filateur, rue du Gril, à Rouen ; Charlotte Chouquet, veuve Guéroult (qui occupait la maison de Déville), et Caumont, teinturier, et sa femme, née Ficquet.

C’est à ceux-ci que le Docteur Achille-Cléophas Flaubert acheta, par acte passé le 24 février 1821 devant Maître Varengue, notaire à Rouen, et pour le prix de 52.000 francs, la propriété dévilloise qui, au cours des deux siècles précédents, avait subi quelques amputations par suite de cession de terres à l’église de Déville et la création de la route de Rouen au Havre.

Le Docteur Flaubert agrandit la maison d’habitation, par la construction de deux ailes, et il y ajouta une masure voisine qu’il acheta, ainsi que plusieurs pièces de labour. Il existait, dans la maison, une chapelle privée décorée de quelques boiseries du XVIIIe siècle.

La maison était en façade sur la grand’route (n° 22, route de Dieppe actuelle) ; le Docteur Flaubert y fit mettre, au-dessus d’un perron dont il reste la rampe en fer forgé, un buste classique d’Hippocrate, dans une niche circulaire. On voit encore ce perron, ainsi que le soubassement de la demeure, qui a été transformée depuis, et qui est aujourd’hui occupée par les bureaux de l’entreprise de travaux publics de M. Georges Lanfry. L’une des portes d’entrée de la propriété existe également encore, entourée de lierres…

C’est dans cette maison de campagne que le Docteur Flaubert résida chaque été et parfois sans doute en cours d’année, de 1821 à 1844. Gustave Flaubert naquit peu après son acquisition, le 12 décembre 1821, dans une chambre de l’Hôtel-Dieu de Rouen où son père avait son appartement, mais il vint souvent avec ses parents, son frère aîné, puis sa sœur, dans la paisible résidence de Déville.

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Son père jouissait, à Déville, d’une grande considération en raison de sa notoriété médicale. Nous en avons retrouvé la preuve dans les archives de la commune.

Le 17 novembre 1824, plusieurs postes étant vacants au Conseil municipal de Déville — alors recruté par nominations préfectorales — le maire, Adeline, qui était notaire, adressa au préfet une liste de quatre candidats en tête desquels il mit le nom du « Docteur Flaubert Achille, chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen, 40 ans, propriétaire à Déville, ayant 5 à 6.000 francs de revenu »,

Le préfet, Baron de Vanssay, consulta le conseiller général du canton de Maromme, M. Delaistre, lequel raya le nom du Docteur Flaubert pour le remplacer par celui d’un autre médecin, dévillois, M. Valmont fils, beaucoup moins connu, mais qu’il disait : « très honnête et homme pensant assez bien »… (On sent, dans cette éviction, une réserve politique à l’égard du Docteur Flaubert qui devait être d’idées plus avancées que les partisans de la Restauration…).

Cependant, le préfet ne tint pas compte de l’hostilité du conseiller général et, le 14 mai 1825, il nomma quatre conseillers municipaux de Déville, et, en tête, le Docteur Flaubert.

Celui-ci refusa pourtant sa nomination, dans une lettre du 26 mai 1825 où il écrit :

Le Chirurgien en Chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen à Monsieur le Maire de Déville.

Monsieur,

J’ai l’honneur de vous remercier de m’avoir proposé à M. le Préfet pour membre du conseil municipal de la commune de Déville. J’ai également des grâces à rendre à M. le Préfet de la marque de confiance qu’il me montre en cette occasion, mais il m’est impossible d’y répondre. Je n’ai ni le temps ni les moyens de prendre les intérêts de la commune ; je craindrais d’être un membre inutile et propre seulement à entraver, par mes absences et mon incapacité en tout ce qui est d’administration, les opérations du conseil.

Je vous prie, Monsieur le Maire, d’agréer mes regrets de ne pouvoir être utile à un pays que j’affectionne beaucoup et d’être obligé de me dispenser de me trouver avec vous et MM. les membres du Conseil que j’ai l’honneur de connaître pour la plupart et avec qui j’aurais désiré avoir des rapports.

J’ai l’honneur d’être, Monsieur, avec la considération la plus distinguée,

Votre très respectueux et dévoué serviteur.

(Signé) FLAUBERT.

Le Docteur Flaubert figure encore, en 1831, sur la liste des 192 électeurs censitaires de Déville, sous le n° 41 (dans l’ordre des impositions), avec une cote d’impôt de 101 fr.73.

 

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Lorsque, en 1843, la construction de la ligne de chemin de fer Rouen-Le Havre amena l’expropriation d’une partie de sa propriété, le Docteur Flaubert, qui appréciait le calme de cette résidence de campagne, ne voulut pas avoir le voisinage de la voie ferrée et des inconvénients que présentaient alors les fumées des locomotives, et il décida de la revendre.

Le 4 avril 1844, devant Maître Boulen, notaire, 14, rue Thouret, à Rouen, les époux Flaubert la cédèrent à M. Hoor, manufacturier à Déville (1), en se réservant toutefois la jouissance de la maison jusqu’au 24 juin 1844, époque où ils allèrent habiter Croisset, où les suivit le fermier Varin qui occupait la petite ferme voisine de la maison de Déville. La propriété de Croisset fut acquise le 21 mai 1844, sur adjudication passée chez Maître Faucon, avoué, 30, rue de l’École, à Rouen.

 

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À plusieurs reprises, disions-nous, Gustave Flaubert a évoqué, dans sa correspondance, ses souvenirs dévillois. Les citations suivantes montrent qu’il se plaisait certainement à Déville.

Le 19 janvier 1840, il écrit à son ami E. Chevalier qu’il avait reçu chez ses parents :

…Voilà de ces jours, de ces délicieuses matinées où nous fumions, où nous causions à Rouen, à Déville, et qui vivront avec moi… Je les revois, elles repassent en foule ; les voilà, nous y sommes encore, tant c’est frais, tant c’est d’hier, tant j’entends encore nos paroles sons les feuilles, couchés sur le ventre, la pipe au bec, la sueur sur le front, nous regardant en souriant, d’un bon rire du cœur qui n’éclate pas, mais qui s’épanouit sur le visage. Ou bien nous sommes au coin, du feu. Toi, tu es là, à trois pieds, à gauche, près de la porte, tu as la pincette à la main, tu dégrades ma cheminée ; Voilà encore un rond tout blanc que tu as fait sur le chambranle. Nous causons du collège, du présent et du passé aussi, ce fantôme qu’on ne touche pas mais qu’on voit, qu’on flaire comme un lièvre mort : on l’a vu courir, sauter dans la plaine, et le voilà, sur la table… L’existence, après tout, n’est-elle pas, comme le lièvre, quelque chose de cursif, qui fait un bond dans la plaine, qui sort d’un bois plein de ténèbres pour se jeter dans une marnière, dans un grand trou creux ?… Mais c’est de l’avenir, de l’avenir surtout que nous parlions…

En décembre 1842, il écrit de Paris à sa sœur Caroline :

« Hier, il faisait un temps doux comme au mois de mai… Je pensais que, si j’avais été à Déville, je me serais mis sous la charreterie avec Néo et que j’aurais regardé la pluie tomber en fumant tranquillement ma pipe… »

Le 11 mai 1843, de Paris, également à sa sœur :

« …Que fais-tu donc dans la maison de campagne, ma chère Carolo ? Y peinturlures-tu ? Y pianottes-tu roide ? Vas-tu dans le bosquet avec Néo, miss Jane et maman, un livre et de l’ouvrage dans ton tablier, t’asseoir sur un banc ?… Quel beau soleil il y fait ? Comme je voudrais être avec vous … »

Le 6 juin 1843, de Paris, encore à sa sœur :

« … « Cher Ami » [le Docteur Cloquet] paraît disposé à m’accompagner et à venir passer avec nous un dimanche à Déville… »

Le 15 juin 1843, de Paris, toujours à sa sœur (il va revenir à Rouen) :

« …J’ai une grande envie de me piéter à Déville dans le bosquet, de me coucher sur l’herbe et de faire une masse de facéties pour vous divertir… »

Le 22 mars 1845 — premier printemps passé à Croisset — il rappelle à sa sœur les promenades faites naguère, de l’Hôtel-Dieu à Déville, en passant sans doute par cette « rue de la Croix d’Yonvllle » qui a, peut-être, inspiré le nom de « Yonville-l’Abbaye » dans son célèbre roman « Madame Bovary » :

« …Hier, nous avons été acheter des cloches chez un jardinier vers la rue du Renard, du côté de ces bons endroits où nous allions dessiner d’après nature et où je me suis si souvent promené autrefois avec Néo et Ernest, en fumant ma pipe, en écoutant le bruit des sources, en sentant l’odeur des fumiers et des herbes… »

Le 26 janvier 1851, au cours de son grand voyage en Orient, il écrit d’Athènes à sa mère :

« …Tu parles de souvenirs et de choses passées ; sais-tu aujourd’hui à quoi j’ai pensé ? Je suis comme toi, je n’oublie rien ; je rêve souvent de Déville… Le souvenir de ma pauvre sœur ne me quitte pas… »

Les années passent ; le souvenir de Déville s’estompe dans la pensée de Flaubert, qui aime tant, maintenant, sa maison de Croisset ; et cependant, le 6 mai 1879, au milieu des grandes difficultés que lui a causées la faillite Commanville, il écrit à sa nièce Caro en lui disant « sa mélancolie » :

« …Depuis ce matin, je ne fais que penser à Déville, au vieux temps et à tous ceux qui ne sont plus. Mon cœur est gros de larmes… »

Ce devait être la dernière évocation de Déville ; un an plus tard, le 8 mai 1880, Gustave Flaubert mourait brusquement à Croisset…

À Déville, son souvenir est resté : une petite impasse, qu’il a dû connaître et qui relie l’ancienne propriété de ses parents à l’église paroissiale, porte le nom du grand écrivain qui, sans les chemins de fer, aurait peut-être été Dévillois toute sa vie !

 

Robert Eude

                                                           de l’Académie de Rouen.

 

(1) Depuis 1844, cette propriété a appartenu successivement à M. Hoor, manufacturier ; à Mlles Feumerie, anciennes couturières à Rouen (1858) ; à M. Mainnemare (1899) ; à M. Maurice Baron, et actuellement à M. Georges Lanfry, président de la Chambre de Commerce de Rouen.