Salammbô au cinéma

Les Amis de Flaubert – Année 1960 – Bulletin n° 17 – Page 70 et 73

Salammbô au cinéma

Salammbô à l’Omnia de Rouen.

Pour la quatrième fois, le roman de Flaubert revient à l’écran

Pour la quatrième fois, le cinéma s’est emparé du roman de Gustave Flaubert. C’est la première version parlante. Les précédentes dataient du « muet ». La nouvelle est, en outre, en eastmancolor et totalscope. Son réalisateur s’appelle Sergio Grieco.

Décidément, « Salammbô » attire les Italiens. En 1911, Ambrosio et en 1914, Ernesto Pasquali avaient signé les deux premiers « Salammbô ». Pierre Marodon avait mis en scène le troisième, en 1925, en Autriche. Jeanne de Balzac était son interprète.

Jeanne Valerie, Jacques Sernas et Edmund Purdom sont les principaux antagonistes du film de Sergio Grieco qui succédera, à l’Omnia de Rouen, au « Baron de l’Écluse ».

On suivra-avec curiosité la carrière de ce film tiré du roman écrit, il y a juste cent ans, à Croisset.

« C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar ». Ainsi commença Flaubert. Alors la Seine qui coulait au pied de son jardin cessa de couler. Les trois-mâts qui remontaient le fleuve disparurent de sa vue. Les brumes rouennaises s’estompèrent. Vers lui s’avancèrent « les soldats qu’il avait commandés en Sicile », s’organisa le festin qu’ils s’offraient en l’absence d’Hamilcar. Les figuiers remplacèrent les tilleuls du gueuloir de Croisset. Et à la place de sa propriété blanche, s’éleva soudain dans le rêve du grand Flo, « un palais bâti en marbre numidique, tacheté de jaune ».

(Liberté-Dimanche, Dimanche 22 Mai 1960).

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Tricheries

Salammbô au Cinéma

Dans la rubrique Autour de Flaubert et de son Œuvre, notre Bulletin rend ci-dessus compte de la récente projection à l’écran de Salammbô, d’après le roman de Gustave Flaubert.

C’est uniquement à titre d’information que cette nouvelle est donnée, car ce n’est pas sans un serrement de cœur que l’on voit le chef-d’œuvre écrit il y a cent ans par le grand écrivain aussi malencontreusement déformé.

Ce n’est qu’une succession de plans et même de gros plans sans la moindre suite entre eux, dont les séquences ont été réalisées quelque part du côté de la Californie, avec des extérieurs qui sont bien loin de Carthage et n’évoquent en rien les fastueuses descriptions de Flaubert.

Ce n’est qu’une suite ininterrompue, à en lasser les yeux, de galops dans des terrains sablonneux, tels qu’on en voit dans les films à grands déploiements de cow-boys, galops qui soulèvent des nuages de poussières à nous en suffoquer pour longtemps. C’est effarant ce qu’on peut galoper — de part et d’autre d’ailleurs — dans ce film ! Au défilé de la Hache, des miroirs paraboliques que Flaubert n’avait certainement pas prévus, autorisent une de ces déboulinades, tellement ridicule de mise en scène fictive, que les spectateurs ne peuvent pas faire autrement que de rire… et certainement point de satisfaction.

Pour les interprètes, on se demande avec effroi qui a pu ainsi les costumer et les grimer. Le jaune, l’ocre, le vert et le noir ruissellent sur leurs visages. Salammbô, Mâtho, Narr’Havas, Hamilcar et Spendius sont méconnaissables. Le costumier aurait bien dû relire son texte avant de se livrer à une si ahurissante fantaisie.

Quant au roman, ou plutôt à la trame du roman, on se demande ce qui a bien pu se passer dans la cervelle du metteur en scène ou dans celle du producteur. On peut dire qu’aucun des épisodes pourtant célèbres et dont certains forment d’éblouissants chapitres n’a été reproduit à l’écran. Rien pour le banquet des mercenaires, rien pour le fameux aqueduc de Carthage, rien de la scène du python, rien de la bataille du Macar. D’insignifiants aperçus de la révolte des mercenaires, de la reprise du voile de Tanît et du supplice de Mâtho livrée à la fureur populaire.

Le grand prêtre Schahabarim est, on ne sait pas pourquoi, amoureux de Salammbô.

Dans le roman, et pour dérober le voile de Tanit, chacun sait que Mâtho entre à Carthage en passant par l’aqueduc qui dessert la ville en eau. Ici, Mâtho pénètre dans le palais en passant par les terrasses et par le toit et se livrant à des exercices de souplesse dignes d’un parfait moniteur de sapeurs-pompiers.

Et — tenons-nous bien ! — le dénouement (car il est bientôt minuit et il faut quitter la salle noire !) est le summum du genre. Chacun sait que dans le roman c’est Mâtho qui est sacrifié par le peuple en furie, et c’est Narr’Havas qui épouse Salammbô (laquelle en meurt). Là, le producteur se trompe : il fait épouser Salammbô, toute réjouie, par Mâtho, lequel échappe au supplice sur l’ordre d’Hamilcar, et c’est Narr’Havas qui, sans sourciller et sous les yeux de quelques figurants absolument indifférents, meurt percé de coups imaginaires.

On est navré, encore une fois, d’une pareille déformation et, disons le mot, d’une pareille tricherie. Certes, nous comprenons très bien que la nécessité technique d’une mise en scène soignée exige pour un film dont le coût de production est très élevé et qui doit être rentable, un certain nombre de procédés soit d’ameublement, soit d’éclairage, en un mot de présentation. Quelques anachronismes, parfois indispensables, n’échappent point, mais c’est là un accommodement qui ne déforme en rien le fond même du sujet.

Mais que l’on se permette de présenter sous le nom d’un authentique chef-d’œuvre et sous le parrainage d’un des plus grands écrivains de France une œuvre entièrement déformée, falsifiée, truquée ; que l’on ajoute ou que l’on retranche les épisodes auxquels, à l’évidence, l’écrivain surtout Flaubert — tenait le plus parce qu’ils constituent la charpente de l’œuvre, c’est une chose absolument inadmissible et contraire à la conscience la plus élémentaire.

Bien mieux, ou plutôt bien pire ! En présentant à l’écran un roman aussi déformé, c’est donner une instruction frelatée, absolument contraire à la vérité. C’est présenter une œuvre entièrement à faux. Le spectateur — il faut surtout penser aux jeunes — qui n’a point lu Salammbô, sort de la salle obscure ayant encore dans les yeux et dans les oreilles des invraisemblances et des contre-vérités. Si vous l’interrogez sur Salammbô, il déclarera qu’il connaît l’œuvre et s’assurera à lui-même que c’est bien l’écran qui a raison et le romancier qui a tort.

Après Madame Bovary mis à l’écran et, hélas ! à la scène dans les mêmes conditions de dénaturation que celles employées pour Salammbô, on ne peut que regretter amèrement des procédés aussi indélicats.

Certes, nous dira-t-on en argument concluant, l’œuvre est tombée dans le domaine public, et tout le monde peut s’en servir à son gré.

Si la chose est en effet juridiquement possible voir à ce sujet le récent incident avec les Liaisons dangereuses — il est regrettable qu’à défaut de censure préalable (qui aurait il faut en convenir des inconvénients) les Sociétés littéraires ne soient point consultées. On éviterait ainsi, avec un peu de soin et de décence, des tricheries qui ne servent en aucun cas la cause de l’Art, et dont on se demande, en fin de compte, si elles servent bien les intérêts des tricheurs.