Flaubert et L’Éducation Sentimentale

Les Amis de Flaubert – Année 1961 – Bulletin n° 19 – Page 28

 

Flaubert et L’Éducation Sentimentale

L’élaboration de l’œuvre définitive

 

Sur la première page du manuscrit de L’Éducation Sentimentale, Flaubert a inscrit deux dates : 1er septembre 1864-16 mai 1869. Ces deux dates marquent le début et la fin du travail de composition et de rédaction proprement dit. Pour suivre les phases de cette élaboration, nous disposons de deux séries de documents. D’abord la Correspondance de l’édition Conard des Œuvres complètes, avec les volumes de suppléments récemment publiés par MM. Dumesnil, Pommier et Digeon : en lisant les lettres adressées par Flaubert à ses amis, en particulier à George Sand et à Jules Duplan, nous assistons à son labeur quotidien, nous nous mettons au courant des efforts qu’il accomplit au fil des jours pour rédiger un chapitre ou pour parachever son information. Il existe, ou plutôt il existait, en outre, un « dossier » de L’Éducation Sentimentale, qui comportait 2.355 feuillets rédigés au recto et au verso et qui groupait l’ensemble des rédactions successives, des scénarios partiels, des notes de travail accumulés pendant cinq ans : ce dossier a malheureusement été dispersé dans des ventes successives, mais l’éditeur de L’Éducation Sentimentale à la librairie Conard, M. Louis Biernawski, avait pu l’inventorier et d’autres flaubertistes ont obtenu des communications partielles. En définitive, il est possible, sinon de reconstituer toute la genèse directe du roman, du moins de poser des jalons assez nombreux pour nous permettre d’imaginer l’écrivain au travail et pour nous initier à sa méthode de création.

I — Le climat et les phases de la création

      L’impression qui domine est celle d’un effort parfois douloureux, presque toujours pénible. Flaubert travaille rarement dans la joie. Chaque page chaque phrase est une conquête difficile. Il le sait, il le dit et même il le répète : « Je suis brisé, mon pauvre vieux. J’ai aujourd’hui travaillé sans discontinuer depuis quatre heures de l’après-midi (il en est près de trois du matin) et cela pour deux lignes qui ne sont pas faites. C’est à en devenir fou, par moments ! Il serait même plus simple de crever tout de suite… » (à J. Duplan, fin novembre 1866).

De la constatation de cet effort, qui témoigne surtout d’une conscience d’artiste très haute et très exigeante, il tire une leçon d’humilité. Il admire, sincèrement et il envie la facilité miraculeuse de sa vieille amie George Sand qui parfois sans se relire, accumule les feuillets. « Vous ne savez pas vous ce que c’est que de rester toute une journée la tête dans ses deux mains à pressurer sa malheureuse cervelle pour trouver un mot. L’idée coule chez vous largement, incessamment, comme un fleuve. Chez moi, c’est un mince filet d’eau, Il me faut de grands travaux d’art avant d’obtenir une cascade. Ah ! je les aurai connues, les affres du style ! » (27 novembre 1866) ; et encore,  à la même correspondance : « Pas primesautier, votre ami ! non ! pas du tout ! Ainsi, voilà deux jours entiers que je tourne et retourne un paragraphe sans en venir à bout. J’en ai envie de pleurer dans des moments ! Je dois vous faire pitié ! Et à moi donc ! » (5-6 décembre 1866).

Aussi, pour rendre compte de sa peine, des comparaisons, des métaphores viennent sous sa plume, plus ou moins banales, mais toujours significatives. Il travaille « comme un bœuf » ou « comme trente nègres » ; il voit devant lui « une montagne à gravir » ou une « lourde charrette de moellons à traîner » ; il se sent « la conscience nette comme un bon casseur de cailloux ». Et cette besogne de tâcheron, il l’assume en vue d’un résultat qui lui paraît incertain.

Car Flaubert, plus que jamais, doute de lui-même. Des affres semblables, pires encore, peut-être, il en a connu pour Madame Bovary et pour Salammbô. Mais il s’imagine, en outre, aux abords de la cinquantaine, que ses forces s’épuisent : « La foi en soi-même s’use avec les années. La flamme s’éteint », écrit-il à Mme Roger des Genettes (décembre 1866) ; et à Mlle Leroyer de Chantepie, le 11 mai 1865 : « Je me sens les jarrets fatigués et la poitrine étroite ». Une autre conviction accentue son désarroi : celle de s’être lancé dans un sujet très difficile et d’avoir à tenir une sorte de gageure. Cette idée revient comme un leit-motiv. Plusieurs fois, il écrit que la « conception » même de son roman est « vicieuse » ; il craint que les caractères des personnages principaux soient trop mous pour intéresser et que l’ampleur de la perspective historique noie les premiers plans : « J’ai bien du mal à emboîter mes personnages dans les événements politiques de 48… Les personnages de l’histoire sont plus intéressants que ceux de la fiction, surtout quand ceux-là ont des passions modérées ; on s’intéresse moins à Frédéric qu’à Lamartine… » (à Jules Duplan, 14 mars 1868).

Aussi lui arrive-t-il de maudire son entreprise : « Peindre des bourgeois modernes et français me pue au nez étrangement ». Déjà, au temps de Madame Bovary, il lui tardait d’abandonner son héroïne et le triste milieu où elle évoluait pour aborder enfin, avec Salammbô, « un sujet vaste et propre ». Cette fois, il jure qu’il « ne recommencera plus de pareilles besognes » et qu’il mettra bientôt un terme définitif à « cette cohabitation morale avec des bourgeois » qui lui « tourne sur le cœur ». Et puis, par une sorte de masochisme, après s’être évadé dans La Tentation de Saint-Antoine, il retournera à l’univers maudit en composant Bouvard et Pécuchet. Il sentait bien, au fond, qu’en se faisant le romancier des rêves avortés et des médiocrités bourgeoises, il répondait à sa vocation. Il y répondait la mort dans l’âme, avec le sentiment, consolant tout de même, de justifier son existence, en la vouant ainsi aux austérités de l’art réaliste : « Voilà ce que c’est que de se tourmenter l’âme et le corps. Mais si ce tourment-là est la seule chose propre qu’il yait ici-bas ? » (à George Sand, 12-13 janvier 1867). Et c’est pourquoi il accepte le nom d’ « anachorète » que lui a donné sa correspondante ; il convient que la création artistique est une sorte d’ascèse, qu’il y a une dignité, et même une sainteté, dans le travail bien fait.

Il a donc taillé d’emblée sa besogne avec courage et lucidité. Il sait, dès le départ, que ce roman va l’occuper pendant cinq ans. Il prévoit tout de suite trois parties. Il calcule, en achevant sa 170e page (lettre à sa nièce Caroline, 6 octobre 1866), que pour en finir avec sa matière, il doit arriver à 500 : le manuscrit définitif aura 498 pages ! Il pronostique en général à longue échéance et avec exactitude le moment où il en aura fini avec telle partie ou même avec tel chapitre. Il donne ainsi l’impression de savoir exactement où il va ; et il y va sans détour sans défaillance ; mais le pas est lourd et la cadence de marche est lente. Son propre témoignage nous permet de reconstituer, selon une chronologie assez stricte, ses étapes successives.

« Me voici maintenant attelé depuis un mois à un roman de mœurs modernes qui se passera à Paris. », écrit-il le 6 octobre 1864 à Mlle Leroyer de Chantepie. Telle est, dans la Correspondance, la première indication précise sur le travail entrepris ; cette lettre confirme bien la note du manuscrit : Flaubert a commencé L’Éducation Sentimentale à Croisset au début de septembre 1864. Un an plus tard, au mois d’octobre 1865, il annonce à plusieurs correspondants que sa première partie sera achevée « vers le jour de l’an » ou « au début de janvier » ; en définitive, c’est le 23 janvier 1866 qu’il peut écrire à Mlle Leroyer de Chantepie : « J’ai fini la première partie de mon roman ». On sait que cette première partie est la plus courte (100 pages, dans l’édition Maynial). Elle aura été rédigée en seize mois environ.

Flaubert a manifesté l’intention de se rendre à Paris pour s’y reposer et il passe, en effet, la fin de l’hiver ; mais il fréquente les bibliothèques, complète sa documentation pour la seconde partie et tâche d’arranger le plan de la troisième. Puis, de retour à Croisset, en mai, il se remet au travail, « furieusement », pendant six semaines. Du 15 juillet au 15 août, il est en Angleterre, puis à Paris et à Dieppe. Une nouvelle période de labeur intense s’ouvre ensuite, toujours à Croisset. Du retour de Dieppe jusqu’au 6 octobre, il n’a pu écrire que 23 pages et note que son roman est à la 170e, donc au tiers, sensiblement. Il peine sur sa seconde partie et notamment sur le chapitre IV, qui est très long ; c’est à ce chapitre qu’il travaille encore un an plus tard, le 11 octobre 1867 (lettre à Jules Duplan) ; mais ce même jour, il entrevoit la fin de sa seconde partie pour février 1868. Cette fois encore, le pronostic est juste, puisque, le 23 janvier, il n’a plus que huit pages à écrire. De nouveau, il s’apprête, pour se détendre, à prendre l’air de Paris. Pour ces six nouveaux chapitres, plus longs que ceux de la première partie (édition Maynial, pages 101 à 285), il lui aura fallu, vingt-et-un mois.

La troisième partie, un peu plus courte, s’élabore sensiblement au même rythme. Fin août 1868, 370 pages en tout sont écrites. Le 1er avril 1869, il reste à faire un chapitre. Enfin, c’est le cri de soulagement et de triomphe, dans ce billet à Jules Duplan : « Dimanche matin 16 mai 1869, cinq heures moins quatre minutes. FINI ! mon vieux ! Oui, mon bouquin est fini ! Ça mérite que tu lâches ton emprunt et que tu viennes m’embrasser. Je suis à ma table depuis hier, huit heures du matin, La tête me pète. N’importe, j’ai un poids de moins sur l’estomac ».

Indiquons, à titre de référence, que Le Père Goriot a été composé et, presque simultanément, imprimé en quatre mois. Pour L’Éducation Sentimentale, il en a fallu cinquante-six. Ces deux chiffres rapprochés résument la différence entre deux méthodes et deux tempéraments. À Balzac comme à George Sand conviendrait la métaphore du fleuve. Flaubert, lui, est un architecte qui construit un édifice pierre à pierre. Mais qu’importe le temps passé, si le matériau est solide ? C’est ce matériau que nous allons maintenant examiner.

II — La mobilisation des souvenirs

      Flaubert a d’abord généreusement puisé dans son expérience personnelle. Tel est bien le paradoxe de L’Éducation Sentimentale : un roman réalisé selon les principes les plus exigeants de l’art objectif, le romancier semblant détacher de ses personnages  et attentif seulement à les regarder vivre ; et pourtant un roman fait de sa substance même, tissé d’épisodes vécus et où revivent les émotions autrefois éprouvées. Ces souvenirs, tâchons de les retrouver, en remontant le plus loin possible dans le passé de l’écrivain.

D’abord des souvenirs d’enfance, de jeux enfantins, de lectures enfantines (cf. page 248, un dialogue entre Frédéric et la petite Roque). Il semble bien que Flaubert se rappelle ici ses jeux, à Rouen, avec Laure Le Poittevin, camarade de sa sœur Caroline, et qui sera la mère de Guy de Maupassant. Nous savons, par l’écrivain lui-même, que, de très bonne heure, un vieux voisin, le père Mignot, lui révéla Don Quichotte par ses récits et par ses lectures ; ce livre devait rester l’un de ses préférés pour des raisons sentimentales, à cause des souvenirs lointains qui y étaient attachés : « Je retrouve toutes mes origines dans le livre que je savais par cœur avant de savoir lire » (lettre à Louise Colet, 12 juin 1852).

Des souvenirs de collège, au début du roman (1, 2, p. 13). Frédéric et Deslauriers sont élèves au collège de Sens ; ils se lient d’amitié et ils échafaudent des projets d’avenir : « ils causaient de tout cela, pendant les récréations, en face de morale peinte sous l’horloge ». Cette inscription morale, nous la connaissons, c’est celle, du collège de Rouen où Flaubert a fait ses études : « hic labor, hic requies musarum pendet ab horis ». Flaubert ne la cite pas explicitement ; mais c’est bien à elle qu’il songe, et quand il écrit Sens, il pense à Rouen. De même, lorsqu’il écrit que Frédéric « ambitionnait d’être un jour le Walter Scott de la France », comment ne pas songer aux premiers essais du jeune Flaubert, en particulier à sa Chronique normande du Xe siècle et à plusieurs autres récits médiévaux ? Ses ambitions littéraires de collégien revivent encore au dernier chapitre du roman (III, 7, p. 246), lorsque les mêmes Frédéric et Deslauriers songent avec mélancolie à leurs illusions défuntes : « Ce n’est pas là ce que nous croyions devenir autrefois, à Sens, quand tu voulais faire une histoire critique de la Philosophie, et moi, un grand roman moyen âge sur Nogent, dont j’avais trouvé le sujet dans Froissart… » Ici encore, écrivons Rouen à la place de Sens et peut-être aussi de Nogent. Nous sommes placés devant des confidences indirectes, qui font écho aux témoignages autobiographiques des œuvres de jeunesse, Novembre et les Mémoires d’un Fou, en particulier.

Voici maintenant le souvenir le plus pathétique, le souvenir de Trouville, ou plus particulièrement, de la première rencontre, à Trouville, avec Mme Schlésinger. On doit se rappeler ici le chapitre X des Mémoires d’un fou, l’épisode de la « pelisse rouge avec des raies noires » qui avait été laissée sur le rivage, l’intervention du jeune homme et la parole courtoise de la jeune femme à l’auberge : « Monsieur, je vous remercie bien de votre galanterie ».

Dans L’Éducation Sentimentale, Flaubert n’évoque pas Trouville et, par discrétion sans doute, transpose la scène sur le pont du bateau qui fait le service de Paris à Montereau. Il faut lire les lignes correspondantes : « …Un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre.

Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille, s’en couvrir les pieds, dormir dedans ! Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans l’eau, Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit : « Je vous remercie, monsieur ». Les circonstances ne sont pas les mêmes ; la pelisse est devenue un châle, des bandes violettes remplacent les raies noires… Mais comme on sent le souvenir proche ! Si on ne connaissait pas l’épisode original, on pourrait juger inattendue la pensée qui traverse l’esprit de Frédéric : « Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille… » Pourquoi imagine-t-il au bord de la mer cette femme qu’il rencontre au bord de la Seine ? La réponse est évidente. Il pense à Trouville. Il s’est éloigné de la réalité décrite dans les Mémoires d’un Fou, et cette réalité, pourtant, n’a peut-être jamais été plus présente à son esprit.

Des Souvenirs de Nogent-sur-Seine (où vit la mère de Frédéric Moreau). On se reportera surtout, à ce propos, aux chapitres I et II (p. 10 sq.). Flaubert comptait dans cette ville des membres de sa famille paternelle. Déjà, son grand-père paternel était vétérinaire à Nogent-sur-Seine. Un témoignage de sa nièce, Mme Caroline Commanville, fournit à ce propos quelques précisions : « Tous les deux ans, la famille entière se rendait à Nogent-sur-Seine, chez les parents Flaubert. C’était un vrai voyage qu’on faisait en chaise de poste, à petites journées, comme au bon vieux temps. Cela avait laissé d’amusants souvenirs à mon oncle ». L’écrivain descendait dans la maison des cousins Bonenfant, près de l’actuelle rue Flaubert. Il a été possible à M. René Dumesnil, dans une plaquette intitulée Flaubert et L’Éducation Sentimentale (Librairie Les Belles Lettres, 1943), où se trouvent réunis d’importants documents iconographiques sur le roman, de fixer sur un plan de Nogent-sur-Seine les principaux lieux évoqués par Flaubert : l’église Saint-Laurent (p. 10, « neuf heures sonnaient à Saint-Laurent ») ; la maison de Mme Moreau, sur la place d’Armes (p. 10) ; l’hôtel du Cygne de la Croix (en réalité du Signe de la Croix, p. 11) ; les deux ponts et les moulins de bois (p. 15) ; le carrefour de l’Hôtel-Dieu, où Frédéric et Deslauriers se séparent avant le départ de Frédéric pour Paris (p. 18) ; le jardin de M. Roque, dans l’île (p. 249) ; enfin, la Maison de la Turque, décrite dans l’épilogue (p. 426) , cet établissement mal famé, « situé au bord de l’eau, derrière le rempart ». Sur une vue de Nogent-sur-Seine, vers 1830, M. Duhamel a pu désigner cette maison avec une croix.

Des souvenirs de la vie d’étudiant à Paris. Frédéric débarque dans la capitale deux mois après le voyage à Nogent, donc en novembre 1840 (p. 19), exactement comme Flaubert. Son arrivée, ses premières impressions de provincial sont décrites avec vraisemblance. Mais il y a mieux, Frédéric commence par loger « dans un hôtel garni, rue Saint-Hyacinthe » (p. 21), comme Flaubert, selon le témoignage de M. Gérard-Gailly (Le Grand Amour de Flaubert, p. 152). « Il allait dîner », nous dit le romancier (p. 24), « moyennant quarante-trois sols le cachet, dans un restaurant, rue de la Harpe ». « Je descends rue de la Harpe et je vais dîner pour 30 sous », écrivait Flaubert à sa sœur : on ne s’étonnera pas, dès lors, de la précision avec laquelle il décrit l’établissement, avec « le vieux comptoir d’acajou » et « les chapeaux suspendus contre la muraille ». Quant au quai Napoléon, où Frédéric s’installe en fin de compte (p. 26), nous avons vu que c’était l’adresse de Maxime du Camp. Mais c’est de toute évidence l’un de ses propres échecs aux examens de l’École de droit que Flaubert raconte, p. 60 ; le « deuxième examen » de Frédéric, (entendons l’examen de deuxième année) et sans doute aussi, son propre deuxième examen. On n’a naturellement pas gardé la trace des questions orales qui ont été posées à Flaubert lui-même, nous serions étonnés si ce n’était pas celles que mentionne le roman et, en tout cas, tout le pittoresque de la scène est obtenu, évidemment grâce à la vertu du souvenir. Les souvenirs de droit, que Flaubert devait juger si inutiles, lui ont servi du moins à cela.

Enfin et surtout, le souvenir du ménage Schlésinger,  tel que Flaubert le retrouve à Paris en 1840, les relations suivies s’étant établies trois ans plus tard. Dans le roman, l’écrivain a resserré la réalité dans le temps, puisque Frédéric revoit Mme Schlésinger quelques mois seulement après la rencontre sur le bateau. Mais l’amitié s’établit de la même manière. Frédéric revoit d’abord M. Arnould et s’émeut de la trouver en deuil, caril redoute que ce deuil soit celui de sa femme (p. 26) ; on peut conjecturer avec M. Gérard-Gailly que Flaubert a eu en 1840 une émotion semblable en rencontrant Maurice Schlésinger, qui avait perdu son père l’année précédente. De même, on se souvient que, dans le roman, Frédéric accueille avec beaucoup de joie la première invitation à dîner rue Choiseul, chez les Arnoux, un samedi (p. 43) ; que par la suite, il tâche de se faire inviter régulièrement à leurs dîners hebdomadaires en allant au magasin d’Arnoux la veille : « il ne manquait pas, pour qu’on l’invitât aux dîners du jeudi, de se présenter à L’Art Industriel, chaque mercredi, régulièrement ; et il y restait après tous les autres… Enfin, Arnoux lui disait : « Êtes-vous libre, demain soir ? Il acceptait avant que la phrase fût achevée » (p. 55). Ouvrons la correspondance de Flaubert. En mars 1843, il écrit à sa sœur Caroline « Je suis invité pour samedi prochain à un grand souper annuel chez mon ami Maurice. J’ai accepté. Ça me remettra un peu les nerfs » (en fait, il devait être fou de joie, mais ne pouvait guère l’écrire à sa sœur) ; puis, le 2 octobre 1856, dans la plus importante des lettres connues à l’adresse de Mme Schlésinger : « Jamais non plus je n’oublierai votre maison de la rue de Grammont, l’exquise hospitalité que j’y trouvais, les dîners du mercredi, qui étaient une vraie fête dans ma semaine ». La rue de Grammont et la rue de Choiseul sont voisines et parallèles ; toutes deux aboutissent boulevard des Italiens Ces deux lettres viennent vraiment à point nommé comme un commentaire vivant du roman.

Ne nous étonnons pas si les portraits de Mme Arnoux, distribués au fil du roman, ressemblent aux portraits de Mme Schlésinger que nous avons conservés. Sur ce point, le recueil iconographique de M. Dumesnil fournit encore des images éloquentes. Mme Arnoux en 1840 au début du roman avec ses bandeaux noirs (p. 5) ou encore, un peu plus tard (p. 46), avec « dans les cheveux, une longue bourse algérienne en filet de soie rouge, ressemble au portrait de Mme Schlésinger par son mari, en 1842 ; Mme Arnoux assise avec « sur ses genoux un petit garçon de trois ans » (p. 108) est telle que Deveria a représenté Mme Schlésinger avec son fils en 1843 et Flaubert a peut-être ce portrait dans l’esprit en écrivant ce passage ; Mme Arnoux, en cheveux blancs, lors de sa dernière visite (p. 421), c’est Mme Schlésinger vieillie, telle qu’elle nous apparaît dans un portrait à peu près contemporain de la publication du roman, reproduit également par M. Dumesnil.

Il en est de même pour M. Arnoux, tel qu’il nous apparaît dans son accoutrement un peu excentrique de la page 2 : les contemporains ont bien marqué le genre d’artiste un peu bohème qu’aimait à se donner, dans sa mise, Maurice Schlésinger ; et de même le comportement social du personnage (p. 40) est de toute évidence pris sur le vif. « Excellent d’ailleurs, il prodiguait les cigares, tutoyait les inconnus s’enthousiasmait pour une œuvre ou pour un homme… Il se croyait fort honnête, et dans son besoin d’expansion, racontait naïvement ses indélicatesses… « L’une de ces indélicatesses fait même l’objet d’une allusion précise, quoique très voilée et saisissable seulement pour les initiés : « On causa des choses du jour, entre autres du Stabat, de Rossini », lit-on au début du chapitre V (p 41) ; nous sommes alors (dans le roman) en janvier 1842  or à cette date exacte, Maurice Schlésinger était pris à partie dans un procès scandaleux, qu’il perdit, pour avoir édité indûment ce Stabat après s’être procuré par des voies tortueuses une copie manuscrite.

De même on relève de nombreuses analogies entre le roman et la réalité lorsqu’on suit, dans L’Éducation Sentimentale, la vie en commun du ménage Arnoux : la désunion profonde des deux époux mal accordés (p 38) comme étaient notoirement mal accordés les époux Schlésinger les infidélités répétées du mari, ses difficultés financières, la façon dont il doit abandonner L’Art Industriel (comme Schlésinger, La Gazette musicale) ; et aussi les rapports du couple avec les deux enfants, avec la fille aînée, surtout, qui, lisons-nous p. 355, « se rangeait toujours du côté de son père », comme Maria Schlésinger.

Une question plus délicate doit être posée pour terminer. Y a-t-il dans l’idylle de Frédéric avec Mme Arnoux des souvenirs précis de l’idylle de Flaubert avec Mme Schlésinger ? On conçoit qu’aucune trace matérielle ne soit restée des relations probables de Flaubert avec son amie et on en est réduit à la conjecture. Mais il est des accents qui ne trompent pas. Et surtout on est frappé d’observer entre les deux Éducation Sentimentale de 1845 et de 1869, malgré la différence des intrigues une certaine continuité qui s’explique vraisemblablement par une référence aux mêmes souvenirs. Nous nous contenterons d’un seul exemple, celui du rendez-vous manqué de la rue Tronchet, p. 279 (II,  6)  il y a une scène du même genre au chapitre X de la première Éducation Sentimentale ; on y voit Henry s’impatienter, s’irriter d’attendre en vain Mme Renaud ; on se demande alors si Flaubert ne transpose pas, dans les deux textes, une même déception dont il aurait gardé le souvenir cuisant.

Mais on se souvient que Flaubert s’est retiré à Croisset dès 1844 alors que Frédéric, lui, demeure à Paris. Les destinées de l’écrivain et de son personnage divergent alors. Elles se rencontreront de nouveau plus tard. Lorsque nous lisons, au début de l’avant-dernier chapitre (p 419), que Frédéric « voyagea », qu’il « connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues », nous comprenons bien que le romancier se rappelle son propre voyage en Orient, accompli entre 1849 et 1851, donc vers la date où l’action est parvenue à cet endroit du roman (après la réaction bourgeoise aux événements révolutionnaires de 1848). Mais pour les années intermédiaires, Flaubert ne peut guère s’appuyer sur son expérience ; dans ces années-là, d’ailleurs, son héros lui ressemble moins : il faut alors pour reconstituer ce qu’on n’a pas vécu, adopter une autre, méthode, fouiller les journaux, les archives, enquêter soir place, partout où l’action doit se dérouler. Pour ces pages-là et pour bien d’autres pages encore dans le roman, Flaubert fait appel, non pas à ses souvenirs, mais aux documents.  Nous allons analyser avec quelque détail cet autre aspect de sa méthode de travail : ainsi verrons-nous, grâce à de nombreux exemples concrets, quelle fut sa conscience d’artiste, préoccupé en toute occasion de proposer dans son roman une image fidèle et parfois même minutieusement contemporaine de la réalité.

III — La chasse aux documents.

La préoccupation la plus constante de Flaubert, dans sa recherche méthodique des documents, concerne la Révolution de 1848 et les épisodes qui s’y rattachent. Nous aurons à voir cet aspect de son activité lorsque nous étudierons, plus particulièrement, l’intérêt du témoignage historique constitué par L’Éducation Sentimentale.

Aussi pouvons-nous laisser de côté, pour l’instant, ce problème de l’information proprement politique et rechercher plutôt, au fil du roman, l’origine des précisions qui y sont fournies, à tout instant, sur les sujets les plus divers.

Si Flaubert se montre habile à évoquer, page 40, les exactions  et les indélicatesses commises par Arnoux dans l’exercice de son métier, c’est parce qu’il s’est renseigné, en février 1865, comme nous l’apprend une lettre à sa nièce et comme nous le confirme une note de carnet où il est question de « l’exploitation » des artistes, sur le milieu des marchands de tableaux. S’il décrit minutieusement, p. 70, le bal public de l’Alhambra, c’est après avoir invité son ami Jules Duplan à se rendre avec lui « dans un bastringue ». Il l’invite encore à l’accompagner à Saint-Cloud, pour y déjeuner et passer quelques heures ; il est résulté de cette promenade, p. 80, le récit de la visite que rend Frédéric aux Arnoux dans leur maison de banlieue ; cette »maison, cent pas plus loin que le pont… à mi-hauteur de la colline », avec un jardin dont les murs sont « cachés par deux rangs de tilleuls » et une large pelouse descendant « jusqu’au bord de la rivière », nous devinons qu’il l’a vue ce jour-là, ou du moins qu’il a pris une maison semblable pour modèle. Et de même, s’il décide que Mme Arnoux est née à Chartres (p. 170), par analogie avec Mme Schlésinger qui est née à Vernon, ville de même importance et assez voisine, c’est après s’être rendu à Chartres pour les besoins de son roman, comme nous l’apprenons par une lettre à sa nièce du 18 juillet 1866. Ainsi, les promenades et les voyages de Flaubert pendant ces années-là sont souvent commandés par les exigences de sa création littéraire. Mais voici, en continuant à feuilleter le roman que se présentent à nous des exemples bien mieux caractérisés encore.

L’affaire du kaolin.Page 173,Flaubert raconte qu’Arnoux « était entré, comme membre du Comité de surveillance, dans une compagnie de kaolin » ;  il précise que son personnage, se fiant à tout ce qu’on lui disait, « avait signé des rapports inexacts et approuvé, sans vérification, les inventaires annuels frauduleusement dressés par le gérant » et que,  la compagnie ayant croulé, il dut assumer la responsabilité civile de cette catastrophe. Nous sentons, dans ce passage, comme dans plusieurs autres, qu’il ne veut pas accabler Arnoux, dont le prototype demeurait son ami, et qu’il s’attache à mettre en évidence, avec quelques références techniques, sa légèreté plutôt qu’une malhonnêteté véritable. Ce scrupule nous est rigoureusement confirmé par une lettre à Duplan du 17 novembre 1866 : « J’ai fait rechercher par un avocat et dans la  Gazette des Tribunaux l’affaire Belmontet-Saulcy, que tum’avais indiquée comme un exemple pouvant me servir. Mais dis-moi l’époque de ce procès, année et mois ; les recherches ont été infructueuses. Et puis je te ferai observer que les lois qui régissaient les Sociétés en 1847 ont été modifiées depuis l’Empire. Dans le cas où ça ne pourra aller, trouve-moi une affaire analogue. Je voudrais qu’Arnoux  ne fût qu’un demi-coquin et, encore plus, un étourdi ». Sans doute doit-il à Duplan les précisions qu’il donne, encore qu’elles ne soient pas très poussées.

L’affaire des Houillères, dont il est question p. 189 et p. 372, a été évoquée avec le concours du même correspondant. Dans la même lettre à Duplan, on relève, en effet, le passage suivant : « Quant à l’affaire Decazeville (une grande entreprise où il y aura des mémoires à écrire), j’en vois le jugement dans la Gazette des Tribunaux du 28 juillet 1866. Il n’y a rien de plus dans tous les numéros de juin et juillet. Je n’ai lu qu’une fois ce jugement, ça m’a paru duriuscule à comprendre et surtout à développer. Où trouver plus de détails ? ». On se souvient que, dans le roman, M. Dambreuse médite d’associer Frédéric, comme secrétaire général à l’Union Générale des Houilles Françaises, qu’il vient de constituer ; il lui annonce (p. 190) que « ses fonctions se borneraient à écrire, tous les ans, un rapport pour les actionnaires » (« Il y aura des mémoires à écrire », annonçait-il à Duplan). Plus tard, c’est Deslauriers que Dambreuse s’apprête à intéresser dans cette affaire ; et il lui confie « des notes pour rédiger un mémoire ». Sur ce point encore, il est vrai Flaubert dut se sentir insuffisamment renseigné, en fin de compte, ou bien encore il dut craindre de surcharger son roman, car les développements techniques font défaut. Ce n’est pas la dernière fois que nous voyons le romancier se donner beaucoup de peine pour réunir des documents dont il ne fera pas grand usage.

De même, avant de décrire le voyage de Frédéric à Creil et à Montataire (p. 191 sq.), Flaubert a fait lui-même l’expédition. « Il m’afallu faire (et je n’en ai pas profité) différentes courses à Sèvres, à Creil etc. », écrit-il à George Sand au début de mars 1867, et la mention de plusieurs lieux prouve qu’il a tenu à visiter sans doute plusieurs fabriques de faïences ou de porcelaines. Deux mois plus tard encore, il annonce à Caroline : « J’arrive à l’instant de Creil et de Montataire, où j’ai pris des notes sous la pluie pendant deux heures ; c’est la troisième fois que je fais ce voyage ! » Ne nous étonnons pas si le paysage de Creil est décrit avec précision p. 191, ni si les détails techniques abondent dans les pages suivantes : « Il (Sénécal) continua de lui-même la démonstration, s’étendit sur les différentes sortes de combustibles, l’enfournement, les pyroscopes, les alandiers, les englobes, les lustres et des métaux, prodiguant les termes de chimie, chlorure, sulfure, borax, carbonate. Frédéric n’y comprenait rien ». Peut-être Flaubert n’y comprenait-il guère davantage ; voilà du moins le bénéfice des notes prises sous la pluie pendant deux heures, après avoir interrogé, sans doute, ouvriers et contremaîtres.

Sa documentation sur les courses de chevaux du Champ de Mars n’a pas été moins scrupuleuse et nous en avons conservé des témoignages plus précis : « Je vais ressortir et aller au Jockey-Club pour les renseignements sur les courses », écrit-il à Caroline, le 13 avril 1867. Il s’est rendu aussi sur le terrain du Champ de Mars, mais il a pu constater que le site avait changé en vingt ans. D’où la nécessité, pour décrire Frédéric et Rosanette aux courses en 1847, de se reporter à des plans de l’époque. Flaubert se renseigne avec minutie sur l’emplacement des tribunes, du poteau d’arrivée, du paddock, des écuries, sur le tracé dela piste, sur les endroits de la pelouse centrale réservée au stationnement des voitures sur celle-ci. Ces détails-là, il les fixe au crayon sur un plan qu’a reproduit M. Dumesnil dans son recueil d’images. Une autre page de ses carnets contient les noms des principaux propriétaires et l’indication de leurs couleurs : nous apprenons, par exemple que l’écurie Aumont porte casaque blanche et toque verte ; l’écurie Beauvau, casaque rouge et toque rouge. Une autre page encore contient un croquis des modes féminines exhibées sur les champs de courses en cette année 1847, avec des notes manuscrites précisant qu’on porte des « manches pagodes », de « très larges volants » et des « chapeaux absolument ronds ». Ailleurs, ces précisions sur les modes masculines : « Hommes. Redingotes ou habits à un rang de boutons, taille serrée manchettes relevées volantes, sous-pieds, gilets et pantalons à carreaux, gilets longs et descendant en pointe, cravates et pantalons un peu longs du bas, tendus par le sous-pied, revers et collets longs et aplatis » Quelques-uns de ces détails (quelques-uns seulement) se retrouvent p. 203 sq., dans les pages sur les courses (p. 204 : « C’était l’époque des sous-pieds, des collets de velours et des gants blancs ») Flaubert a laissé de côté des précisions sur les couleurs des divers propriétaires mais décrit avec vraisemblance les péripéties d’une course en citant les noms des cinq chevaux, vraisemblablement relevés dans les annuaires du Jockey-Club.

Songeons maintenant au dîner de Frédéric avec Rosanette dans un cabinet du Café Anglais (p. 209 sq.). Pour mettre sur pied cet épisode Flaubert a littéralement harcelé Duplan. Il était allé lui-même au Café Anglais, entre autres courses, au cours d’un voyage éclair à Paris et le directeur avait promis de lui retrouver un menu de l’époque « Fais-moi le plaisir, d’ici à une huitaine, d’aller au Café Anglais et de demander au chef de l’établissement le menu de 1847 qu’il a promis à G. F). », écrit-il au dévoué Jules Duplan, le 11 juin 1867. Il réitère sa demande dès le lendemain ; puis, quelques jours plus tard, il insiste : « As-tu passé et repassé au Café Anglais pour mon menu ? » et comme Duplan a dû lui répondre qu’il avait fait la démarche sans succès, Flaubert le supplie de la tenter une dernière fois. Elle dut finalement aboutir et on en voit le résultat dans « L’Éducation Sentimentale » (P. 211-212).

Une autre fois, c’est Ernest Feydeau, romancier et boursier qui est sollicité pour un renseignement de Bourse. Voici la lettre qu’il reçoit dans les derniers jours de 1866 :

« Croisset, mardi.

» Cher vieux,

» Je ne sais pas si tu existes encore, mais comme je viens te demander un service, j’espère que tu me donneras de tes nouvelles. Voici la chose ; elle concerne mon bouquin.

» Mon héros Frédéric a l’envie légitime d’avoir plus d’argent dans sa poche et joue à la Bourse, gagne un peu, puis perd tout, 50 à 60.000 francs. C’est un jeune bourgeois complètement ignorant en ces matières et qui ne sait pas en quoi consiste le 3%. Cela se passe dans l’été de 1847.

» Donc, de mai à fin août, quelles ont été les valeurs sur lesquelles la spéculation s’est portée de préférence ?

» Ainsi, il y a trois phases à mon histoire :

» 1° Frédéric va chez un agent de change, apporte son argent et se décide pour ce que l’argent de change lui conseille. Est-ce ainsi que cela se passe ?

» 2° Il gagne. Mais comment ? Et combien ?

» 3° Il perd tout. Comment ? Et pourquoi ?

» Tu seras bien aimable de m’envoyer ce renseignement qui ne doit pas tenir dans mon livre plus de 6 ou 7 lignes. Mais explique-moi clairement et véridiquement.

» Fais attention à l’époque : c’est en 1848, l’été des affaires Praslin et Teste.

» Par la même occasion, dis-moi un peu ce que tu deviens et fabriques ».

Feydeau a dû répondre que la spéculation, en 1847, s’est portée sur les actions de la Compagnie du Nord. Il en résulte, dans le roman, les deux passages suivants, qui marquent, selon le désir exprimé par le romancier, d’abord un gain, puis une lourde perte : « Trois jours après, à la fin de juin, les actions du Nord ayant fait quinze francs de hausse, comme il en avait acheté deux mille l’autre mois, il se trouva gagner trente mille francs » (p. 235) et p. 242 : « À la fin de juillet une baisse inexplicable fit tomber les actions du Nord. Frédéric n’avait pas vendu les siennes ; il perdit d’un seul coup soixante mille francs »  (p. 242). En tout, le développement tient bien les six lignes prévues ; mais les dates, les chiffres ont pu être contrôlés aux bonnes sources et cités avec pertinence, grâce à la consultation d’un technicien.

L’épisode du croup dont souffre l’enfant de Mme Arnoux a donné lieu à des recherches plus étendues etplus diverses. Flaubert se plonge d’abord dans des livres de médecine, et lui, fils d’un chirurgien, il les maudit : « En fait de lectures, je me suis livré dernièrement à l’étude du croup. Il n’y a pas de style plus long et plus vide que celui des médecins ! Quels bavards ! Et ils méprisent les avocats ! » (À Jules Duplan, 15 décembre 1867). Il décide ensuite de se renseigner par lui-même, et trois mois plus tard, annonce à Frédéric Fovard : « Je vais, à partir de ce matin, devenir un personnage insalubre à cause de mon trimballage dans les hospices d’enfants ». D’autres lettres à sa nièce Caroline ou à Jules Duplan nous apprennent qu’il a choisi de fréquenter l’hôpital Sainte-Eugénie, (actuel hôpital Trousseau) : « J’ai passé une semaine entière à me trimballer à l’hôpital Sainte-Eugénie pour étudier des moutards atteints de croup » (14 mars 1868). Le service était dirigé par le docteur Marjolin ; le docteur Chaume participait aux interventions chirurgicales. Or, M. Dumesnil tient du docteur Chaume lui-même que Flaubert n’eut pas le courage d’en voir davantage, un jour où, sur la table d’opération, on en était à inciser la peau d’un petit malade. II revint alors à la documentation livresque et, puisant cette fois à bonne source, consulta la Clinique médicale du docteur Trousseau. Il put y relever de très nombreux détails sur les signes cliniques et sur la technique opératoire ; il put y découvrir aussi l’indication d’un cas de guérison assez rare, dit par expulsion spontanée de la fausse membrane. Soucieux de ne pas raconter jusqu’au bout une opération dont il n’a pas été le témoin, il prit le parti de faire intervenir cette circonstance particulière dans le cas du jeune Eugène Arnoux : l’enfant, à la fin, « vomit quelque chose d’étrange qui ressemblait à un tube de parchemin » (p 282) : la comparaison même lui était fournie par Trousseau. On a conservé et publié des notes prises par Flaubert sur le traité de Trousseau : l’écrivain a souligné diverses expressions telles que celles-ci : « rougeur sur le pharynx… taches blanchâtres… petite toux sèche, sifflement laryngo-trachéal…  la gêne de la respiration est intermittente… Un des signes les plus alarmants pour le pronostic, c’est le défaut d’appétit… » Plusieurs de ces détails ont été reproduits ou transposés. Le double recours à l’ouvrage médical et à l’observation directe a ainsi permis à Flaubert de décrire la maladie du petit Arnoux avec une précision pathétique : « Il s’échappait de son larynx un sifflement produit par chaque inspiration, de plus en plus courte, sèche et comme métallique. Sa toux ressemblait au bruit de ces mécaniques barbares qui font japper les chiens de carton ». Pour souligner les effets bienfaisants qui peuvent être obtenus dans ce récit par le secours d’une documentation concrète consciencieusement réunie et bien assimilée, on peut, comme l’a fait M. Dumesnil, comparer ces pages de Flaubert sur le croup avec ces lignes d’un roman contemporain d’Octave Feuillet, La Morte : « Quand M. de Vaudricourt arriva devant le lit de sa fille, l’enfant, le visage pâle, les lèvres violettes, se débattait convulsivement, en proie à un de ces accès de suffocation prolongée qui offrent déjà  le simulacre de l’agonie. C’était une scène d’une cruauté poignante sur laquelle nous n’insisterons pas ». Feuillet feint de ne pas insister par bienséance ; mais sans doute aurait-il été bien en peine de le faire. La méthode de Flaubert est à l’inverse : la recherche continuelle du détail exact lui apparaît comme une condition première de la tâche qu’il s’est assignée et qui consiste à faire, avec du vécu une œuvre vivante.

Aux pages belles, mais pénibles, sur le croup, opposons le passage plaisant sur « la tête de veau ». Passage mystérieux, d’ailleurs. Nous sommes à une réunion du Club de l’intelligence, en 1848 et l’orateur Compain, haranguant ses concitoyens, s’écrie, le corps en avant et clignant des yeux : « Je crois qu’il faudrait donner une plus large extension à la tête de veau ». Et Flaubert continue (p. 306) : « Tous se taisaient, croyant avoir mal entendu. — Oui ! la tête de veau ! — Trois cents rires éclatèrent d’un seul coup. Le plafond trembla. Devant toutes ces faces bouleversées par la joie, Compain se reculait. Il reprit d’un ton furieux : « Comment ! vous ne connaissez pas la tête de veau ? Ce fut un paroxysme, un délire. On se pressait les côtes. Quelques-uns même tombaient par terre, sous les bancs ».  Dans les dernières pages du roman, le mystère est éclairci : vingt ans après, Deslauriers, instruit par sa participation au Gouvernement provisoire de 1848, l’explique à Frédéric (P. 425). Or M. René Dumesnil, dans son recueil iconographique sur L’Éducation Sentimentale , a pu montrer de quelle façon Flaubert lui-même avait réuni des renseignements sur cette étrange tradition. Alerté sans doute par hasard, comme Frédéric au Club de l’intelligence, il eut l’idée de faire publier dans le périodique anglais Notes and Queries un questionnaire à ce sujet. Ce périodique se chargeait, en s’adressant à des spécialistes, de renseigner ses lecteurs sur les sujets qui avaient éveillé leur curiosité. Quelques temps plus tard  il inséra la réponse suivante : « G. F. will find eight articles on the Calve’s Head Club in N. and Q., 1st select., vol. III, IX and XI ». On a conservé une traduction manuscrite de deux des articles en question, traduction sans doute effectuée pour le compte de Flaubert par son vieil ami Herbert Collier, l’ancien attaché naval d’Angleterre à Paris, le père de Gertrude et Henriette… M. Dumesnil a publié une coupure de la revue Notes and Queries avec la question de Flaubert et aussi une page du texte concernant « la Tête de Veau », qui a été traduit à son intention. Extraordinaire réunion de documents  de première main qui montre, sur un exemple précis, comment s’élabore un roman réaliste !

Voici maintenant un épisode qui, dans L’Éducation Sentimentale, occupe plusieurs pages (320 sq.), celui de la promenade en forêt de Fontainebleau de Frédéric avec Rosanette. Cette forêt, au XIXe siècle déjà, attirait de nombreux promeneurs et on se souvient que George Sand et Musset l’ont élue pour lieu d’excursion ou de pèlerinage ; George Sand l’évoque dans Elle et Lui ;  Musset, plus allusivement, dans Souvenir. Vers le temps où elle était ainsi fréquentée par le célèbre couple romantique, Flaubert, âgé de 11 ans, la connaissait déjà ; pendant les vacances de 1833, il avait visité le château, ainsi qu’il en témoigne à son ami Ernest Chevalier. Trente-cinq ans se sont écoulés depuis lors et le romancier veut maintenant retrouver avec précision les lieux pour en faire le décor d’une promenade de son héros. Le 10 juillet 1868, il écrit à Jules Duplan : « J’ai besoin de retransporter ma binette dans la capitale : 1° pour lire encore quelques journaux sur 48 ; 2° pour aller passer deux jours  dans la forêt de Fontainebleau (tu serais même un brave si tu m’accompagnais dans cette excursion) ». Un mois plus tard, exactement, il peut écrire à George Sand confidente toute naturelle en la circonstance : « J’ai été deux fois à Fontainebleau, et la seconde, selon votre avis, j’ai vu les sables d’Arbonne ; c’est tellement beau que j’ai cru en avoir le vertige ». À la fin du mois d’août, enfin, il annonce à Caroline : « Je prépare maintenant la fin de mon chapitre ». Il nous sera possible, lorsque nous étudierons, d’un point de vue technique, l’art de l’écrivain dans L’Éducation Sentimentale, de comparer méthodiquement les notes toutes sèches qu’il a prises et le texte définitif qui en est résulté : une telle comparaison ouvre des perspectives sur la création romanesque chez Flaubert.

Mais ce n’est pas tout, car après la promenade en forêt se pose la question du retour à Paris. Dès lors, de nouveaux renseignements sont nécessaires à Flaubert qui, une nouvelle fois, alerte le dévoué Jules Duplan : « Cher bon vieux. Voilà ce qui m’arrive : j’avais fait un voyage à Fontainebleau avec retour par le chemin de fer, quand un doute m’a pris et je me suis convaincu, hélas ! qu’en 1848, il n’y avait pas de chemin de fer de Paris à Fontainebleau. Cela me fait deux passages à démolir et à recommencer ! Je vois dans Paris-Guide (t. I, page 1660) que la ligne de Lyon n’a commencé qu’en 1849. Tu n’imagines pas comme ça m’embête ! J’ai donc besoin de savoir : 1° comment, en juin 1848, on allait de Paris à Fontainebleau ; 2° peut-être y avait-il quelque tronçon de ligne déjà fait qui servait ; 3° quelles voitures prenait-on ? ; 4° et où descendaient-elles à Paris ? Voici ma situation : Frédéric est à Fontainebleau avec Rosanette qui n’a pas voulu le lâcher. Mais, en route la peur la reprend et elle reste. Il arrive seul à Paris où, par suite des barricades Saint-Antoine, il est obligé de faire un long détour avant de pouvoir atteindre au logis de Dussardier, qui demeure dans le haut du faubourg Poissonnière » Ainsi sommes-nous invités à nous reporter à la page correspondante du roman (p. 333) : « …Il n’était pas facile de s’en retourner à Paris. La voiture des messageries Leloir venait de partir, les berlines Lecomte ne partiraient pas… Enfin, il loua une calèche » Les noms de Leloir et Lecomte figurent bien sur le document que, dans sa réponse, Jules Duplan avait envoyé à Flaubert : une copie, de la page 1843 du Bottin de 1848, qui concerne les services de voitures publiques de Paris à Fontainebleau et retour. De la lettre de Flaubert, de la démarche de Duplan, il est donc résulté, pour le roman, deux lignes, ou plutôt deux noms propres.

Pendant le voyage à Fontainebleau on se souvient que Rosanette se met à parler de son enfance : « Ses parents étaient des canuts de la Croix-Rousse. Elle servait son père comme apprentie ». C’est l’occasion, pour Flaubert, de se renseigner sur les canuts. D’où cette autre lettre à Jules Duplan : « Cher Vieux. Voici la chose. Je raconte, ou plutôt une cocotte de mon bouquin raconte son enfance. Elle était fille d’ouvriers à Lyon. J’aurais besoin de détails sur iceux : 1° Trace-moi, en quelques lignes, l’intérieur d’un ménage d’ouvriers Lyonnais . 2° Les canuts (qui sont, je crois, les ouvriers en soie) ne travaillent-ils pas dans des appartements très bas de plafond ? 3° Dans leur propre domicile ? 4° Les enfants travaillent-ils aussi ?… Bref, je veux faire en quatre lignes un tableau d’intérieur d’ouvrier pour contraster avec un autre qui vient après, celui du dépucelage de notre héroïne dans un endroit luxueux ». On sait que, d’après le carnet 19 contenant les ébauches de 1863, les détails de cette dernière scène lui ont été fournis grâce à une anecdote de son amie, l’actrice Suzanne Lagier. Ainsi donc, cinq ans plus tard et cette fois grâce à Duplan, sans doute, Flaubert réunit les éléments d’une description toute voisine, en effet, dans le roman et introduite à cet endroit pour faire contraste ; elle tient en quelques lignes, ainsi que Flaubert l’avait prévu : « Rosanette voyait leur chambre, avec les métiers rangés en longueur contre les fenêtres, le pot-bouille sur le poêle, le lit peint en acajou, une armoire en face et la soupente obscure où elle avait couché jusqu’à quinze ans ». Description évidemment grise ; mais un ou deux détails, et notamment celui des « métiers rangés en longueur contre les fenêtres », ne pouvaient guère s’inventer. Une fois encore, nous constatons que des recherches bien déterminées ont rendu possibles les indications concrètes grâce auxquelles le roman donne une impression de réalité observée et vécue.

Nous arrivons ainsi aux derniers épisodes du roman. Pour l’enterrement de Dambreuse, décrit assez brièvement p. 381, Flaubert a réuni des précisions qu’il n’a pas toutes utilisées. « Je me suis trimballé aux Pompes funèbres, au Père-Lachaise », écrit-il à George Sand le 2 février 1869, et il ajoute : « J’ai été pris, au Père-Lachaise, d’un dégoût de l’humanité profond et douloureux. Vous n’imaginez pas le fétichisme des tombeaux. Le vrai Parisien est plus idolâtre qu’un nègre ! Ça m’a donné l’envie de me coucher dans une des fosses ». Repoussant, heureusement, cette funeste tentation, il aborde ensuite des recherches livresques. Il voudrait décrire, en effet, la cérémonie des funérailles, mais il ne dispose, à Croisset, que des recueils de prières du diocèse de Rouen, dont le rite n’était pas le même que celui de Paris, Il se procure alors un Manuel des cérémonies selon le rite de l’Église de Paris et prend des notes sur la messe et sur l’office des défunts. Il écrit, par exemple, « qu’après avoir, pendant le Pater, reporté les flambeaux à la sacristie les acolytes reviennent tout de suite à la crédence et s’y tiennent jusqu’à ce qu’il faille présenter les burettes pour les ablutions » ; ou encore : « Si l’on fait l’absoute après la messe, les acolytes prennent leurs chandeliers pendant que le célébrant reçoit une chape. Ils le précèdent avec le crucigère en allant près du cercueil. Pendant que l’on chante le répons, ils peuvent poser à terre leurs chandeliers mais ils les reprennent avec la dernière oraison. L’absoute terminée ils reviennent à la sacristie, marchand le crucigère ». Documentation inutile ! Pour des raisons inconnues, Flaubert renonce, finalement à décrire la cérémonie proprement dite ; il se borne à en évoquer l’atmosphère générale (en rappelant sans doute le souvenir des cérémonies semblables auxquelles il a pu assister) et à mentionner, en passant l’exécution du Dites Irae.

De même, Flaubert a finalement abrégé aussi la scène de l’accouchement de Rosanette (p. 385-3861). D’une lettre à Jules Duplan, écrite le 10 janvier 1869, il résulte que le romancier voulait rédiger « un dialogue difficile entre Frédéric et la sage-femme qui devait lui proposer de la débarrasser de l’enfant. Le dialogue n’existe pas dans le texte définitif. Mais Flaubert a demandé aussi des renseignements à Duplan sur « l’aspect de la chambre, mobilier, ustensiles, garde, etc… » et aussi sur « la binette de la sage-femme qui accouche » ; quelques jours plus tard, il a insisté auprès du même correspondant : « Tu comprends ce dont j’ai besoin pour la maison d’accouchement : c’est le tableau physique et moral, choses et gens » ; et la scène précise du roman doit peut-être quelque chose, une fois de plus, aux renseignements de Duplan.

On sait que ce fils de Frédéric et Rosanette devait mourir au bout de quelques jours et que Pellerin, artiste avant tout, n’a d’autre idée en cette circonstance que d’offrir àFrédéric de peindre l’enfant mort. Cette fois c’est aux frères Goncourt, critiques d’art éclairés, que Flaubert s’adresse pour obtenir des précisions : « Mes chers bons » leur écrit-il le 13 mars 1869, « 1° Connaissez-vous quelque part une théorie quelconque pour les portraits d’enfants ? 2° Quels sont les plus beaux portraits d’enfants ? Ma situation est celle-ci : un esthétiqueur qui fait le portrait d’un enfant mort, et se livre, devant la mère, à un débagoulage indélicat, le tout pour briller… J’aurais besoin de quatre à cinq lignes substantielles… » Jules de Goncourt répond à Flaubert trois jours plus tard, qu’il ne connaît aucune théorie spéciale pour les portraits d’enfants ; il cite, parmi les plus beaux, « les portraits d’enfants de Reynolds, desquels on peut dire qu’il a su y rendre la chair lactée del’enfance ; il y a encore les portraits de Greuze où il y a l’humidité du regard enfantin ; il y a, de plus, les enfants de Van Dyck à la main de ses portraits d’hommes et de femmes ; les enfants, infants et infantes, de Velasquez ; les bambini de Raphaël ; les petits Saint-Jean du Corrège » ; et il ajoute en note « les enfants ensoleillés de Rubens, Salon Carré, famille de Rubens dans sa chapelle, à Bruxelles ». Écoutons maintenant Pellerin (p. 402) : « Il vantait les petits Saint-Jean du Corrège, l’infante Rose de Velasquez, les chairs lactées de Reynolds… » Pellerin « brille » donc avec les indications fournies à Flaubert par Jules de Goncourt.

Ainsi, en mars 1869 encore, Flaubert en était à rassembler des précisions de détail pour un roman tout proche de sa fin. Loin « de dissocier en deux phases distinctes documentation et rédaction, il menait toujours les deux besognes de front. Son œuvre est un travail de longue haleine, mais exécuté chapitre par chapitre, selon une méthode rigoureuse comme une dentelle ou une tapisserie lentement tissée sur un canevas. Rien n’est laissé au hasard, à la fantaisie, à l’improvisation Le récit y perd peut-être en élan, en mouvement ; mais il doit a cette méthode sa trame solide et serrée, sa robustesse, sa puissance d’évocation concrète.

 

IV — La fabrication et la publication du livre

On a vu que L’Éducation Sentimentale a été achevée, très exactement le 16 mai 1869. Le manuscrit autographe en a été conserve ; il compte nous l’avons dit, 498 feuillets, paginés 1 à 498, de grand papier, écrit d’un seul côté, et il se trouve à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. Les corrections qu’on y relève, peu nombreuses, consistent surtout dans des suppressions.

Une semaine après l’achèvement, Flaubert annonce à sa nièce caroline qu’il va donner ce manuscrit à recopier dès le lendemain ; et nous apprenons, par une lettre de fin juin à George Sand, que le travail est terminé : « D’autres mains y ont passé. Donc la chose n’est plus mienne. Elle n’existe plus, bonsoir ». Ce manuscrit, dit des copistes, conservé également à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, comporte 654 feuillets. C’est ce manuscrit qui servit pour l’impression. Flaubert a exécuté de légères corrections en quelques endroits.

Nous apprenons ensuite, par des lettres de juillet adressées à Duplan, qu’avant de remettre son roman à l’imprimeur, l’écrivain l’a communiqué à Maxime du Camp ; et nous possédons aussi, encartées dans le manuscrit original, les 251 remarques de détail, groupées en 12 feuillets, qu’a formulées Du Camp ; Flaubert écrit au bas du dernier feuillet qu’il en a « envoyé promener 87 ». Il a donc tenu compte du plus grand nombre de ces remarques, et nous aurons, ultérieurement, à examiner quelques-unes de ces ultimes corrections.

Enfin vient la révision des épreuves, travail qui, aux mois d’août et septembre l’occupe jusqu’à l’écœurer : « Comment l’imprimerie peut-elle exalter certaines personnes ? Moi, ça me donne des nausées ». M. Francis Ambrière, dans un article publié par le Mercure de France le 15 février 1938 a étudié le détail de cette fabrication. Bornons-nous à noter que Flaubert, comme i est naturel, est impatient de voir paraître son œuvre et soucieux surtout de la voir paraître à un moment favorable. Le 14 octobre, dans une lettre à l’imprimeur, reproduite en fac-similé par M. Dumesnil, il insiste pour que le roman, prévu pour la fin du mois, paraisse du moins pour le 8 ou 10 novembre. « On aurait alors le temps de le lire et d’en parler dans les journaux avant l’ouverture de la Chambre. Autrement, la politique va prendre toute la place et on ne s’occupera plus de mon pauvre bouquin ».

Le roman paraît enfin, chez Calmann-Lévy, le 16 novembre 1869. Le moment est venu pour nous d’en aborder l’étude directe.

Pierre-Georges CASTEX.

Extrait de « Les cours de la Sorbonne »,
centre de Documentation Universitaire, Paris.


L’étude de P.-G. Castex est publiée en trois parties :
Flaubert et Madame SchlésingerLes premiers écrits autobiographiques
L’élaboration de l’œuvre définitive