Madame Bovary dans le magazine LUI

Les Amis de Flaubert – Année 1960 – Bulletin n° 17 – Page 75

Madame Bovary, d’après Gustave Flaubert

 

(mis en feuilleton à la mode moderne)

 

La Direction du magazine LUI qui a publié, avec dessins, une Madame Bovary à sa manière (numéro du 11-11-1959), aurait beaucoup mieux fait d’intituler son texte : après Gustave Flaubert au lieu de : d’après.

C’est qu’en effet voici une étrange transposition du texte célèbre. On ne se contente pas ici de publier le roman, ne fût-ce que par extraits. On prend la trame, on le découpe et on l’illustre par des dessins dialogués et sensationnels.

Mais ce qui est le plus étrange, c’est que le dialogue n’est pas du tout celui de Gustave Flaubert — pourtant si lumineux et si profond. C’est un dialogue entièrement inventé par l’auteur soit des dessins, soit de l’article. Inutile d’ajouter que la puérilité de ce dialogue est navrante et ne saurait ni de près ni de loin s’apparenter au dialogue flaubertien, chef-d’œuvre en lui-même de la littérature française.

De tels procédés de falsification, de dénaturation d’un des plus beaux romans qui soient, sont regrettables et même blâmables. Que l’on popularise un roman en le publiant par extraits est déjà pénible et contraire à tout respect, mais qu’un quelconque rédacteur substitue sa propre prose à celle de Flaubert, constitue une faute que nous ne saurions ne point relever.

Ce qui augmente la faute (tout au moins en ses effets) c’est que le texte illustré (on sait l’attirance de l’illustration sur les jeunes) prend dans l’esprit du lecteur qui s’y fourvoie la place qui ne devrait appartenir qu’au vrai texte du vrai roman. Le lecteur est ainsi amené, qu’on le veuille ou non et parfois même de bonne foi à déclarer que le vrai texte est celui qu’il vient de lire et n’est point celui d’une Madame Bovary qu’il ne lira jamais.

Cette substitution d’œuvre n’est pas autre chose qu’une tricherie.

Là encore, il nous sera objecté que l’œuvre étant tombée dans le domaine public, chacun a le droit de s’en servir. Il est possible que, juridiquement, il puisse en être ainsi ; mais il est infiniment regrettable que les Pouvoirs Publics chargés du maintien culturel du génie de la France restent impassibles devant de tels procédés.

À quoi bon en effet, dans les Établissements d’enseignement, dépenser des sommes importantes à faire comprendre aux jeunes étudiants les beautés de certains romans français et étrangers, alors que le premier magazine venu lance dans un circuit commercial, qui n’est point sans laisser de bénéfices, des interprétations littéraires entièrement basées sur la plus fâcheuse des imaginations.

Le monde industriel ou commerçant sait bien ce qui lui en coûterait s’il ne vendait point le produit correspondant à l’étiquette. Il est dommage que l’édition ne respecte pas cette règle d’élémentaire probité.