Gustave Flaubert et sa sœur Caroline – 2

Les Amis de Flaubert – Année 1956 – Bulletin n° 9 – Page 2

 

Gustave Flaubert et sa sœur Caroline – 2

 

La première partie de cette étude a paru
dans le précédent
Bulletin des Amis de Flaubert

L’inauguration du chemin de fer de Paris à Rouen est l’événement de la saison et tient une assez grande place dans la correspondance des deux jeunes gens. Caroline décrit complaisamment les tournois, joutes, carrousels, courses, feux d’artifice qui mettent la ville en liesse. Elle revient toutefois à l’objet de ses préoccupations et dit à son frère :


Nous n’avons point encore vu « mon favori », comme tu dis, et je n’espère pas le voir parce que probablement il ira à Pissy par la Gondole et qu’il ne pourra s’arrêter à Déville.

 Bonsoir, cher Gus, je vais bientôt aller reposer ma grosse mine coiffée de mon bonnet d’enfant sur ton traversin. Je rêverai de toi, bien sûr !

Dans la lettre suivante, le « favori » n’est toujours pas venu. N’avait-il pas promis expressément sa visite ? Prendre un cabriolet de louage au lieu de la Gondole n’est pas une si grosse affaire ! Qu’en pense Gustave ? Mais Gustave, s’il n’en pense pas moins, ne répond pas, et dans la lettre suivante (42), se contente de commenter les débuts du chemin de fer. Il est excédé des conversations qu’il entend sur le sujet : « Il est impossible d’entrer n’importe où sans qu’on entende des gens qui disent : « Ah ! je m’en vais à Rouen ! Je viens de Rouen ! Irez-vous à Rouen ? ». Jamais la capitale de la Neustrie n’avait fait tant de bruit à Lutèce »

Enfin, le 13 mai, Caroline raconte la visite si impatiemment attendue par elle. Sa lettre débute ainsi :
 
      « Il gentiluomo galantissimo e venuto civa, avedere, caro mio. Assez d’italien, mon vieux, pour toi et pour moi. Ainsi je disais qu’Hamard était venu hier vendredi 12 mai, à deux heures de l’après-midi. Il nous a fait une bonne longue visite pendant laquelle nous avons été nous promener dans le bosquet avec Mme Staelin, qui passait la journée avec nous. Orlowski (43) est venu nous y rejoindre et a chassé ton ami qui s’est aperçu que j’allais prendre ma leçon.

 Dis-moi vraiment s’il est affecté de la mort de son frère ? Il ne nous a point fait cet effet là en tous cas ! Ses rides augmentent de plus en plus et seront bientôt égales à celles d’Ernest Delamare. Il a été beaucoup question de toi, cher ami, de ton logement délicieux, de ton amabilité augmentant en raison directe du nombre de visites que tu fais aux dames Collier…

 Adieu, cher ami, je t’écrirai après la noce d’Armand, mais c’est à toi que j’écrirai et non à M. Hamard, qui paraît connaître parfaitement toutes mes lettres ! »

**

Les jours passent et Caroline repense souvent à la visite de son « favori ». Le 20 mai, elle écrit à son frère :

      
« Ce que tu m’as dit d’Hamard m’a fait plaisir, cher Gustave, et j’aime mieux le savoir chagrin qu’insensible ; tu me dis aussi qu’il ne peut supporter entendre parler de son frère par aucun étranger, et moi, je suis bien contente, car je ne lui en ai pas ouvert la bouche… »

Gustave avait donc répondu aux questions que lui posait Caroline, mais nous n’avons trouvé aucune trace de cette lettre dans laquelle il posait à son tour un certain nombre de questions précises à sa sœur, questions qui peuvent faire supposer que sa perspicacité était en éveil. Cette lettre contenait peut-être quelque avertissement, quelque mise en garde qui n’eut pas d’effet et que la jeune fille préféra faire disparaître avant son mariage. Nous avons tout lieu de le croire, d’après la réponse de Caroline à ce qui semble avoir été un interrogatoire en règle :


J’avais écrit cette lettre hier, cher ami, et je n’ai trouvé personne pour la mettre à la poste. Heureusement, car j’ai reçu la tienne, et comme tu parais indigné de ce qu’on ne te réponde pas, j’aurais été fâchée de ne pas t’avoir satisfait dans celle-ci. Tu sauras donc que nous ne savons pas que le chemin de fer prend les lettres et qu’Hamard n’est venu qu’une fois, et que cette fois était il y a vendredi huit jours. Je ne sais s’il est reparti. Il ne nous avait point promis de revenir. Est-ce qu’il t’avait dit qu’il reviendrait plusieurs fois ? Nous ne nous y attendions pas du tout et nous avons trouvé que c’était déjà très bien de sa part d’être venu jusqu’à Déville ».

Gustave n’est qu’à demi rassuré par ces précisions. Il connaît bien Hamard, connaît son instabilité qui, plus tard, deviendra folie caractérisée. Il partage avec lui les plaisirs les moins raffinés du Quartier Latin. Quand on sait le tendre et admiratif attachement qu’il porte à sa sœur, on comprend son souci en la voyant peu à peu préoccupée, attendrie, attirée par un garçon qu’il sait n’être pas digne d’elle.

Comment l’a-t-il laissé entendre ? Sous quelle forme a-t-il tenté de mettre sa sœur en garde ? Nous ne le savons pas, mais dès ce moment, les positions sont prises. Caroline est fixée sur ses propres sentiments et comprend que son frère est loin de les encourager. Aussi nous semble-t-elle troublée, moins sûre d’elle-même dans les lettres qui vont suivre.

La seconde visite d’Hamard qu’elle attendait sans se l’avouer a eu lieu. Il s’est rendu à Déville au début de juin et a offert ses services comme courrier. Il emportera deux lettres de Caroline, une pour son amie Gertrude que Gustave se chargera d’acheminer jusqu’à destination, l’autre pour son frère. Mais cette lettre n’a pas la verve coutumière. Le sujet pourtant s’y prêtait : un dîner de famille donné pour célébrer les quatre ans de ménage du couple Achille, auquel les parents Lormier assistaient ; et les parents Lormier, type même des bourgeois, étaient d’habitude une cible toute trouvée pour les brocards des deux jeunes gens.

Mais la page à peine remplie, Caroline coupe court :
      
« Adieu, mon Boun ! je vais remettre cette lettre à ton ami, « sans être cachetée », et c’est une grande preuve de confiance que je n’aurais peut-être pas pour tout autre ! »

Si Hamard, donc, ne joue pas son rôle de courrier en toute honnêteté, il aura au moins l’avantage d’être fixé sur les sentiments de la correspondante !

Dans la lettre suivante, qu’elle ne veut, celle-là, confier à personne, pas même à l’ami Florimond qui s’offrait à la porter, elle dira à Gustave son souci : la possibilité d’une indiscrétion la tourmente :
      
« Hamard a dû te donner deux lettres à propos desquelles je vais te confier la vérité, c’est que je ne savais absolument que dire lorsque je pensais qu’elles pouvaient être lues par lui ou par quelqu’ami, non pas que j’eusse rien de caché à t’apprendre, mais maman aussi me faisait peur en me répétant sans cesse : « Prends garde de ne rien dire qui ne puisse être vu de tout le monde ? » Elle pensait que la curiosité de voir la manière dont j’écris pouvait faire ouvrir ma lettre. Aussi, je suis sûre qu’elle était pleine d’absurdités… »

Mme Flaubert se doutait-elle de quelque chose ? Son conseil de prudence le fait supposer, mais il vient un peu tard !
L’examen de Gustave doit avoir lieu au milieu de l’été, aussi décide-t-il de s’accorder quelques jours de répit avant le coup de feu de la préparation et annonce sa venue (44). Il ne restera en famille que deux ou trois jours, mais a grande envie de se « piéter à Déville dans le bosquet, de se coucher sur l’herbe et de faire une masse de facéties pour divertir les siens ».
Il rassure sa sœur à propos d’une lettre qu’elle avait écrite à Gertrude Collier et dans laquelle elle craignait d’avoir exprimé un peu trop vivement son sentiment. Au lieu d’être fâchée, la jeune fille avait répondu à Gustave que cette lettre était « gentille et bête comme son auteur ». C’est que Caroline avait été exaspérée par le récit que lui avait fait son amie d’une réception de jeunes filles, au cours de laquelle elle se vantait d’avoir fait jouer à Gustave un rôle sans prestige de cavalier servant.
On profite, à Rouen, de la venue de l’étudiant pour préciser les projets de vacances. Il ne sera pas question de Trouville cet été, mais d’un voyage en famille à Paris pour rejoindre Gustave dès que ses examens seront terminés ; de là, les Flaubert gagneront Nogent-sur-Seine pour un séjour de quelques semaines, chez le Père Parain.

Toutes les lettres de ce mois de juillet sont pleines d’espoir, de projets, et celles de Gustave de descriptions d’un travail acharné : « Il est temps, dit-il, que les vacances arrivent. Je les aurai bien méritées car depuis six semaines surtout, j’ai été cruellement embêté par mille choses embêtantes » (45).
Ces choses embêtantes auxquelles Gustave fait allusion ne se rapportent pas toutes à son travail ; elles ne sont pas de nature à être confiées aux oreilles de Caroline, mais le docteur Flaubert en eut des échos par quelque ami de passage à Rouen, et tout en expédiant les 500 francs nécessaires, fait à l’étudiant une paternelle semonce :

« Tu es deux fois sot, lui dit-il, d’abord de te laisser flouer comme un vrai provincial, un niais qui se laisse attraper par les chevaliers d’industrie ou les femmes galantes qui ne doivent mordre que sur les pauvres d’esprit et les vieillards imbéciles, et Dieu merci, tu n’es ni bête ni vieux ; le deuxième tort est de n’avoir pas confiance en moi… Je croyais être assez ton ami pour mériter de connaître tout ce qui t’arriverait de bien ou de mal…
Adieu, mon Gustave, épargne un peu ma bourse et surtout porte-toi bien et travaille ».

Dans les lettres suivantes, de grandes discussions ont lieu pour savoir quel mode de locomotion allait être adopté par la famille, en vue du voyage de Rouen à Paris. Gustave est opposé au voyage en chemin de fer. « Le tunnel de Rolleboise, surtout, donne les affres de la mort », dit-il. À quoi Caroline lui répond :

« Tu es un grand imbécile de ne point nous laisser aller en chemin de fer ; au lieu de quatre heures, nous mettrons trois jours, et ce seront trois jours de moins à passer à Paris… »

La chaise de poste est donc adoptée avec arrêts à Forges et à Gournay. Départ le samedi 10 août, arrivée à Paris le lundi à la fin de l’après-midi. Rendez-vous à l’hôtel Bristol, entre 1 heure et 5 h. 1/2.
Ce séjour dont les deux jeunes gens s’étaient si fort réjouis est assombri par l’échec de Gustave à son examen. Maxime Du Camp, qui accompagnait le candidat à l’École, qui l’aidait à enfiler sa toge et à glisser sa barbe d’or sur le rabat, fournit complaisamment les détails de cet insuccès.
Mais les plaisirs de la capitale n’ont plus de charmes. On fait aux Collier la visite promise ; on passe avec eux la soirée à l’Opéra, dans la loge du comte Rambuteau, préfet de la Seine, et l’on s’en va promptement oublier chez le bon oncle Parain la déconvenue.
Lorsque les vacances ont pris fin, Gustave se met le plus courageusement possible au travail, car il s’agit de réparer l’échec du mois d’août.
Heureusement, les lettres de Caroline lui apportent des sujets d’intérêts, tel que l’achat d’un terrain à Deauville, les projets et plans de construction d’une villa. Gustave en est enchanté et se réjouit d’aller prochainement constater lui-même l’état des travaux.
À Rouen, Caroline est reprise par sa vie habituelle : leçons, lectures, visites, broderies, etc. Quand survient quelque histoire amusante, elle ne manque pas d’en faire profiter Gustave, tel le récit des amours de Bourlet, qu’elle raconte avec une verve toute particulière. Il faut dire que ce bon gros garçon, proche de la quarantaine, bedonnant, congestionné, sentimental, excessif en ses enthousiasmes comme en ses désespoirs, s’il est le grand ami d’Achille, est un peu la tête de Turc de ses cadets.


« Je veux te raconter la visite que nous a faite Bourlet à son retour du Havre. Oh ! que je t’ai regretté, cher ami ; je suis bien persuadée que jamais dans aucun spectacle, dans aucune soirée, nulle part, tu n’as pensé à ton Rat autant que moi à toi ce soir-là ; et c’est tout simple, parce que toi, tu es gai de toi-même, tu causes, tu ris, sans y être excité, mais moi, quand tu n’es pas là, je dis seulement : « Je serais bien si Gustave était là ». Et je reste sérieuse ! Cependant, mon vieux, il faut avouer que je me suis amusée et d’un amusement qui dure longtemps, qui, quand on y repense, me fait sourire encore. Bourlet, amoureux fou, amoureux bête : « Entrez, messieurs, mesdames… C’est le moment, c’est l’instant… »

 Bourlet entre avec une légère teinte de tristesse sur le visage et parle encore plus bas qu’à l’ordinaire. On voit aussi un peu d’humidité dans ses yeux, reste des larmes qu’il a versées à la précédente représentation chez Mme Achille.

Monsieur Flaubert, le croiriez-vous ? Moi, amoureux à trente-cinq ans d’une enfant de dix-neuf… Mais elle est si bonne, si douce, si aimable ».
Je lui demande si elle est jolie : « Je ne l’ai pas regardée, mais si je la regardais, je la trouverais jolie ; elle est si bonne, si douce ; elle donne tout son temps à soigner son père, à élever des poules et des lapins… Mais elle est si bonne qu’elle abandonnera ce genre d’occupation parce qu’elle a perdu des lapins, et elle en a eu trop de chagrin ! »
Papa lui demande s’il pense en être aimé. « J’ai lieu de l’espérer ; elle me serrait la main quelquefois, me tendait la joue et lorsque son père m’eut défendu de revenir avant Pâques, elle dit : « Je voudrais que Pâques fût demain ! » La douce enfant ! Un matin même qu’elle avait trouvé sur sa table à ouvrage un métier à broder que j’avais fait venir de Rouen et pour lequel j’avais passé toute la nuit afin de monter sa tapisserie dessus, elle me demanda mon bras pour aller se promener dans le bosquet ; elle me remercia de la surprise que je lui avais faite, me laissa lui essayer des fleurs dans ses beaux cheveux noirs, et lorsque je lui eus avoué que je l’aimais (et elle le savait bien, parce qu’elle a de l’esprit, ma cousine !), elle me répondit : « Eh bien, Alexandre, moi je ne vous hais pas, car je vous aimais aussi avant de vous connaître ». J’en étais si heureux, monsieur Flaubert, que je n’en pus manger, et je remarquai avec plaisir que ma cousine aussi ne pouvait avaler. Mais il faut le dire, avant de remporter tous ces avantages, je croyais mon rival Lefébure préféré et j’avais été jaloux, oui, jaloux ; je ne pouvais dormir, je me promenais toute la nuit dans ma chambre en pleurant à chaudes larmes. Elle me dit ensuite qu’elle avait remarqué ma tristesse et m’avait entendu arpenter mon appartement, mais que c’était à tort, parce que jamais Lefébure n’avait eu son cœur. Enfin, j’étais heureux ; tous les jours, je lui faisais quelque agréable surprise. Je découvrais toutes ses bonnes qualités (elle n’aime, en fait de littérature, que La Fontaine beaucoup, un peu Corneille !), et il fallut nous séparer.
 Je commençai à pleurer, elle pleura aussi ; nous nous embrassâmes, et je lui dis :
Ma cousine, il n’y a que mes jambes qui s’en vont ! ». Dans la diligence, je finis par m’endormir, et lorsque je me réveillai, je frappai doucement ceux qui étaient à côté de moi, et je dis :
Ma bonne petite cousine, nous arrivons enfin à Rouen ».
Au même moment, je sentis la chaleur d’une bouffée de tabac et j’entendis un grand éclat de rire. C’était un monsieur à moustaches qui était à côté de moi.
Voilà Bourlet, cher Gustave, mais Bourlet tout pur ! Je n’invente rien, je n’augmente pas, ce sont ses phrases que j’ai retenues par cœur. Enfin, il est indécis s’il se mariera, parce qu’il craint de ne pouvoir rendre cet ange assez heureux ! »

**

Mais Caroline a quelques remords de son persiflage et enjoint à Gustave de se servir de sa lettre pour allumer sa prochaine pipe.

C’est Achille qui se chargera de donner à son frère des détails complémentaires sur l’affaire Bourlet :

  
« Bizet (45 bis) est retombé dans son idiotisme ; il est de plus en plus persuadé de son impuissance et veut rompre son mariage. Ce qu’il y a de très joli, c’est qu’il dit à qui veut l’entendre la cause de sa tristesse ; il l’a écrite à son père, qui lui a répondu par un quatrain :
Ce doute justement offense
Ton père qui t’a fabriqu&eacute
Et qui, dans nulle circonstance,
D’un tel mal ne fut attaqué ».

Ce genre de plaisanterie remporta certainement auprès de Gustave un grand succès.

Caroline est toujours avide de nouvelles. Elle sait que Gustave a rencontré Victor Hugo en allant avec Achille rendre visite à M. Pradier, et elle insiste pour avoir le plus de détails possible. Dans sa lettre non datée, mais qui doit avoir été écrite entre le 5 et le 15 décembre 1843, Gustave lui écrit :

« Que veux-tu que je t’en dise ? C’est un homme comme un autre, d’une figure assez laide et d’un extérieur commun. Il a de magnifiques dents, pas de cils ni de sourcils. Il parle peu, a l’air de s’observer et de ne vouloir rien lâcher : il est très poli et un peu guindé. J’aime beaucoup le son de sa voix. J’ai pris plaisir à le contempler de près. Je l’ai regardé avec étonnement, comme une cassette dans laquelle il y aurait des millions et des diamants royaux, réfléchissant à tout ce qui était parti de cet homme, les yeux sur sa main droite, qui a écrit tant de belles choses ! C’était là pourtant l’homme qui m’a fait le plus battre le cœur depuis que je suis né, et celui, peut-être, que j’aimais, le mieux de tous ceux que je ne connais pas. On a parlé de supplices, de vengeances, de voleurs, etc. C’est moi et le grand homme qui avons le plus causé ; je ne me souviens pas si j’ai dit des choses bonnes ou bêtes mais j’en ai dit d’assez nombreuses. Comme tu vois, je vais assez souvent chez les Pradier. C’est une maison que j’aime beaucoup, où l’on n’est pas gêné et qui est tout à fait dans mon genre » (46).
 

Arrivent les fêtes de Noël ; Gustave est convié chez les Collier pour le traditionnel pudding ; il y termine à haute voix la lecture d’Hernani, qu’Henriette écoute avec dévotion. Puis ce sont les préparatifs de départ, avec les derniers cours, entre lesquels il faut trouver le temps d’aller pour Achille chez le libraire, le bottier, l’orfèvre, l’horloger, etc. Enfin, le jour de la Saint-Sylvestre, l’étudiant se met en route et s’arrête à mi-chemin, à Vernon, chez ses amis Schlésinger, où il est invité à un souper dont il se fait fête depuis longtemps.

Dans la matinée du 1er janvier 1844, il arrive rue de Lecat, gravit quatre à quatre les marches carrelées de rouge qui conduisent au premier étage, à la chambre de sa mère et prend part aussitôt aux discussions et projets relatifs à la construction du fameux chalet de Deauville. Les travaux ne sont pas encore en train, il faut sans tarder se rendre sur place, discuter les plans et faire commencer les travaux. Achille et Gustave s’en chargeront.

Chacun sait que c’est au retour de ce rapide voyage, sur la route entre Pont-l’Evêque et Rouen, que Gustave sera atteint d’une crise nerveuse, première manifestation d’un mal qui allait peser lourdement sur toute sa jeunesse.

La famille aussi est bouleversée, et dans les lettres que Caroline, dorénavant, écrira à son frère, au cours des rares absences qu’il fera, on sent combien sa tendresse fraternelle est alarmée.

Alors que Gustave est venu à Paris à mi-janvier pour tenter de reprendre sa vie normale d’étudiant, elle lui écrit : 

À M. Flaubert 19, rue de l’Est
Paris. 17 Janvier 1844.
« Il y a bien peu de temps que tu nous as quittés, cher vieux mais il s’est passé tant d’événements depuis, qu’il me semble que dimanche était il y a une semaine. D’abord le départ de miss Jane. Nous avons été la conduire jusqu’à la cour des diligences, où elle a sangloté tout le temps que nous avons attendu. Elle n’a fait que pleurer toute la matinée, quoiqu’elle eût répété, la veille, à son cousin, qu’elle était parfaitement heureuse. Non seulement cela nous a tourmentés hier, mon ami, mais encore une grande inquiétude de toi. Ta lettre ne nous est arrivée qu’à cinq heures du soir. Nous craignons que tu n’aies été malade ; enfin, si nous n’avions pas reçu de nouvelles tu aurais bien pu voir arriver quelqu’un de la famille.
[…]
 La nouvelle de la maladie de Mme Hamard m’a fait de la peine pour son fils ; en moins de deux ans, il aura perdu tout ce qu’il aimait, ce pauvre Hamard ! Va le voir, car il t’aime bien et m’a souvent parlé de toi.
[…]
 Adieu, mon bon, pense à moi
Caroline Flaubert.
P.-S. Papa a lu ta lettre et ne m’a rien dit quant à ton bras, mais voici mon ordonnance : du repos et du suif ».

L’inquiétude que l’on sent percer à travers les lignes que Caroline envoie à son frère ne sont que trop justifiées. Gustave est obligé d’interrompre son travail et de revenir à Rouen, à cause de son état de santé, sont-ce de nouvelles crises ou l’inflammation d’une brûlure à la main droite survenue au cours d’une saignée que surveillait son père ?
En tous cas, la séparation des deux jeunes gens va prendre fin, et nous n’aurons plus pendant les mois qui vont venir que quelques menus billets échangés de chambre à chambre quand l’un et l’autre se trouvent retenus par la maladie.
En février, Caroline, immobilisée par une angine entend dans la chambre au-dessous de la sienne où l’on a installé Gustave des bruits de conversation. Elle voudrait bien savoir qui est ce visiteur et n’hésite pas à griffonner ce billet :

Avril 1844
« Cher, envoie-moi le Diable boiteux. Pardonne, je te dérange, je crois que tu es avec un ami. Je ne sais lequel, mais comme à l’ordinaire, je voudrais le savoir.
 Ta sœur : Caroline ».

Peut-être est-ce Hamard qui vient de perdre sa mère et dont le nouveau deuil sollicite encore la pitié de la jeune fille.
En ce printemps 1844, il semble que les habitants de l’Hôtel-Dieu se remettent un peu du terrible coup que fut pour eux la maladie de Gustave. Lui, condamné à un régime sévère, le bras toujours en écharpe à cause de cette brûlure qui ne veut pas guérir, un séton au cou « tout aussi rigide qu’un hausse-col d’un officier de la Garde Nationale essaie de supporter ses maux sans se plaindre. Il n’écrit guère, ni lettres ni travaux littéraires ; il sort peu ; ses seules distractions, sont les visites d’amis. Celles que lui fit Hamard durent être particulièrement fréquentes ; en ce qui concerne Caroline, elles furent décisives.
Puisque Gustave paraît désapprouver l’inclination qu’elle éprouve pour son ami, puisque, visiblement, l’intimité qu’il voit croître entre sa sœur et lui, l’afflige, c’est au Père Parain qu’elle se confiera :
      
« N’est-ce pas, père Parain, c’est en novembre que j’aurai le bonheur de vous revoir et de vous dire, comme le prétend papa, tous mes petits secrets ; il arrive souvent, le soir, qu’on se moque de moi quand je vais le long du quai, marchant les bras ballants et sans dire mot, et derrière, j’entends mon père rire tout en disant : « Elle pense à son Père Parain qui lui donnait le bras »…

Le quai dont il est ici question est celui qui borde la Seine à Croisset, car les projets de construction à Deauville ont été abandonnés. Le docteur Flaubert, peut-être en considération de l’état de santé de Gustave, a préféré acheter une propriété dans les environs proches de Rouen. Dès le printemps, la famille y est venue camper, au milieu des peintres et des maçons.
En septembre, Hamard est à Trouville ; il y a rejoint la famille Flaubert. Les couchers de soleil sur la dune, les promenades à âne dans la campagne, les baignades, tout cela aboutit à des projets de fiançailles. Gustave navigue seul, en canot, pendant des heures, ou s’enferme dans sa chambre. Nous ne connaissons d’une façon précise son opinion que par la lettre qu’il écrit le 1er novembre à Ernest Chevallier, lorsqu’il lui dit :
« Je n’ai aucune nouvelle à t’annoncer, car la grande nouvelle, tu la sais : le mariage de Caroline. Que veux-tu que je t’en dise ? Tout ce que tu voudras. Dis-en tout ce qui te fera plaisir. Tout cela se trouve résumé par les deux lettres que j’ai prononcées en l’apprenant : Ah ! »
Au fond, Gustave est désespéré. Perdre sa sœur lui est dur, mais la perdre en la voyant, malgré ses avertissements, s’attacher à un être qu’il considère comme indigne d’elle, le plonge dans une tristesse que son état de santé ne lui permet pas de surmonter. Il s’enferme dans un mutisme qui désole les siens. Caroline est à la fois navrée de se sentir moralement séparée de son compagnon fraternel, inquiète d’abandonner, alors qu’ils ont besoin de ses soins, ceux qu’elle aime et pourtant un peu grisée par son nouveau bonheur. Grâce aux lettres qu’elle écrivait à cette époque à son père Parain, nous connaissons aujourd’hui ses secrètes pensées.
La date du mariage est fixée. Il aura lieu le 5 mars. Mme Flaubert et sa fille viennent à Paris faire les préparatifs nécessaires, courir les couturières et les marchands de frivolités, acheter les salles, l’argenterie, les fourrures, etc. Ce qui nous vaut encore quelques pages écrites par Caroline et qui s’adressent plus volontiers à son père qu’à son frère ; nous pouvons y trouver quelques aperçus des préparatifs d’un grand mariage bourgeois au milieu du siècle dernier.
Hamard attendait ces dames au débarcadère, car nous voyons que, cette fois, le voyage s’est fait en chemin de fer. Il va soutenir les jours suivants sa thèse de licencié en droit.
Mme Flaubert écrit à son mari et Caroline à son père, mais surtout à l’intention de son frère :

« Maman ne dit rien pour moi, mon bon Père, quoique je pense tout autant qu’elle à vous, et pendant qu’elle finit sa toilette, je veux au moins avoir le plaisir de t’envoyer un bon baiser que tu partageras avec ton compagnon. Dis à Gustave qu’en pensant à lui, hier, j’ai demandé du potage à la tortue chez Véry. Mais ce maudit potage était si épicé que je n’ai pu le finir. Nous avions avec cela trois douzaines d’huîtres vertes, deux filets financière, deux soles mayonnaise, une croûte madère, deux bouteilles Grave, bouchon long, tout cela avec une addition de 26 francs. Hamard était désolé ; c’était lui qui avait ordonné les portions que nous n’avons jamais pu achever ! Et il venait de se vanter de dîner à bon marché !
 En revanche, le logement qu’il a retenu est assez commode et il ne coûte que 4 francs par jour. Pardon, mon excellent Père, de t’avoir ennuyé de mon dîner, mais c’était un peu plus pour Gustave que pour toi. Je veux qu’il dise avec Du Camp : « S’en donnent-elles, ces dames, au Palais Royal ! »
Adieu, ta fille qui t’aime,
Caroline ».

Nous n’avons aucun détail sur la cérémonie. Gustave n’écrit guère ; fin janvier, il avait cependant envoyé un mot à son ami Emmanuel Vasse, dans lequel on devine sa tristesse : « Je ne sors pas de ma chambre, je ne vois personne, je vis seul comme un ours. J’ai passé tout l’été à me promener en canot et à lire du Shakespeare… Ma maladie aura toujours eu l’avantage qu’on me laisse m’occuper comme je l’entends, ce qui est un grand point dans la vie… »
Après la noce, les jeunes époux ont rejoint Paris, où ils s’organisent de leur mieux dans l’appartement choisi par Hamard, 25, rue de Tournon. Ils y font un bref séjour avant d’entreprendre ce voyage de noces peu banal, à cinq, avec père, mère et frère, voyage qui ne semble d’ailleurs pas avoir eu une heureuse influence sur les humeurs et les santés de tous.
Le docteur Flaubert en avait décidé ainsi, soucieux sans doute d’apporter à Gustave quelque distraction à sa mélancolie. La santé de Caroline n’est guère brillante, elle peut aussi avoir besoin des soins « de son cher docteur ordinaire ». Aussi « empile-t-il, dans la grande chaise de poste, femme, fille, fils et gendre, et fouette cocher, postillons, en Piémont et en Lombardie », comme se plait à le raconter Maxime Du Camp.

Pendant les quelques jours qui précèdent le départ, Caroline n’hésite plus à reprendre la correspondance avec son frère, le 22 mars, elle lui écrit :
 

« Je voudrais, cher ami, avoir de divertissantes choses à te conter. Mais une promenade à Longchamp, dans le cabriolet, et le dîner en compagnie de Teniers te sembleraient sans doute fort peu intéressants. Longchamp était brillant, avec une foule comme je n’en avais pas vue, et une suite de voitures, dont une seule m’a semblé belle. C’était un attelage à quatre chevaux, ornés de fleurs aux oreilles.
 Malgré tout ce que je voyais, mon, Gustave, je ne pouvais m’empêcher de penser à Croisset, où vous étiez probablement et où le soleil était encore plus beau que sur les arbres des Tuileries.
Sitôt après le dîner, nous sommes rentrés à la maison, où nous avons pris le thé pendant que ces messieurs fumaient dans la chambre à côté.
 Je crains, cher Gustave, que l’amour de la famille que possède à un si haut point mon mari n’entre déjà un peu dans mon cœur, car j’ai peine à te dire mon avis sur le ménage Teniers, tant je m’en moquerais si une fois je me mettais en train. Connais-tu l’homme et as-tu vu quelque chose de plus commun d’un bout à l’autre ?…
 Dis à maman qu’elle m’apporte ma petite marquise verte enfermée dans le tiroir de mon armoire à glace et qu’elle m’envoie par Père Parain mon peigne d’écaille…
 Adieu, cher ami, calme-toi bien vite d’avoir lu une écriture si blanche et ne jure pas contre ton Raton.
 Hamard t’écrira demain ; embrasse toute la famille pour nous et écris-nous comment vont les yeux de notre Père ».

**

Le dialogue se rétablit et c’est Gustave qui répond à la place de sa mère, en proie à une de ses habituelles migraines. Il est tout heureux de lui annoncer qu’il recommence à se promener, à faire des courses en vue des préparatifs de départ. L’arrivée prochaine de la chaise de poste le remplit de joie : « Je vais y faire moult voyage de ma chambre dans la cour »… Il prie Caroline de demander à Hamard de lui procurer l’Histoire de Gênes, de Vincent, et, si possible, les Notes de Voyage dans le Midi de la France, par Mérimée (47).

Au rapide passage que les voyageurs font à Paris, Gustave a l’impression d’y revenir « comme après cent ans d’absence ». La visite aux dames Collier réveille de doux souvenirs. Henriette est plus jolie et plus attachante que jamais.

Un voyage en Italie, en 1844, est une véritable expédition. Première halte à Nogent, chez les Parain. La chaise de poste gagnant Chalons est hissée sur un « vapeur » qui descend la Saône et amène les voyageurs à Lyon. Ils y arrivent au crépuscule, sous une pluie battante, et ne s’accordent que quelques heures de repos avant de reprendre la navigation sur un Rhône impétueux et balayé de mistral. À Avignon, débarquement de la voiture ; on prend la route pour Tarascon, Beaucaire, Nîmes, sans oublier le pont du Gard. Tout cela, par un printemps maussade, arrosé d’une pluie froide et fine qui ne cessera qu’à la Méditerranée. L’humeur est couleur du temps et les santés ne valent guère mieux.

Le docteur est tourmenté par des maux d’yeux qui exigent de longues heures dans l’obscurité et la pose chaque soir de sangsues. Les migraines maternelles s’accommodent mal des cahots de la voiture. Caroline est reprise dès avant Toulon, d’angine et de douleurs de reins, et nous avons tout lieu de supposer que Gustave a subi deux nouvelles crises nerveuses Aussi, il étouffe de rage et de regrets de faire un voyage dans ces conditions. Il l’écrit à son ami Le Poittevin : « Par tout ce que tu as de plus sacré, par le vrai, par le beau, cher et tendre Alfred, ne voyage avec personne ! Avec personne… ». Caroline souffre de l’atmosphère tendue qui règne et soupire après la solitude à deux et la fantaisie d’un voyage de noces normal.

Aussi est-ce d’un commun accord qu’arrivés à Gênes, les voyageurs décident de rentrer. On laissera toutefois à Gustave le temps de faire quelques bonnes promenades à cheval dans la campagne environnante, de visiter à son gré, églises, couvents et musées et de naviguer dans la baie. C’est grâce à ce répit qu’il découvrit, au Palais Balbi, un Saint-Antoine peint par Breughel, bien différent de celui qu’il avait appris à connaître à la Foire Saint-Romain !

On brûle les étapes au retour ; la nature n’intéresse pas Gustave ; il est plus sensible aux souvenirs historiques ou littéraires : Marengo, la bibliothèque Ambroisienne, et au bord du Léman, les mânes de Byron, de Mme de Staël et de Voltaire, voilà ce qui le tire de sa mélancolie.

Aussi, c’est un soulagement pour tous quand la chaise de poste franchit les barrières de Paris ; le docteur veut reprendre au plus vite sa vie active, les jeunes époux sont heureux de retrouver leur calme logis de la rue de Tournon et Gustave de s’enfoncer tout à loisir dans son travail personnel et sa mélancolie.

Hamard, aussitôt débarqué, déclare qu’il ne va pas plus loin et qu’il est grand temps pour lui de chercher une situation et de s’installer définitivement à Paris. Décision que l’humeur chagrine de Mme Flaubert n’accepte pas sans récrimination. Gustave, pendant ce temps, retourne à ses amies Collier : « Champs-Élysées trois fois, écrit-il dans ses Notes de Voyage, le lundi, le mardi et le mercredi… La belle histoire ! que celle de ces visites. J’y ai vu le défaut de la cuirasse de mon âme, comme celle des autres ».

C’est à Louise Colet que, plus tard, il donnera le mot de l’énigme.

Henriette, toute émue, ce mercredi, en le voyant revenir pour la troisième fois, le fait asseoir près d’elle sur le canapé où elle est étendue, serre sa main, entrelace ses doigts dans les siens et lui jette un regard qui trahit un amour auquel, hélas, dans la condition où il se trouve, il se sent incapable de répondre. La mère, survenant à ce moment, esquisse un sourire, dans lequel il croit deviner quelque complicité. Affolé, il se lève et s’enfuit. Ainsi finirent les amours enfantines de Gustave Flaubert et d’Henriette Collier.

Il reprend à Croisset sa vie solitaire ; il est décidé à se remettre au travail, à réorganiser sa vie, à accepter le mariage de Caroline et à se résigner à son état de santé.

Alors, la correspondance du frère et de la sœur peut reprendre. Elle retrouve tout l’abandon et l’affection de jadis.

C’est par la copie de deux des lettres échangées en ce mois de juin 1845 entre le frère et la sœur, que nous voudrions terminer. Auraient-elles été ces lettres, plus confiantes, plus vibrantes des beaux souvenirs de leur enfance commune, plus tendres, s’ils avaient pu savoir qu’elles étaient les dernières ?

De son logis de la rue de Tournon, voilà ce qu’écrit Caroline :


« Si tu penses à moi, mon Gustave, je te rends bien la pareille. 
       Il n’y a guère de moment dans la journée où le Canot, la gaffe, le petit sentier sombre ne me trottent dans la tête ; je me souviens de toutes nos petites promenades de l’année dernière, mes baisers envoyés à Muffle qui excitaient ta bonne mine à rire, et surtout le cri des corneilles que tout le monde déteste et qui me fait tant de plaisir. »Dans huit à dix jours, je retrouverai tout cela, et tout me paraîtra plus beau qu’à vous, par l’extrême désir que j’aurai eu de le revoir.
 Quand tu étais à Paris, l’été, et que tu m’écrivais, ce n’était que pour jurer après la chaleur et les trottoirs. Si je pouvais marcher, ce serait à mon tour de maudire les pavés, mais je n’ai même pas cette consolation, car je ne sors pas de ma chambre et le soleil me brûle à travers mes jalousies. Que faire d’un temps pareil si ce n’est se coucher sur le gazon, à l’ombre, et d’avaler quelques bonnes terrines de mattes ? Moi qui n’ai ni gazon, ni ombre, ni mattes, je bois de l’eau de groseille en lisant soit du Voltaire, soit du Guizot, que j’avais interrompu ou que le mal de gorge avait interrompu pour mieux parler, et puis j’écris de longues lettres, avant-hier à Jane, hier à Louise (47 bis) et aujourd’hui à vous autres. Dis à Orlowski que je joue du piano ; j’ai recommencé et j’étudie maintenant une marche de Motheless et des airs hongrois de Liszt. Quant à l’art du Père Dumée, ce sera à Croisset, si je me porte bien. Mais quand je vois un crayon, il m’en prend une envie, une envie ! Je voudrais voir devant moi, sur le pupitre, un de ces dessins bien noirs, une baraque, des arbres, de l’eau et avoir à côté de moi des Walter suant l’huile, de la sauce toute préparée, du coton, de la mie de pain, enfin tout ce qui est de la religion Dumée.
 J’ai appris avec plaisir que tu prenais goût au billard. C’est un beau jeu et tu deviendras sans doute un Lamy de première force. Du Camp, que j’ai vu hier, a grande envie d’aller te voir pour toi et pour lui surtout, pour se distraire de toutes ses affaires ; il m’a dit qu’il était impatient d’entendre l’Éducation Sentimentale et m’a demandé si je la préférais à Novembre. J’ai dit que oui et son désir de l’entendre a augmenté.
 Quant à lui, il ne peut travailler, une idée lui vient et le voilà à rêvasser ; il t’envie beaucoup de pouvoir travailler seul ; quand je te compare à ceux que je vois, mon ami, je me dis : « Mon frère est un autre lapin ! (ce serait ton mot) que ces lurons-là, qui n’ont pas l’ardeur de regarder un livre deux heures de suite ».
 Penses-tu, le matin, à ton Médor qui venait sauter sur ton lit lorsque tu te réveillais et que tu daignais regarder comme un chien savant de 11 heures à midi, pour expliquer du Shakespeare ; il traduit maintenant la « Fiancée d’Abydos » et se sent de plus en plus le désir de gratter à la porte et de jouer sur ton lit.
 Pauvre bonhomme ! que je serai contente de te revoir et que j’aime à penser à tous les moments que nous avons passés ensemble, tout seuls, nous sauvant des hommes et des Crépet !
[…)
 Adieu, cher Bonhomme, tu m’as demandé une lettre, tant pis pour toi si elle t’ennuie ; moi, elle m’a amusée à écrire, c’est tout ce que je voulais ! Adieu, je t’embrasse bien fort, et suis ta sœur et ton Rat.
 Caroline Hamard ».

**

Voici les dernières lignes que Gustave traça à l’adresse de sa sœur (48) :

« Comme ta lettre était gentille, chère sœur, gentille et simple comme toi bon Rat ; il me semblait t’y voir, avec tes cheveux frisés et ton petit trou dans la joue. À propos, je compte bien que je te reverrai avec tes papillottes Je n’ai plus personne à étrangler avec mes deux mains, en disant : « Vieux Rat ! vieux Rat ! J’en ai estranglé qui étaient plus gens de bien que toi ! » Je pense souvent à notre pauvre atelier, à ta blouse noire, sale exprès, pour le chic ; cette pauvre Miss Jane qui était là et qui riait ! Comme tout cela est loin, mon Dieu ! Je ne fais pas du Shakespeare, le matin ; c’est stupide, je le sais bien, mais je m’y mettrai sérieusement quand je serai débarrassé de mes verbes grecs. Ainsi, quand tu seras ici, si tu veux, nous pourrons commencer une pièce. Tu viendras encore te rouler sur mon lit, comme le chien, et moi je ferai le nègre. « Oui, j’aime maîtresse, moi, aimer maîtresse ! »
 Je ne conçois pas que je ne sois pas triste de ce que tu n’es plus avec moi. J’en avais tant l’habitude. J’éprouve parfois un besoin à la bouche d’embrasser tes bonnes joues fermes et fraîches comme du coquillage. C’est bien de toi que je pouvais dire ce que disait un classique du dix-septième siècle, à propos de je ne sais quoi : « Spectacle fait à souhait pour le plaisir des yeux ! »
 Te souviens-tu de mes leçons d’histoire ? De mon retour du collège à 4 heures ; du temps où je t’allais chercher à la pension, avec ton petit chapeau de velours vert ?
 Et nos parties avec Ernest, à La Mailleraye, à Saint-Wandrille, et ce pauvre Cottage ! Tout cela me revient quand je pense à toi, pauvre enfant ! J’entends ta voix et je vois sourire tes yeux.
 Si tu m’aimes bien, c’est justice, car moi, je t’ai bien aimée ! Oui, quand j’y repense et que mon abandon n’est pas si grand qu’on se l’imaginerait, il faut que j’aie un cœur bien large ou que j’aime bien ce bon Émile !
« Je suis un drôle de corps », comme disait Chéruel ; j’ai cru me connaître dans un temps, mais à force de m’analyser, je ne sais plus du tout ce que je suis, aussi j’ai perdu la sotte prétention de vouloir me diriger à tâtons dans cette chambre obscure du cœur qu’illumine de temps à autre un éclair fugitif, qui découvre tout, il est vrai, mais qui vous aveugle pour longtemps. On se dit : « J’ai vu ceci, cela ! Oh ! je reconnaîtrai bien ma route ! » et l’on se remet en marche et l’on se heurte à tous les coins, on se déchire à tous les angles !
 Si je sais à propos de quoi cette comparaison m’est venue, je veux bien que le diable m’emporte ! C’est qu’il y a très longtemps que je n’ai écrit et que j’ai besoin, de temps à autre, de faire un peu de style, comme tous les besoins superflus qui sont les plus réels et les plus exigeants.
 Adieu, mon papier est fini ; c’est bien heureux pour toi, car j’étais en train !
 Adieu, carissima !
 Gustave Flaubert » (49)

FIN
L. CHEVALLEY-SABATIER.

Lire le début de l’article

(42) Voir lettre de Gustave du 11 mai 1848. Correspondance (Ed. Conard, 1926, page 138).

(43) Polonais, chef d’orchestre au Théâtre de Rouen, professeur de piano de Caroline.
(44) Voir lettre de Gustave du 13 juin 1943. Correspondance, supplément (Ed. Conard, 1954, page 30).
(45) Voir lettre de Gustave du 28 juillet 1843. Correspondance, supplément (Ed. Conard, 1954, p. 33).
(45 bis) Surnom donné à Bourlet par les enfants Flaubert.
(46) Voir lettre de Gustave. Correspondance (Ed. Conard, 1926, p. 127). D’après les lettres de Caroline, nous avons tout lieu de croire que celle de Gustave est de début décembre 1843, et non du 25 janvier 1844.
(47) Voir lettre de Gustave à Caroline du samedi de Pâques. Correspondance, supplément (Ed. Conard, 1954, p. 40).
(48) Voir lettre de Gustave de juin 1845. Correspondance, supplément (Ed. Conard, 1954, p. 45).
(47 bis) Louise de Maupassant, épouse Alfred Le Poittevin.
(49) Caroline et son mari arrivent à Croisset le 16 juillet ; ils y passent l’été, sont quelques jours au Tréport avant de regagner Paris, à l’automne. Les Flaubert sont rentrés à Rouen et, vers la mi-novembre, le Docteur tombe malade. Un abcès à la cuisse, qu’Achille opérera, mais l’infection se généralise et le 15 janvier 1846, malgré soins et consultations, il meurt.
Caroline est venue aider sa mère à le soigner. Quelques jours à peine se sont écoulés avant qu’elle mette au monde sa fille Caroline. Une fièvre puerpérale se déclare et, après deux mois de souffrances, elle s’éteint à son tour. Elle avait 22 ans !