Gustave Flaubert et le Chemin de Fer

Les Amis de Flaubert – Année 1960 – Bulletin n° 17 – Page 15

 

Gustave Flaubert et le Chemin de Fer

 

En l’année 1843…

À première vue, rien n’atteste que Gustave Flaubert ait, soit dans sa vie, soit dans son œuvre, eu des rapports fréquents ou marquants avec le Rail. Et pourtant — chose curieuse — en 1843 (date essentielle, comme on va le voir), le Chemin de Fer d’une part, Flaubert de l’autre, atteignent chacun leur « majorité ».

En cette année 1843, en effet, la France qui, parmi les nations européennes, accéda assez tard à ce que Charles Péguy appellera justement « l’âge du chemin de fer », vient enfin d’entrer à son tour dans la compétition ferroviaire. Car, le 11 juin 1842, la Chambre, après des années de discussion, a voté la loi fondamentale qui va permettre la réalisation progressive de ce réseau national « en étoile » conçu par l’opiniâtre ingénieur Legrand. Jusqu’alors n’existaient, « épars sur notre sol », comme disait Lamartine, que des soupçons de lignes, des « tronçons de rail » destinés d’ailleurs plus au charroi des marchandises qu’au transport des voyageurs.

Mais, la charte du rail français votée, c’est aussitôt la ligne Paris-Orléans (premier tronçon de Paris-Bordeaux-Bayonne) qui est mise en fonctionnement : le 2 mai 1843, elle est inaugurée. Et, le lendemain même, les fils de Louis-Philippe, ducs de Nemours et Montpensier qui présidaient la veille aux fêtes d’Orléans, viennent à Rouen ouvrir officiellement à la circulation le premier tronçon du Paris-Le Havre. Deux événements sensationnels, d’ailleurs hautement célébrés par la presse, et dont on trouve par exemple l’écho dans une lettre du 3 mai, de Prosper Mérimée à son amie Jenny Dacquin : « Vous avez bien raison d’aimer les chemins de fer. Dans quelques jours, on ira en trois heures à Rouen et à Orléans. Pourquoi n’irions-nous pas voir Saint-Ouen ?… ».

La ligne de Rouen coûta 50 millions. « Un tracé de 127 kilomètres, écrit Pierre Dauzet (2), une grande gare à Rouen, une gare de marchandises de 14 hectares aux Batignolles, 15 stations intermédiaires, les premières locomotives Buddicom construites à Sotteville par les ingénieurs anglais Allard et Buddicom, des ateliers importants, 5 ponts sur la Seine, des terrains acquis, comme partout, difficilement ; 4 tunnels, dont celui de Rolleboise entre Mantes et Vernon, qui coûta 3 millions, et celui de Villiers, près de Gaillon, où, dans l’obscurité absolue, on eut si peur au début, c’était là un travail de haute importance (3). Il fut d’ailleurs critiqué pour sa hâte et pour la légèreté de la maçonnerie des tunnels « d’une faiblesse apparente, effrayante », écrira Cuvillier-Fleury, le précepteur du duc d’Aumale.

Néanmoins, l’inauguration allait se faire dans la joie générale, car on assista à la réconciliation des Normands et des Anglais, lesquels étaient venus, au nombre de dix mille avec leurs ingénieurs et contremaîtres, pour poser les rails et installer le matériel fabriqué par leurs soins. Durant deux années, les habitants du pays les avaient observés sans plaisir. Comme s’ils eussent été des conquérants, robustes, colorés et batailleurs, on n’aimait guère ces gens d’Outre-Manche ; « à la méfiance des bourgeois pour la locomotive importée d’Angleterre et à la crainte d’une ruine des diligences, se joignait, dit encore Dauzet, le souvenir, non éteint, des guerres de l’Empire ».

Tout s’apaisa cependant devant la réussite de cette œuvre si nouvelle en France. Déjà le succès de la percée du tunnel de Tourville avait été, dit L’Illustration du 1er avril 1843, l’occasion d’un « festin homérique », rappelant les plus fabuleux repas de l’antiquité : en effet, un bœuf entier devait être servi tout rôti, entouré d’un monceau de pommes de terre. Il paraît (on veut bien le croire) que, devant ce rosbif merveilleux de 450 kilos, toute rivalité nationale entre ouvriers français et anglais fut incontinent oubliée.

Le jour de l’inauguration, le chemin de fer fut béni, comme il devait l’être régulièrement ailleurs lors de cérémonies analogues. Locke, l’ingénieur anglais, ainsi que Thibaudeau, administrateur de la Société franco-anglaise, furent décorés. Et un critique conclut : « la vapeur fera le tour du monde… »

De son côté, « le temps a triomphé de l’espace » assura Nemours au banquet de 800 couverts offert par la ville de Rouen : « Rien n’est beau et satisfaisant, écrira un journaliste, comme ce voyage de 30 lieues que nous avons fait, au retour, en 4 heures 10 minutes et beaucoup de haltes ». Et, plus enthousiaste encore, l’envoyé de L’Illustration concluait en ces termes :

« …Cependant, l’heure du départ approche ; les princes ont passé la revue des troupes et des corps de métiers ; ils vont franchir le pont et assister au dîner et au bal que la ville a préparés pour eux. Et cette foule est toujours là, attentive, inquiète, s’approchant des machines avec défiance, cherchant à reconnaître l’agent inconnu qui leur donne la puissance et la vitesse. Le sifflet a retenti ; il faut partir !

« Adieu, bons Rouennais ! Adieu !… mais nous reviendrons, nous sommes vos voisins, maintenant, de par la locomotive, et nous en profiterons. Qui parlera de Saint-Germain ? de Versailles ? qui voudra y aller ? Mais Rouen, à la bonne heure ! Adieu, et merci ! ».

Flaubert, usager du chemin de fer

Or, pour Gustave Flaubert, cette année 1843 est également décisive : depuis quelques mois, il poursuit, sans zèle aucun, de vagues études juridiques. Il préférerait, certes, être encore parmi les siens. Et toute la publicité faite à la prochaine ouverture de la ligne de Rouen l’agace : fin novembre 1842, il écrivait déjà à son père :

« …la santé est très bonne ; je vois seulement trop de gens qui parlent du chemin de fer. On en est tanné. Il y a de quoi avoir une colique de wagons… ».

Le 9 juin suivant, il signale à sa sœur Caroline qu’il a rencontré à Paris « chez le père Tardif » une famille rouennaise, les Letellier, tous arrivés dans la capitale comme en train de plaisir : « …ils m’ont fait l’effet de bourgeois de la province venant à Paris pour s’amuser. Quels épiciers stupides ! Ceux-là ont encore profité du chemin de fer. Quand est-ce qu’on n’en parlera plus ? J’en ai la jaunisse ! Après Madame Lafarge (4) et la mort du duc d’Orléans (5), je ne connais rien de plus embêtant ! ».

Et un autre jour, à la même correspondante :

« …Si tu t’ennuies d’en entendre parler (du chemin de fer), tu es tout à fait comme moi. Il m’est impossible d’entrer n’importe où, sans qu’on entende des gens qui disent : « Ah ! je m’en vais à Rouen ! Je viens de Rouen ! Irez-vous à Rouen ? Jamais la capitale de la Neustrie n’avait fait tant de bruit à Lutèce ! … ». Une fois de plus, il se déclare « tanné » par ces propos ridiculement matériels.

Par ailleurs, il ne s’explique pas pourquoi, « maintenant qu’il y a le chemin de fer et que c’est si commode pour aller à Paris, car on peut y aller dîner et revenir le soir pour se coucher. Ah ! vraiment  c’est une chose incroyable ! etc. », et que, conséquemment, « les voies de communications sont si rapides, je reçoive, dit-il, des nouvelles de vous comme si vous habitiez au fond de la Basse-Bretagne. Tâchez de vous arranger autrement ! ».

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Si Toutefois, en dépit de ses sarcasmes, le brave Gustave ne dédaigne pas, certains dimanches, de profiter lui aussi du chemin de fer. Et il en usera bien davantage à partir du moment où, définitivement rentré dans sa famille, à la suite de son accident sur la route de Pont-l’Evêque (on se souvient qu’il tomba de voiture, comme frappé d’apoplexie), le Docteur Cloquet, vieil ami des Flaubert, conseillera au jeune homme une vie calme, mais entrecoupée de longs voyages.

C’est pourquoi nous le trouvons, en avril-mai 1845, visitant l’Italie et la Suisse. Puis, après son entrée en relations avec Maxime Du Camp, parcourant tous deux, d’abord en 1847, la Touraine et la Bretagne ; ensuite, en 1849-50, accomplissant leur grande randonnée en Moyen-Orient. Enfin, huit ans plus tard, Gustave fait encore un voyage documentaire de six semaines en Algérie-Tunisie, en vue de son roman sur Carthage. Et, ici et là, en France ou en Afrique du Nord, il devait utiliser le rail lorsque l’occasion s’en présenterait.

D’autre part, tout au long de la liaison de Gustave avec Louise Colet, le chemin de fer intervint opportunément. Car devant le peu d’empressement mis par le jeune homme à venir à Paris pour y trouver, rue de Sèvres, la « Muse » et son fastidieux entourage, celle-ci a consenti, prenant le train, à faire elle-même la moitié du chemin. Et ce sont alors, entre 1846 et 1855, avec des ruptures et des reprises, à l’hôtel du Grand Cerf, les escapades amoureuses de Mantes : « …elle le précédait, écrit Mme Hélène Frejlich (6), et c’est lui qui la reconduisait à la gare, entrait dans le cabaret près du chemin de fer. Le cafetier demandait poliment des nouvelles de Madame… ». Et 48 heures passées en ébats, entremêlées parfois de chamailleries, les deux amants se séparaient en se donnant rendez-vous pour le trimestre suivant.

Ajoutons qu’à partir de 1856, Flaubert s’étant procuré à Paris un pied-à-terre, il fera souvent le va-et-vient entre Croisset et ses appartements successivement situés boulevard du Temple, rue Murillo ou Faubourg Saint-Honoré. Soit qu’il vienne y passer quelques semaines, soit qu’il s’y arrête un moment où il doit assister aux dîners Magny, ou bien participer aux invitations de Saint-Gratien chez la Princesse Mathilde, ou à l’une des « séries de Compiègne », c’est-à-dire durant trois semaines, au séjour aussi ennuyeux que flatteur des personnalités politiques, mondaines ou littéraires en vue, auprès de Napoléon III et d’Eugénie en leur résidence des bords de l’Oise.

La lecture de la Correspondance fait même apparaître certains projets de voyages qui ne se sont pas réalisés : telle cette lettre à Caroline, écrite de Londres, datée de 1866, et dans laquelle Flaubert montre une certaine hâte à rentrer en France :

« …Je pars demain à 6 heures et demie du soir, et au lieu de me trimbaler pendant 36 heures par les chemins belges qui ne me feraient arriver à Bade que dans la nuit de vendredi, je prends tout bonnement le chemin de fer de Paris. Je resterai à Paris 1 heure, le temps d’aller à la gare de Strasbourg, et je serai à Baden le même jour, à dix heures du soir… ».

Pourquoi cette précipitation ? Est-ce simplement pour aller rejoindre à cette époque de la saison de Baden, un Maxime Du Camp avec qui il est presque brouillé ? N’y a t-il pas, comme le pense Gérard-Gailly, chez l’écrivain alors en pleine rédaction de son Éducation Sentimentale, et « qui vit si intensément ses personnages », un sentiment qui fait qu’il ne résiste plus au désir d’aller retrouver là-bas sa toujours chère Élisa Foucault-Schlésinger Voyage qui d’ailleurs n’eut sans doute pas lieu, mais dont la simple idée prouve que Flaubert était capable, en certains cas, de faire passer avant ses aises en chemin de fer, des soucis d’un ordre où, seul, commandait le cœur.

Comportement de Flaubert en wagon

 Qu’il s’agisse, au demeurant, de grandes randonnées ou de petits voyages réguliers, ce qui intéresse particulièrement notre sujet, c’est, à travers les Notes de route, ou mieux encore la Correspondance, de découvrir, en ces carnets ou ces lettres, dans sa simple et parfois brutale franchise, l’humeur de Flaubert durant ses déplacements par le train.

Or, d’une manière générale — nous le savons par une note du Journal des Goncourt — l’ermite de Croisset est long pour se décider à se mettre en route : « …Il y a, déclarait-il en mai 1866, deux hommes en moi, l’un dont vous voyez la poitrine étroite, le cul-de-plomb, l’homme fait pour être penché sur une table ; l’autre, un commis-voyageur, avec sa gaieté voyageuse et le goût des exercices violents »
Quand le second l’emporte sur le premier, c’est-à-dire quand selon un mot de ses amis Goncourt, il échappe un moment à l’ourserie des hommes de lettres au XIXe siècle » notre « commis-voyageur » devrait donc monter en wagon avec un certain plaisir.
Cependant, le train est encore en gare que son passager éprouve déjà l’inconfort de compartiments qui, assurément, n’ont point été prévus pour un homme de sa stature. Où va-t-il, en effet, ce gaillard sanguin et remuant, se caser, avec sa taille (1 m. 81 disent les uns, 1 m. 83 disent les autres) dans l’une de ces boîtes étriquées dont on appréciera la « commodité » par le simple détail suivant : en 1847, la Compagnie du Nord se vantera de mettre en service des compartiments de 1ère classe « arrangés avec goût », « à l’intérieur spacieux » ; la preuve ? C’est qu’ « on peut s’y tenir debout » !!! . Voilà donc de quoi, avec ces déplacements de Flaubert, déjà susciter l’énervement d’un caractère facilement irritable.
Si ce n’était pourtant que ces misères matérielles ! En réalité, il faut bien le dire, lorsqu’il lui arrive d’user du nouveau mode de locomotion, eh bien ! « monsieur Flaubert », non seulement en sortira courbatu, mais encore il se sera prodigieusement ennuyé ! Que, si vous en doutez, vous veuillez bien vous reporter à une lettre de 1867 à Charles-Edmond Chojeky auquel il assure regretter que ce dernier n’ait pu faire, avec lui, une visite à une amie commune, parce que, lui confiera-t-il ensuite : « Je m’embête tellement en chemin de fer, qu’au bout de cinq minutes, je hurle d’ennui. On croit, dans le wagon, que c’est un chien oublié ; pas du tout, c’est M. Flaubert qui soupire. Voilà pourquoi je désirais votre compagnie, mon cher vieux… ».
À d’autres, en conséquence, de se pencher à la portière pour essayer d’admirer, en bourgeois béats, le paysage ! Même si ledit paysage mériterait au moins un coup de chapeau, par exemple en Suisse, « au pied du Righi ». Car ce spectacle grandiose le laisse indifférent, si l’on en croit une lettre de Gustave, en 1874, à Caroline : « …là (au pied du Righi), j’ai pris le chemin de fer qui grimpe sur la montagne. La voie ferrée (style de Prudhomme) côtoie des précipices, et même passe par-dessus ; c’était le moment d’avoir des émotions. Je n’en ai eu aucune, si ce n’est celle de l’étouffement, car le temps était fort orageux… ». On n’affiche pas, volontairement peut-être, un plus dédaigneux prosaïsme !

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      Pourtant, ne vous fiez pas trop à de telles confidences. Car cette scripturaire sincérité n’est, en une large mesure, qu’artifice d’écrivain, de romancier célibataire un peu maniaque, enclin aussi à la misanthropie, qui, dans le même temps, souffre toutefois de sa claustration voulue et, en fin de compte, se réjouit lorsque — comme tel est le cas en wagon — il se voit contraint de passer quelques heures dans le contact le plus direct, le plus pressant qui soit, avec certains hommes et femmes, jeunes et vieux, français ou étrangers, de ses contemporains.
Du reste, ne craignez rien ; ne vous attendez pas à quelque indulgence de la part de cet homme qui, s’il a un cœur d’enfant, affecte l’air et l’œil durs et le mot à l’emporte-pièce. Réjouissez-vous malicieusement plutôt de le voir ainsi bien enregistrer en sa mémoire les faits et gestes de ses voisins, et de s’en divertir secrètement, d’en jubiler intérieurement, comme chaque fois qu’il aura, dit-il, découvert « quelque balle splendide ».
Par exemple, entre Paris et Blois (1847), d’observer cet « Anglais vérolé et son enfant qui lisait des vaudevilles français », ces « grainetiers, deux expressions de marchand, l’accapareur sournois et l’exploiteur jovial et féroce », sans compter ces « deux jeunes gens se croyant charmants ». Ou bien, goûtez sa joie à surprendre et à noter tels propos ou détails d’accoutrement ridicules, tels comportements grotesques, telle rencontre désagréable…
Revenant de Nogent avant son départ pour l’Égypte, il confie ceci à son carnet : « À la porte de la gare, un curé et quatre religieuses : mauvais présage !… Dans la salle d’attente, il y avait un monsieur qui déplorait le sort des chiens en chemin de fer : « ils sont avec des chiens inconnus qui leur donnent des puces ; les petits sont étranglés par les grands ; on aimerait mieux payer quelque chose de plus, etc… ».
D’Avignon à Marseille, au cours du même voyage avec Du Camp : « Nous étions seuls dans le chemin de fer avec un bon monsieur qui souriait chaque fois qu’une locomotive passait devant nous, et qui répétait entre ses dents : « Hein ? ce que c’est pourtant que l’industrie humaine ! »
Partant, en avril 1858, pour l’Afrique : « Au chemin de fer… mes trois compagnons, bêtes de nullité : 1° blond, à pointe ; 2° vieux mastoc, blanc, collet de fourrure à son manteau ; 3° monsieur bien, étant du « Nord » et s’occupant d’agriculture, il disserte sur les huiles. À Avignon, mes trois compagnons se sont changés en trois autres plus supportables ».
Notons encore ce passage d’une lettre de 1873 à George Sand que Flaubert et son ami le Moscove, c’est-à-dire « le gigantesque Tourgueniev » sont allés voir à Nohant. Au retour, il déclare à George qu’ils furent « agréablement portés dans votre voiture (…), mais le reste du voyage fut fort déplaisant, à cause de la compagnie que nous avions dans notre wagon. Je m’en suis consolé par les liqueurs fortes, car le bon Moscove avait une gourde remplie d’excellente eau-de-vie. Nous avions le cœur un peu triste... ».

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      Cette dernière petite phrase vient à point dans notre propos. Car elle trahit le caractère cordial de l’homme qui se veut, enfin calé dans son coin de compartiment, observateur impassible d’autrui, et, à l’occasion, voisin peu endurant. Aussi bien, et surtout si, au cours d’un voyage, il lui arrive de repasser en des lieux chers à son cœur, Flaubert laisse brusquement tomber le masque et avoue sans honte son émotion. Ainsi fait-il lorsque, après la mort de son grand ami Louis Bouilhet comme après la rupture avec la « Muse », le train venant de Rouen ou de Paris lui fera traverser la gare de Mantes.
Déjà, au temps heureux de leur liaison, cette gare de Mantes apparaît souvent dans les lettres de Gustave : « …Quand j’ai vu, lui écrit-il de Croisset un jour de 1853, ton dos disparaître, j’ai été me mettre sur le pont afin de revoir le train passer ; (…) du côté de Rouen, le ciel était rouge… Et puis, le train de Paris est arrivé… ». Mais l’émotion de Gustave passant devant Mantes sera bien plus vive après la rupture avec Louise ; émotion complexe d’ailleurs, puisque c’est encore à Mantes que la vraie, la seule élue de son cœur, Élisa Schlésinger, venait souvent, que c’est de Mantes qu’elle alla un jour le voir à Croisset. Et c’est à Mantes toujours que résida, plusieurs années, son cher Bouilhet. Alors, lorsque celui-ci, rentré depuis peu à Rouen comme bibliothécaire, meurt prématurément, Flaubert allant aux obsèques par une chaude après-midi de juillet, écrit à Du Camp : « …De Paris à Rouen, j’étais dans un wagon rempli de monde. J’avais en face de moi une donzelle qui fumait des cigarettes, étendait les pieds sur la banquette et chantait. En revoyant les clochers de Mantes, j’ai cru devenir fou, et je suis sûr que je n’en ai pas été loin. Me voyant très pâle, la donzelle m’a offert de l’eau de Cologne. Ça m’a ranimé… ».
Et c’est en raison de tous ces souvenirs que, lorsque l’une de ses amies, Mme Régnier, femme d’un médecin de Mantes, insistera, un jour de 1873, afin d’avoir sa visite, Gustave lui répondra : « Ne sentez-vous pas que me priez de faire une chose qui n’est pas sans douleur ? Toutes les fois que je passe devant la gare et que j’aperçois le clocher de cette bonne petite ville où j’ai passé des heures si exquises, mon cœur se soulève et je retiens un sanglot… ».
Que dire enfin de la tristesse poignante de Flaubert allant assister aux funérailles de sa « chère Maître », de cette amie incomparable que savait être George Sand ? Quelqu’un qui le surprit alors dans son affliction, n’est autre que le père d’Édouard Maynial, l’un de nos plus anciens et de nos meilleurs flaubertistes. Et il faut lire, dans son beau livre sur Flaubert (7), cet émouvant témoignage de l’un de ces « trois ou quatre jeunes hommes » qui, un matin de juin 1876, étaient discrètement venus à la gare de Châteauroux afin « d’approcher pendant quelques instants, de contempler avidement ces grandes figures de demi-dieux, Flaubert, Dumas, Renan… », accourus à Nohant aux obsèques de la Dame leur amie… Flaubert surtout, au « chapeau sombre, au foulard de soie blanche, aux yeux clairs débordant de larmes, aux longues moustaches gauloises dont une main très fine et comme diaphane tortillait nerveusement les pointes… », Flaubert de qui  « émanait une noblesse naturelle et telle, qu’entouré de ses pairs, (…) sur cette place de province, accomplissant le rite bourgeois d’une de ces traditions sociales qu’il honnissait, il semblait faire le vide autour de lui, et s’avancer tout seul… ».

Le chemin de fer dans l’œuvre de Flaubert

       Tel est, décrit par lui-même, Flaubert voyageur et usager du chemin de fer. De ses observations et impressions, la Correspondance et les Notes de Carnets intimes n’apparaissent d’ailleurs point seuls à témoigner. Car, de son côté, l’œuvre porte la marque de l’homme, au moins certains de ses livres. Les Notes de voyages, du reste, complètent, « littérairement » les brèves notations des carnets ; en y trouve donc, parfois, de véritables tableaux, ainsi celui-ci, extrait des remarques du Voyage en Orient, au moment où Flaubert et Du Camp sont installés en la diligence que l’on a, comme telle était alors l’habitude, mise à bord d’un wagon plat, jusqu’à l’heure où la voie ferrée s’arrêtant, il faudra que la voiture roule avant d’être juchée sur un bateau de la Saône :
« …Vers Fontainebleau, quelques flammèches de la locomotive s’étant envolées, une d’elles est entrée dans le coupé et brûlait tranquillement mon paletot quand je me suis réveillé à des cris aigus de terreur qui partaient de dessous le chapeau de ma voisine ; elle nous voyait déjà tous brûlés vifs, comme à Meudon (8), et accusait nos cigares dont nous nous étions cependant abstenus par courtoisie. À la nuit tombante, comme elle grelottait de froid, je lui ai couvert les genoux avec ma pelisse de fourrure. Quelque temps après, elle s’est mise à vomir par la portière qu’il a fallu laisser ouverte, toujours par bon procédé.
Je suis monté sur l’impériale. Comme il faisait froid, on avait abattu le vasistas. Tout en fumant, je me laissais aller au branle du chemin de fer qui nous emportait sur les rails. Devant nous, une diligence sur un truck se balançait comme un navire ; les éclats de charbon de terre embrasés voltigeaient avec force des deux côtés de la route… ».

 

Son importance dans L’Éducation sentimentale

Cependant, si dans l’œuvre de Flaubert le chemin de fer se trouve, assez inexplicablement du reste, absent de Bouvard et Pécuchet, il a, par contre, une place importante dans la seconde Éducation Sentimentale (9).
On y trouve en effets— écho des préoccupations économiques de l’époque — des « roquentins » qui, dans le salon des Dambreuse, « causent chemins de fer, libre- échange… etc., Dambreuse lui-même, grand brasseur d’affaires, insérant les chemins de fer dans le programme de son Union générale des Houilles françaises ; Arnoux à son tour, dont la dernière lubie est de « prendre à ferme tous les remblais de la ligne du Nord pour y semer des pommes de terre » (sic)… À un passage du livre Frédéric pense à Mme Arnoux : « …elle était en chemin de fer sans doute, le visage au carreau du wagon, et regardant la campagne s’enfuir derrière elle du côté de Paris… ».
Image romantique à souhait ; mais voici, au cours même de la rédaction du livre, une préoccupation toute réaliste et dont le louable scrupule eût ravi le méticuleux Zola. Le 19 septembre 1868 en effet, l’auteur de l’Éducation vient de s’aviser d’un détail — ce n’est, semble-t-il, qu’un détail exigeant pourtant d’immédiates précisions. Et d’écrire aussitôt à son fidèle et zélé informateur Jules Duplan :
« Cher bon vieux, voilà ce qui m’arrive ; j’avais fait (c.-à-d. écrit) un voyage de Fontainebleau avec retour par le chemin de fer, quand un doute m’a pris, et je me suis convaincu, hélas ! qu’en 1848, il n’y avait pas de chemin de fer de Paris à Fontainebleau. Cela me fait deux passages à démolir et à recommencer ! (…) Tu n’imagines pas comme ça m’embête !… ».
Alors, Flaubert d’interroger Duplan, le sommant de trouver, après vérification, une solution à ce problème des transports entre Paris et Fontainebleau. Mais comme, effectivement, le rail ne touchera cette dernière ville qu’en janvier 1849, et ne la joindra à la capitale qu’en août de la même année, le romancier en sera réduit à faire prendre à Frédéric une voiture particulière jusqu’à Melun ; puis, laissant là son amie Rosanette, « prise de peur », à continuer, lui, jusqu’à Corbeil. Et, peut-on lire dans le roman, « arrivé là, dans la gare, on apprit à Frédéric que les insurgés avaient, de distance en distance, coupé les rails… » Il lui fallut donc recourir à un cocher dont « le mauvais cabriolet » l’amena enfin jusqu’à la barrière d’Italie. Or, nous savons qu’au lendemain de la Révolution de février, il y eut, en effet, du point de vue ferroviaire, quelques dévastations, quelques dévastations autour de Paris : des gares furent incendiées, démolies sur les lignes du Nord, de Saint-Germain et de Rouen ; des ponts incendiés à Asnières, à Bezon, entre Rouen et Le Havre. Et que, pendant quelques mois, sur plus d’une ligne, le trafic s’arrêta. C’est pourquoi, tant pour l’épisode de Corbeil que pour le renseignement précis qu’il adjurait Jules Duplan de lui procurer sans retard, l’on ne pourrait que féliciter Flaubert du souci qu’il manifeste, ici comme en d’autres circonstances, de se conformer dans ses écrits à la vérité historique.
 

Dernière évocation des rapports de Flaubert avec le rail

À la date du « dimanche de Pâques, 28 mars 1880 », nous lisons dans le Journal d’Edmond de Goncourt : « Aujourd’hui nous partons, Daudet, Zola, Charpentier et moi, pour aller dîner et coucher chez Flaubert, à Croisset. Zola est gai comme un clerc de commissaire-priseur qui va faire un inventaire ; Daudet, comme un échappé de ménage qui s’apprête à courir une bordée ; Charpentier, comme un étudiant qui entrevoit une série de bocks à la cantonade ; et moi, je suis très heureux d’embrasser Flaubert… ».
Et Edmond de continuer à présenter ses amis et compagnons de wagon, en signalant, au passage, un détail intéressant Zola et qui si l’on peut dire, est d’ordre ferroviaire puisqu’il s’agit des « commodités » qui faisaient défaut dans les trains d’alors : car « le bonheur de Zola est troublé, écrit Goncourt, par une grande préoccupation, la préoccupation s’il pourra en ce train rapide (mettons) uriner à Paris, à Mantes, à Vernon… ». Autre détail concernant le « châtelain » de Médan. Car, brusquement, s’exclama ledit « châtelain » : « Nous y voici, tenez après le pont ! » pour annoncer à ses amis « sa propriété de Médan. J’aperçois (alors), dans un éclair, une construction à la tournure féodale, qui semble bâtie dans un carré de choux… ». Telle se présente encore, sensiblement encore qu’aggravée du colossal buste du Maître de Médan, la propriété de l’auteur des Rougon-Macquart, lorsque la longent, « dans un éclair », express ou rapides de la ligne du Havre.

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Le fidèle ami Maupassant devait venir chercher les amis de Flaubert à la gare de Rouen, en songeant peut-être qu’il y avait encore un an l’employé du ministère qu’il était alors ne pouvait, faute de pécune, répondre à une invitation de son maître, « un Aller et Retour en seconde pour Rouen — lui expliquait-il — me coûterait à peu près 36 francs, et pour un homme qui dépense en moyenne 4 francs par jour, c’est considérable ! ».
Quant aux invités, qui vont trouver sur le quai l’heureux auteur de Boule-de-Suif nouvellement paru, c’était pour ces Parisiens, pour ces amis de longue date du sage de Croisset, un projet souvent caressé, « une escapade », dira Zola, à laquelle les uns et les autres rêvaient depuis longtemps. Aujourd’hui toutefois, le Vieux a dû, un peu fatigué, déléguer son disciple, son « jeune homme » pour recevoir les Parisiens au débarcadère. Et il lui en a certes bien coûté, à lui qui, tant et tant de fois, s’était fait un devoir et une joie de venir, en cette gare, accueillir parents, confrères ou amis. Il nous semble l’y voir, débonnaire et empressé, saluant — dès qu’il l’aperçoit — l’invité, de grands éclats de sa voix cordiale et bougonne qui résonne dans le hall ; pressant l’ami sur son cœur, le prenant sous le bras et, l’œil humide, sans cesser de bouffonner, l’emmenant bien vite vers son ermitage pour y causer, entre pipes et flacons, de la seule chose qu’en dehors des siens et d’un obsédant fantôme, il aime vraiment au monde : les belles-lettres.

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Or, ce dimanche de mars 1880 s’écoulera joyeusement : « … on boit beaucoup de vins de toutes sortes, et la soirée se passe à conter de grasses histoires qui font éclater Flaubert en ces rires qui ont, dit Goncourt, le pouffant de l’enfance ». Néanmoins, le maître de céans se refuse à lire de son roman (Bouvard et Pécuchet). Il n’en peut plus, il est esquinté. De bonne heure on va se coucher. Le lendemain, on se lève tard et l’on reste enfermé à causer, Flaubert déclarant la promenade un échignement inutile.
Après le déjeuner, les invités décident de repartir et, dans l’espoir d’une prochaine rencontre à Paris avec leur hôte, lui disent un affectueux au revoir. Car Flaubert ne les a point accompagnés à la gare. Et les voilà tous quatre essayant d’user leur après-midi dans les cafés et magasins d’antiquaires en attendant l’heure du train de retour, « désheurés, morts de fatigue », dit Goncourt, à passer et repasser dans ces rues tortueuses. Et peut-être, sans qu’aucun d’eux libère à haute voix cette idée, pénible autant que vague, secrètement visités par quelque inconscient avertissement du Destin.
Six semaines plus tard, une dépêche laconique de Maupassant : Flaubert mort, vient brutalement les toucher. Et c’est, à nouveau, mais combien poignant ! le retour à Croisset : le lundi 11 mai, Edmond, avec Claudius Popelin, Heredia et Charpentier y précèdent Daudet, Zola, parmi d’autres familiers et des reporters. « À Mantes, écrira Zola, j’ai pris l’express (…) Les voitures nous attendaient à la gare, et nous avons recommencé, Daudet et moi, ce voyage que, six semaines auparavant, nous avions fait si gaîment… ».
À propos de Daudet, faut-il, en évoquant cette journée funèbre, admettre le racontar enregistré dans le fameux Journal comme suit : « Un détail qui peint Daudet ; il venait à peine de s’asseoir en chemin de fer quand Heredia le voit mettant gravement ses gants noirs, et Daudet de rire : « Déjà ! Ça vous étonne, hein ? Mais voilà, pour moi, le chemin de fer, c’est la partie de plaisir, la joie des vacances…, et ces gants noirs sont chargés de me rappeler où je vais ».
Fanfaronnade sans plus, d’un homme de lettres, d’un incorrigible railleur. Car l’affliction d’Alphonse est non moins profonde et sincère que celle de Maupassant, de Zola ou d’Edmond lui-même, lequel, un peu écœuré comme eux par l’attitude de confrères ou de journalistes indifférents, reprendra, après les obsèques, avec ses amis, le chemin de la gare, « refusant, écrit-il, de nous mêler à la ripaille qui se prépare pour ce soir, et nous revenons en parlant respectueusement du mort… ».
…De ce mort foudroyé à sa table de travail, alors qu’il venait, comme à l’ordinaire, de préparer sa valise pour son départ du lendemain. De ce mort qu’aussi bien la Ravisseuse aurait pu — après tout — frapper un jour plus tard, et dans le train, en passant peut-être, exactement et par sinistre fantaisie, devant la très chère gare de Mantes, restée à jamais présente au cœur du bon, du grand Flaubert.

AIMÉ DUPUY.
Vice-Recteur Honoraire de l’Académie d’Alger.

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À PROPOS DES VOYAGES EN CHEMIN DE FER DE G. FLAUBERT

Les Goncourt disaient de Flaubert :
« Il a l’esprit gros et empâté comme son corps. Il voyage pour épater les Rouennais ».
Ajoutons ici cette note résultant d’une conversation de M. Jacques Toutain avec Mme Caroline Franklin-Grout :
« Lorsque le docteur Flaubert voyageait avec les siens de Rouen à Paris, et pour éviter l’asphyxie sous les tunnels de la ligne directe par Vernon et Mantes, il prenait la ligne Rouen-Paris par Serqueux et Pontoise ».

(1) Ce texte a fait intégralement l’objet d’une conférence récente à Rouen, à la Société des Amis de Flaubert.
(2) P. Dauzet : Le Siècle des Chemins de Fer en France (1948).
(3) Voir l’Album-Itinéraire, texte par R. Viau, édité par Roquencourt et Cie, à Ingouville (Havre), en 1847, pour la construction ultérieure du tronçon Rouen-Le Havre.
(4) Allusion à l’affaire Lafarge, la « criminelle ? » ayant été condamnée aux travaux  forcés à perpétuité en 1 840. Ses Mémoires paraissent l’année suivante.
(5) Le Duc d’Orléans périt, comme on le sait, en 1842, sur le pont de Neuilly, d’un accident de voiture.
(6) Hélène Frejlich : Les Amants de Mantes.
(7) Édouard Maynial : Flaubert (Ed. de la nouvelle Revue Critique, 1943).
(8) Allusion à la catastrophe de Meudon du 8 mai 1842.
(9) Voir également quelques allusions au chemin de fer dans sa pièce Le Candidat, ainsi que dans le Dictionnaire des Idées Reçues, et l’Album complétant Bouvard et Pécuchet.