Rouen dans Madame Bovary

Les Amis de Flaubert – Année 1960 – Bulletin n° 17 – Page 57

 

Rouen dans Madame Bovary

Explication de texte

…Puis, d’un seul coup d’œil, la ville apparaissait.

Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard, elle s’élargissait au-delà des ponts, confusément. La pleine campagne remontait ensuite d’un mouvement monotone, jusqu’à toucher au loin la base indécise du ciel pâle. Ainsi vu d’en haut, le paysage tout entier avait l’air immobile comme une peinture ; les navires à l’ancre se tassaient dans un coin ; le fleuve arrondissait sa courbe au pied des collines vertes, et les îles, de forme oblongue, semblaient sur l’eau de grands poissons noirs arrêtés. Les cheminées des usines poussaient d’immenses panaches bruns qui s’envolaient par le bout. On entendait le ronflement des fonderies avec le carillon clair des églises qui se dressaient dans la brume. Les arbres des boulevards, sans feuilles, faisaient des broussailles violettes au milieu des maisons, et les toits tout reluisants de pluie, miroitaient inégalement, selon la hauteur des quartiers. Parfois, un coup de vent emportait les nuages vers la côte Sainte-Catherine, comme des flots aériens, qui se brisaient en silence contre une falaise.

Quelque chose de vertigineux se dégageait pour elle de ces existences amassées, et son cœur s’en gonflait abondamment, comme si les cent vingt mille âmes qui palpitaient là lui eussent envoyé toutes à la fois la vapeur des passions qu’elle leur supposait. Son amour s’agrandissait devant l’espace, et s’emplissait de tumulte aux bourdonnements vagues qui montaient. Elle le reversait au-dehors, sur les places, sur tes promenades, sur les rues, et la vieille cité normande s’étalait à ses yeux comme une capitale démesurée, comme une Babylone où elle entrait.

FLAUBERT, Madame Bovary (III, 5).

Chaque jeudi de cet hiver de délire, au petit matin, Mme Bovary prend place dans l’Hirondelle pour aller retrouver Léon à Rouen. Elle connaît la route par cœur. La campagne ne l’intéresse pas ; à peine jette-t-elle de temps à autre un coup d’œil sur ses repères familiers, pour calculer la distance. Mais la diligence atteint le rebord du plateau : brusquement, voici la vallée, voici la ville dans le brouillard.

Flaubert a voulu décrire ce panorama célèbre.

Pourquoi ? Pour des raisons assez différentes. D’abord parce que l’apparition de Rouen, la descente sur Rouen marquent pour son héroïne le vrai début d’une journée passionnément attendue. C’est un signe ; c’est un choc, c’est une source d’émotion toujours neuve. Il devait donc cette description à l’âme d’Emma Bovary. Mais il la devait aussi à son goût de la difficulté vaincue, à son honneur d’artiste, à son amour ou à sa haine pour Rouen (c’est tout un). Certes la ville était déjà présente dans le roman, par ses quartiers, son théâtre, ses places, ses rues, mais toujours d’une façon fragmentaire : ne fallait-il pas tenter de peindre de haut la vue générale ?

Cette page est donc à la fois une gageure de l’artiste et une preuve de soumission du romancier à son sujet. Elle n’a pas de fonction didactique : elle n’apporte aucun renseignement utile à l’intelligence des faits. Elle augmente la beauté du livre et sa vérité morale.

Le premier paragraphe est plus particulièrement au service de la beauté ; le second, de la vérité. Flaubert aime les démarches nettes et bien distinctes : il brosse le paysage ; puis il imagine les impressions de son héroïne devant le paysage. Les problèmes qu’il doit résoudre dans les deux cas sont de nature très différente.

 

L’APPARITION DE ROUEN

  1. LA CONSTRUCTION D’ENSEMBLE

1° C‘est un paysage vu de haut. — Il faut d’abord tailler un volume dans l’espace, donner à l’imagination du lecteur un vaste cadre de larges limites. Deux verbes imposent à l’esprit le double mouvement que la brusque plongée de la route impose au regard : descendant, remontait. On se représente aussitôt une immense cuvette. Au fond de la cuvette se dessine la courbe du fleuve.

Pour stimuler l’imagination, pour l’inciter à concevoir la profondeur et l’étendue, il faut une double série de lignes : des verticales et des horizontales. Flaubert dresse donc les cheminées des usines et les clochers ; il accroît encore la poussée en hauteur, et la suggestion du vide par les « immenses panaches » de fumée et « le carillon clair » qui monte des églises. L’autre dimension est marquée à l’horizon par « la base indécise du ciel pâle », et surtout par la course des nuages. Le site de Rouen se coiffe ainsi d’un plafond mouvant.

Il est aisé de reconnaître le maître de Flaubert, celui qui lui a appris ainsi à susciter l’espace pour y loger une description et à le baliser de quelques traits. C’est le Chateaubriand de l’Itinéraire, décrivant « du haut de l’Acropolis » le lever de soleil sur Athènes. Les colonnes de fumée bleue qui montent le long des flancs de l’Hymette, les ailes noires et lustrées des corneilles qui planent à la hauteur même de la citadelle sans jamais franchir son sommet fournissent à l’artiste de fines nuances ; mais elles sont d’abord au service d’une géométrie poétique. Posant la hauteur, la longueur et la largeur, elles créent un théâtre pour les jeux savants de la lumière. Les panaches bruns des usines ont dans la mise en place de Rouen le même rôle que dans l’Itinéraire les fumées de l’Hymette ; la fuite des nuages répond chez Flaubert au vol des corneilles chez Chateaubriand.

Vu de haut, le paysage est simplifié. — Il avait, dit Flaubert, « l’air immobile comme une peinture ». C’est évidemment un souvenir de La Bruyère. Sa petite ville (V, 49) lui paraît « peinte sur le penchant de la colline ».

a) Qu’un paysage ressemble à un tableau, cela signifie d’abord (si la remarque est antérieure à la révolution des Impressionnistes), qu’il est aisément déchiffrable à l’esprit. Un tableau est œuvre de l’esprit, le résultat d’un choix : il met en place des masses nécessaires et bien définies. Le regard de Flaubert compose ou recompose de même la ville, parce qu’il en repère et en identifie aisément les éléments attendus. Flaubert a donc trié et ordonné : pas de prodigalité ni de confusion dans sa description. Il a caractérisé très sobrement chaque partie de l’ensemble : pas de complaisance, une remarquable discrétion.

Le paysage prend ainsi un caractère rassurant et familier : LE fleuve, LES îles, LES usines, LES boulevards, etc., tout ce qui compte est présent à point nommé. Tous les morceaux de cette ville jouent le rôle que leur assignent l’esprit et la mémoire : cette ville découverte, c’est une ville reconnue. L’article défini, auquel Flaubert recourt exclusivement pour introduire les parties du tableau, marque à la fois la nécessité de leur présence et une sorte d’intimité ou du moins d’accoutumance.

b) Qu’un paysage ressemble à un tableau, cela signifie ensuite qu’il est immobile. Le peintre, en fixant sur sa toile l’image d’un jour et d’une heure l’a arrêtée pour toujours. L’altitude opère, sur cette ville si animée, si agitée, une stylisation analogue. Elle arrête la vie, ou plutôt elle fait semblant de l’arrêter, mais elle rend perceptible, derrière l’immobilité apparente, des formes de vie plus cachées et plus lentes ; derrière le temps de l’homme, le temps du monde.

Ainsi l’activité humaine, le va-et-vient des voitures, des passants n’est pas perceptible de si haut. L’affairement ne se voit pas ; il se déduit : des fumées, du ronflement, des carillons. Les navires se tassent, le fleuve arrondit sa courbe, les îles ressemblent à de grands poissons noirs arrêtés : autant de formes d’une énergie qui se concentre au lieu de se dépenser. Les choses, sur terre, semblent être en attente et dissimuler leur puissance de mouvement. Mais au-dessus de cette vie élémentaire, amortie, provisoirement suspendue, le vent roule sa charge de nuages comme des flots : c’est un autre rythme, le rythme, capricieux et inexorable, des grandes forces de la nature. Rouen immobile a l’air d’être immergé sous une marée aérienne.

C’est un matin d’hiver. — La ville est « noyée dans le brouillard » ; les églises se dressent « dans la brume ». Pourquoi Flaubert a-t-il choisi pour loger dans Madame Bovary son panorama de Rouen, une telle heure, une telle saison ? Il fera se lever le soleil sur Carthage parce que cette cité africaine exige, pour être elle-même, pour ressurgir du rêve et du passé, pour tenter Spendius, toute la gloire de la lumière. Une convenance aussi impérieuse, mais de sens contraire, veut que Rouen soit saisi dans sa banalité quotidienne. Il arrive que le ciel de Normandie flamboie, il est plus fréquent qu’il s’éteigne et soit ouaté de brume. Sous un tel ciel, la description sera plus typique, plus vraie, et aussi plus sévère : petite vengeance du Rouennais contre la tristesse du pays natal, qui lui inspire autant d’amour que de mauvaise humeur.

Il faut au peintre beaucoup d’habileté, s’il fait exprès d’appauvrir sa palette. Que l’on considère ici les valeurs fondamentales et les touches complémentaires, on mesurera l’habileté de Flaubert. Ciel pâle, collines vertes, îles noires : voilà les dominantes, les surfaces les plus largement uniformes. On constate que la couleur s’assombrit à mesure que le regard descend et que la surface considérée se rétrécit. Le vert des collines absorbe la lumière diffuse qui se dégage du ciel pâle ; mais ce vert tourne au noir sur la croupe des îles.

Il y a dans le tableau une seconde série de couleurs. Elles obéissent à une gradation inverse. Les plus claires sont en bas ou s’étagent au flanc des masses sombres : broussailles violettes, miroitement des toits luisants de pluie. La plus foncée gagne en hauteur, sur le ciel clair : panaches bruns. Ainsi le brun assourdit et offusque presque la source de l’éclairage ; mais le violet et le blanc gris des ardoises mouillées adoucissent, aèrent, animent presque les zones d’ombre.

On ne peut qu’admirer tant d’adresse à limiter et à composer ce panorama, à jouer en mineur des ressources de l’ombre et des subtilités d’une lumière pauvre.

 

  1. ÉTUDE DE QUELQUES DÉTAILS

1° Le cadre. — Le rythme de la première phrase s’emploie à mettre en valeur l’adverbe confusément. Mais cette confusion concerne surtout les limites de la ville, qui se dissout peu à peu dans la campagne. Le tableau de la ville proprement dite échappe à la confusion.

Les navires à l’ancre…, le fleuve…, ET les îles… — C’est la Seine qui donne son âme au paysage, le fleuve, comme il est dit avec une simplicité presque amicale. Flaubert lui consacre sa phrase type, une phrase à trois membres, qui vont s’élargissant. Le troisième est lié aux deux autres par un ET, ce et que Thibaudet a heureusement baptisé le et de mouvement, qui « accompagne ou signifie, au cours d’une description ou d’une narration, le passage à une tension plus haute, à un moment plus important ou plus dramatique, une progression ». (Cf. THIBAUDET, Gustave Flaubert, p. 300). Cette progression concerne ici l’impression d’immobilité, ou plutôt de vie latente et de mouvement virtuel.

Les navires se tassaient dans un coin. La forme pronominale est autrement riche que ne le serait un banal « étaient tassés ». Elle prête aux navires un effort conscient pour se serrer les uns contre les autres, donc une volonté de stabilité, un désir de confinement. Avec : le fleuve arrondissait sa courbe…, la majesté de la phrase s’accroît. Le verbe est gros d’une comparaison implicite ; il fait penser à quelque animal mythologique au repos. Le troisième terme introduit une comparaison en forme : semblaient sur l’eau de grands poissons noirs arrêtés ; elle est introduite, un peu hypocritement, par le verbe « sembler » qui servait à Flaubert à dissimuler les métaphores, à économiser l’adverbe comme, à amortir les coups d’État de son imagination. Progrès dans la netteté de l’image ; progrès aussi dans l’évocation de l’énergie. Un poisson arrêté est toujours prêt à reprendre sa nage… Il est amusant de constater que les îles, sous cet univers quasi magique (miracle du brouillard et de l’altitude) ont l’air plus mobiles que les navires.

Présence des hommes. Les cheminées des usines… — La phrase respire encore selon un rythme ternaire. C’est le fragment du milieu, celui qui contient le verbe, qui est le plus long. — Il faut noter l’apparition du paysage industriel en littérature ; le charbon « de terre » vient à peine de recevoir ses lettres de noblesse. Aujourd’hui, panaches serait un cliché ; cette trouvaille a fait trop belle fortune. Le vol effiloché de ces panaches dépend de l’effort des cheminées qui les « poussent ». Poussaient explique s’envolaient. Encadré entre ces deux verbes d’énergie, et surtout entre les deux adjectifs immenses et bruns qui reçoivent l’accent, le mot panaches perd tout clinquant.

On entendait le ronFLEment des FONderies avec le CArillon GLair… — Il est à peine besoin de signaler les allitérations. La phrase de Flaubert aime mimer les bruits. Le mot avec est un substitut de la conjoncture et, un outil à varier l’énumération. Son emploi est heureux ici. Il associe plus directement que la simple copule, il fond presque ensemble deux ordres de sons différents, par leur timbre et par leur signification ; à côté de la ville qui travaille, la ville qui prie.

La lumière. Les arbres des boulevards, sans feuilles, faisaient des broussailles violettes… — Voilà le détail spécifique, le propre de la saison et de l’heure. Avec les feuilles, les arbres auraient dessiné entre les maisons des coulées sombres. Au contraire, leurs branches dépouillées et humides accrochent des parcelles de lumière ; c’est avec le peu de rose épars dans le ciel pâle que se fabrique l’humble violet de cette aube. Le verbe faisaient est lui aussi un outil à masquer les comparaisons. Flaubert en use à bon escient. Ce mot neutre dégrade les arbres en figurants inertes ; il accroît leur passivité.

Le contraste est saisissant avec les verbes de la série du fleuve, où se comprime une invisible énergie.

Et les toits, tout reluisants de pluie, miroitaient… Flaubert a su trouver le verbe le plus expressif. Briller aurait eu trop d’éclat, chatoyer, trop de vie. Miroiter garde quelque chose de minéral ou de métallique, qui convient à un jeu de reflets.

Inégalement, selon la hauteur des quartiers. La notation est fine, ingénieuse même : les reflets, vifs ou hésitants, dessinent le relief (1). Flaubert n’a pas évité la lourdeur de l’adverbe, l’allure didactique du selon. Il n’y a pas assez de lumière pour que cette cascade de reflets sur les ardoises lavées fasse danser le paysage. Ces toits l’éclairent sans allégresse.

Le plafond. Parfois, un coup de vent… — Il faudrait scander cette phrase savante. Tout est tellement concerté chez Flaubert que l’explication de détail, relevant les moindres intentions, deviendrait lassante. La côte Sainte-Catherine est le seul nom de lieu. C’est aussi bien la limite du tableau, ultime repère pour le regard. Sous le vol des nuages, du point d’observation jusqu’à la lointaine falaise, Rouen fait bloc, et fait signe. Les flots aériens… se brisent en silence : c’est le dernier et le plus beau des contrastes ; immobilité de la ville sonore et, dans le ciel, dépense d’une énergie muette.

Flaubert n’a pas voulu, dans ce tableau, rivaliser par les mots avec la complexité infinie du panorama. Il lui a suffi d’appeler l’imagination du lecteur à collaborer avec lui. Il a réussi à imposer le sentiment de la présence lourde de la ville ; la puissance de cette évocation est due en partie à sa sobriété.

 

  1. PRÉHISTOIRE DU TEXTE

Les intentions de Flaubert deviennent plus claires, si l’on considère les différents états par lesquels est passée cette description. On peut le faire grâce à l’admirable instrument de travail que Mlle Leleu a mis entre nos mains, en publiant les brouillons de Madame Bovary (Conard, 1936). Chacun connaît la probité douloureuse de Flaubert, son acharnement. Rien de plus laborieux que la naissance de cette description, qui paraît si simple. Flaubert a tâtonné avant d’en concevoir le but et les caractères. Il était assailli de tentations et importuné de sa richesse. Voici donc, non pas toutes les ébauches antérieures — car il faut se borner — mais un choix instructif.

PREMIER ÉTAT.

Descendant en amphithéâtre

La rivière comme un grand arc étiré

Les flots blanchissant à la pointe des îles, qui semblaient de grands poissons noirs arrêtés.

Entre deux lacs.

Le Champ de Mars, lac blanc à gauche et la prairie de Bapeaume à droite. Des brumes flottaient dessus. La fumée des usines poussée par le vent sortait en tourbillonnant et se courbait comme des panaches. Les toits d’ardoise noirs trempés de pluie, luisants. Quelquefois, un grand coup de vent d’ouest chassait les brumes contre la côté blanche de Sainte-Catherine comme des flots légers qui se brisaient silencieusement contre la falaise. La ligne des boulevards, cercle jaune, çà et là interrompu comme une couronne d’or brisée en mains endroits (éd. Leleu, t. II, p. 353).

DEUXIÈME ÉTAT.

Descendant tout en amphithéâtre jusqu’au fleuve et noyée dans le brouillard, elle semblait se tenir entre deux lacs, le Champ de Mars à gauche, qui était blanc, et la prairie de Bapeaume à droite, qui était verte, tandis que s’étalant au-delà des ponts et peu à peu s’éparpillant inégalement, elle se répandait en filets comme de grandes rainures jusqu’au mol horizon traversé par une barre d’un livide sombre : la forêt des Sapins.

Ainsi vue d’en haut et presque à vol d’oiseau, la Seine arrondissant sa courbe dans la vallée semblait ne pas couler. Contre les maisons du port, les navires tassés, dont les mâts, comme des aiguilles perçaient le ciel gris avec une immobilité d’estampe.

[Les gens qui passaient sur les ponts avec leur parapluie semblaient des carapaces de tortues qui se traînaient sur le pavé]. […] = barré.

Des taches blanches se roulaient contre les piles des ponts où l’on croyait voir, à cause des parapluies, des carapaces de tortues qui se traînaient sur le pavé.

La fumée des usines sortait à gros flocons des longs tuyaux de briques.

Les toits d’ardoise, tout reluisants de pluie, brillaient inégalement selon la position des quartiers. Les toits des églises, les flèches qu’interrompait inégalement la courbe jaune des boulevards ; quelquefois un grand coup de vent de l’ouest poussait contre la côte blanche de Sainte-Catherine les brumes ? comme de grands flots légers qui se brisaient silencieusement contre une falaise, (éd. Leleu, t. II, p. 354).

EXTRAITS DES ÉTATS SUIVANTS.

— Du troisième :...Les flèches des églises piquaient le ciel gris et les mâts pressés comme les lances d’un escadron…

…Les toits d’ardoise tout reluisants de pluie chatoyaient inégalement selon la hauteur diverse des quartiers.

Les boulevards coupés faisaient des bouquets violets…

— Du quatrième :...Les navires amarrés tassaient leurs mâts comme un bataillon d’aiguilles…

— Du cinquième :...Parfois un grand coup de vent balayait d’un seul souffle les vapeurs éparpillées, et quand il venait de l’ouest, les poussait vers la côte Sainte-Catherine, comme de grands flots légers qui venaient se briser en silence contre une falaise.

Un examen de ces rédactions dégage de nombreux enseignements.

1° Flaubert a repoussé la tentation du didactisme. Il a fini par supprimer toutes les notations géographiques, tous les noms propres, tout ce qui l’aurait transformé en guide pour touristes.

2° Il a recherché l’unité et la sobriété.

a) Sa plume accueille d’abord une foule de détails pittoresques ou cocasses. On voit aisément ce qui a fini par le guider dans son tri.

b) Il aime naturellement la couleur. Il avait prodigué les contrastes en noir et blanc : C’était brutal et trop facile ; le blanc a donc disparu. Il avait utilisé les tons chauds : le jaune, l’or. Cela nuisait à l’impression d’ensemble : il a éteint sa palette.

Il a exterminé les comparaisons, dont son premier jet était toujours grevé. On sait qu’il finit par se faire une coquetterie d’un ascétisme particulièrement difficile pour son imagination fertile. Le 24 mai 1855, il écrit à Louis Bouilhet, au moment même où il peine sur Rouen : « …Rassure-toi : je me prive de métaphores, je jeûne des comparaisons ». (Correspondance, éd. du Centenaire, t. II, p. 2).

4° Il a poursuivi le mot propre. Ainsi miroiter n’a été trouvé que dans la rédaction définitive.

5° A force de sacrifices, de déplacements, il est arrivé à ranger les notations retenues dans un ordre simple, à construire vraiment un ensemble.

6° Enfin, il a imposé un rythme varié à ses phrases, une cadence et un équilibre  capables de triompher de l’épreuve du « gueuloir ». Les phrases naissaient souvent pataudes, sans muscles et sans vertu musicale, sans force oratoire, sans élan.

LE VERTIGE D’EMMA

La brièveté même de la peinture de Rouen n’a pas permis d’oublier Emma, Si objective qu’elle paraisse, cette description joue un rôle dans la vie intérieure de l’héroïne, parce qu’elle fait brusquement exister l’immensité brutale de la cité, attendue et désirée.

Tout de suite, l’imagination d’Emma travaille. Entre le paragraphe descriptif et le paragraphe moral, le lien n’est assuré que par un modeste démonstratif : CES existences. « Les maisons », disait Flaubert. Ces existences amassées, traduit Emma. La solitaire d’ Yonville ne s’arrête pas un instant à l’aspect extérieur de la ville. Elle pense aussitôt à la foule des êtres qui se pressent là. Rouen baigne pour elle non pas dans les vapeurs froides du matin, mais dans une sorte d’atmosphère passionnelle ou pécheresse.

Flaubert s’est appliqué à faire comprendre cette exaltation, en s’identifiant à son héroïne. Il est en sympathie avec elle. Mais l’ampleur emphatique de l’analyse ne va pas sans quelque ironie. En peignant Emma, Flaubert la juge. Certes, elle est lui, ou bien il est elle ; mais il demeure le créateur lucide qui prend du recul et châtie les illusions de sa créature par la façon dont il les décrit. Père et juge, indistinctement : il est peu de passages qui se prêtent aussi bien à faire saisir l’ambiguïté de la fonction du romancier.

— Quelque chose de vertigineux… La formule est lourde. Flaubert chargera à dessein cette phrase de mots longs et pesants : existences (qui exprime mieux que le simple vies la durée de destins singuliers et juxtaposés) ; abondamment. — La formule est vague. Elle est l’équivalent ironique du classique « je ne sais quoi ». Il serait logique, et banal, d’écrire qu’Emma est saisie de vertige en descendant vers ce gouffre d’hommes. Il est plus suggestif de faire monter de la ville vers Emma, avec les vapeurs du matin, une puissance confuse de trouble, un esprit d’égarement qui fait vaciller sa pauvre raison.

Et son cœur s’en gonflait… C’est une dilatation intérieure, un regain d’ardeur dans le désir. Mais Flaubert nous impose, non sans malice, une image physique : Emma respire à pleins poumons, elle dilate sa poitrine, pour mieux absorber cet air chargé de pensées et de passions.

Comme si… Voici l’explication. Pour Flaubert, on le sait du reste, Rouen est une ville matérialiste, peuplée de bourgeois cupides ou de lourdauds en proie à l’ennui. Mais Emma la voit à travers le prisme de son romantisme déréglé et de son délire : elle est peuplée d’âmes ; les vies intérieures y sont convulsées et pathétiques : ces palpitations ne peuvent être le fait de la passion. Au demeurant, le mot âme est à deux fins : il peint l’exaltation d’Emma, il porte l’ironie de Flaubert : Les cent vingt mille âmes : ne s’amuse-t-il pas à parodier la formule en usage pour dénombrer une population ? Mme Bovary communie donc avec une population toute entière. Cette démesure de son imagination a une sorte de grandeur épique. Elle devint vite pitoyable, quand la phrase se casse, et dénonce l’illusion : des passions qu’elle leur supposait.

— Son amour s’agrandissait devant l’espace… Cette phrase est belle. L’ironie disparaît ici. Flaubert ne veut pas dégrader trop vite son héroïne. Condamnée à une vie étriquée, à une dissimulation mesquine, Emma éprouve devant cet horizon brusquement ouvert le sentiment d’une libération, d’une sorte de renaissance. Le pathétique, dit quelque part Saint-Exupéry, c’est le sentiment de l’étendue. Pour Emma, cet espace ardent devient une sorte de miroir spirituel.

Et s’emplissait de tumulte aux bourdonnements… L’exaspération nerveuse d’Emma transforme et multiplie toutes ses perceptions. Avec des rumeurs vagues, elle fait un tumulte : de l’effervescence, un vaste concert, des appels, des cris de joie, des rires, des applaudissements, on peut imaginer ce que l’on voudra. Rouen agit sur elle comme, une drogue.

— Elle le reversait au-dehors… L’apparition de Rouen a créé une autre Emma ; Emma crée un autre Rouen. Elle projette sur les places, sur les promenades, sur les rues (on sent que la diligence se rapproche, et permet maintenant de tout discerner de la ville) les couleurs et les dimensions de son rêve. Flaubert a soigné l’antithèse finale, qui dit tout. La vieille cité normande se mue en une Babylone, métropole barbare de l’ivresse et du péché.

À Louis Bouilhet, lettre du 24 mai 1855, déjà citée : « Le mot est lâché. Babylone y est, tant pis ! Tout cela, je le crois, frise bougrement le ridicule. C’est trop fort. Enfin, tu verras ».

**

CONCLUSION

Ce court passage de Madame Bovary est d’une richesse particulière. C’est un chef-d’œuvre de description orientée, une prouesse technique, laborieusement réalisé. C’est une étape décisive de la destruction morale d’Emma, un curieux mélange d’attention sympathique et d’ironie vengeresse.

Rouen est vu à la fois par les yeux d’un indigène blasé et par les yeux d’Emma. À peine reconnue, la ville est transfigurée par son égarement, par sa fièvre. Flaubert prenait un âpre plaisir à ce contraste : d’un côté, une ville de province banale, engourdie, estompée par le brouillard ; de l’autre, la forge du bonheur coupable, le centre magique où s’opère, par contagion ou par communion, dans une ardeur d’épopée, la promotion d’un amour.

Rouen souffre autant de cette mesquinerie que de cette folle métamorphose, et le Normand révolté était deux fois satisfait. Mais la pitoyable Bovary, elle, gagne beaucoup à ce délire. Elle gagne en humanité, malgré les proportions de son rêve, qui confine à l’intoxication et qui donnait, on vient de le voir, des inquiétudes au goût de Flaubert. C’est essentiellement une femme d’imagination. Elle est à la recherche de secrets pour changer le monde. Elle s’est empoisonnée d’images romanesques et de chimères romantiques. Elle n’a pas pu faire ce voyage de noces ou cette escapade dans les Orients fabuleux dont elle avait la nostalgie. Ce qui lui est donné, c’est pour de piètres rendez-vous une descente misérable sur une ville triste dans une patache démantibulée. Pour comprendre la déchéance d’Emma, la dureté de son destin et la protestation fougueuse d’une imagination qui refuse encore de se rendre, il faut être attentif à un effet de contrepoint, qui achève de donner sa beauté et sa signification à notre page.

Au chapitre XII de la deuxième partie, Emma se voit descendre en rêve dans un équipage somptueux, vers une cité flambant d’exotisme où l’attend le bonheur : « Au galop de quatre chevaux, elle était emportée… Souvent, du haut d’une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids de cigognes… On entendait sonner des cloches, hennir des mulets, etc. C’est là qu’ils s’arrêteraient pour vivre… et la suite ».

Ce qu’elle a eu, c’est ce matin d’hiver au-dessus de Rouen, et elle en a fait Babylone.

 

APPENDICE

ROUEN VU PAR MAUPASSANT

Il fallait être Maupassant pour oser refaire, après Flaubert, une description de Rouen. Ce serait un exercice trop profitable que de comparer ces deux textes.

Dans Bel Ami (1885), la description de Rouen est un pur morceau de bravoure. Duroy vient d’épouser Madeleine. Il conduit sa femme en visite chez ses vieux parents, qui tiennent une auberge dans la banlieue de Rouen. On est en mai. Gravissant la côte de Canteleu, les « Parisiens » s’arrêtent à point nommé pour jouir du panorama. Le romancier, en regardant longuement le site et la ville par leurs yeux, n’entend que faire la preuve de sa virtuosité. Il décrit pour le plaisir, pour vaincre une réalité prestigieuse avec des mots. C’est, si l’on veut, du réalisme pur et gratuit, ce qui n’est jamais le réalisme de Flaubert. Qu’on en juge.

Ils venaient de s’arrêter aux deux tiers de la montée, à un endroit renommé pour la vue, où l’on conduit tous les voyageurs.

On dominait l’immense vallée, longue et large, que le fleuve clair parcourait d’un bout à l’autre, avec de grandes ondulations. On le voyait venir de là-bas, taché par des îles nombreuses et décrivant une courbe avant de traverser Rouen. Puis la ville apparaissait sur la rive droite, un peu noyée dans la brume matinale, avec des éclats de soleil sur ses toits, et ses mille clochers légère, pointus ou trapus, frêles et travaillés comme des bijoux géants, ses tours carrées ou rondes coiffées de couronnes héraldiques, ses beffrois, ses clochetons, tout le peuple gothique des sommets d’églises que dominait la flèche aiguë de la cathédrale, surprenante aiguille de bronze, laide, étrange et démesurée, la plus haute qui soit au monde.

Mais en face, de l’autre côté du fleuve, s’élevaient rondes et renflées à leur faîte, les minces cheminées d’usines du vaste faubourg de Saint-Sever.

Plus nombreuses que leurs frères les clochers, elles dressaient jusque dans la campagne lointaine leurs longues colonnes de briques et soufflaient dans le ciel bleu leur haleine noire de charbon.

Et la plus élevée de toutes, aussi haute que la pyramide de Chéops, le second des sommets dus au travail humain, presque l’égale de sa fière commère la flèche de la cathédrale, la grande pompe à feu de la Foudre semblait la reine du peuple travailleur et fumant des usines, comme sa voisine était la reine de la foule pointue des monuments sacrés.

Là-bas, derrière la ville ouvrière, s’étendait une forêt de sapins ; et la Seine, ayant passé entre les deux cités, continuait sa route, longeait une grande côte onduleuse boisée en haut et montrant par places ses os de pierre blanche, puis elle disparaissait à l’horizon après avoir encore décrit une longue courbe arrondie. On voyait des navires montant et descendant le fleuve, traînés par des barques à vapeur grosses comme des mouches et qui crachaient une fumée épaisse. Des îles, étalées sur l’eau, s’alignaient toujours l’une au bout de l’autre, ou bien laissant entre elles de grands intervalles, comme les grains inégaux d’un chapelet verdoyant.

Le cocher de fiacre attendait que les voyageurs eussent fini de s’extasier. Il connaissait par expérience la durée de l’admiration de toutes les races de promeneurs.

Bel Ami, Deuxième partie, I.

On se contentera d’orienter la réflexion et la recherche :

1° Pour quelques instants, Duroy et Madeleine deviennent des promeneurs anonymes, les émules de milliers de touristes qui ont fait halte au bon endroit. Rien de plus révélateur que le recours au pronom on.

2° Maupassant multiplie les noms propres, les détails techniques ou curieux, tout ce que Flaubert s’est appliqué à éliminer. Il veut à la fois montrer, faire comprendre et faire valoir.

3° Peintre de l’espace, Maupassant laisse un grand rôle à la vallée, où la ville n’occupe que sa place. Elle s’offre et étale passivement ses merveilles. Le fleuve seul est vivant, des îles d’amont aux îles d’aval.

4° Maupassant se donne la lumière la plus favorable à une exploration gourmande : celle d’un soleil matinal de mai. Flaubert se l’était, à multiple dessein, refusée.

5° Maupassant cherche à dégager l’âme du paysage urbain. Il tire son caractère du fourmillement des édifices religieux et, sur la rive ouvrière, du pullulement des cheminées d’usines. Le romancier a exploité avec adresse et complaisance ce contraste. Où Flaubert avait simplifié, il détaille.

6° Il est aisé de voir que certaines phrases sont des échos ou des reprises de Flaubert, sinon des répliques. Ainsi de l’étude des jeux du soleil sur les toits. Ainsi de l’évocation des îles. Sobre de comparaisons à l’instar de son maître, Maupassant en a tout de même laissé une ou deux, par coquetterie, pour mieux faire apprécier sa discrétion. La personnification passagère des tours et des cheminées ne nuit pas à cette discrétion.

Cette page est belle. Mais elle saisit moins que celle de Flaubert. Elle est plus facile. C’est un admirable devoir d’écolier, qui s’est amusé à en remontrer à son maître. Mais la description de Rouen chez Flaubert, prise dans la pâte du roman, bénéficie de toutes les richesses de l’œuvre qu’elle enrichit à son tour. Dans Bel Ami, on a une somptueuse illustration hors texte, pur prétexte à virtuosité. Dans le Rouen de Madame Bovary, on respire l’âme même du livre.

 

Roger Pons..

L’Information Littéraire, 12e année, Janvier-Février 1963, n° 1,

Éditions J.-B. Baillière et Fils, Paris.

(1) Décrivant Carthage dans Salammbô, Flaubert exploitera à fond l’effet de mobilité que produit la lumière, en frappant inégalement les maisons étagées sur les pentes et la puissante immobilité des arbres.  À mesure que le ciel rose allait s’élargissant, les hautes maisons Inclinées sur les pentes du terrain se haussaient, se tassaient, telles qu’un troupeau de chèvres noires qui descend des montagnes. Les rues désertes s’allongeaient ; les palmiers, çà et là sortant des murs, ne bougeaient pas… ».