Extraits du Journal des Goncourt (1861-1862)

Les Amis de Flaubert – Année 1959 – Bulletin n° 14 – Page 12

 

Extraits du Journal des Goncourt

 

Ils sont regroupés par années : 1857-18601861-18621863-1870
1871-18761877-18791880-18871888-1894

 

 

ANNÉE 1861

3 JANVIER 1861 :

Chennevières nous apporte sa réimpression des Contes Normands. En la refeuilletant, nous vous disons combien il est triste que cet homme, au lieu de faire de l’art et des inconnus, d’être le Plutarque de Finsonius, n’ait pas fait, avec son talent, revivre des archaïsmes du dixième siècle, un beau roman normand, longuement étudié, développé.

Et en coupant ces feuilles, nous apercevons ce qui manque à Flaubert, le défaut que nous cherchions depuis longtemps : son roman manque de cœur, de même que ses descriptions manquent d’âme. Le cœur dans le talent, un don bien rare, qui ne compte guère en ce temps que Hugo en haut, Murger en bas, et quand je parle du cœur dans le talent, je ne parle pas du cœur dans la vie, qui est parfois à l’opposé.

16 MARS 1861 :

Scholl nous entraîne ce soir au café de la Rochefoucauld, qui a hérité des habitués du petit boui-boui de la rue Lepelletier.

Et de là, il nous emmène finir la soirée au Café Riche. On voit une tête à la fenêtre. C’est Flaubert qui fait sa rentrée à Paris et n’a plus que quatre chapitres de son Carthage à faire. À peine les poignées de main finies. « Qu’est-ce qui a lu Télémaque ? Mais c’est idiot ! Et c’est écrit… Ah, le misérable ! Le Cygne de Cambrai, il me met en fureur ! On n’est pas bête comme ça ! Et il faut voir comme il traduit l’Iliade et l’Odyssée ! Et des répétitions de mots ! C’est-à-dire que ce coquin là en est arrivé à me donner une horreur pour les cygnes ; l’autre jour, il y en avait un sur l’eau, j’ai détourné la tête. S’il n’y avait pas eu de cygnes, on ne l’aurait pas appelé le Cygne de Cambrai et il n’aurait jamais existé ! »

DIMANCHE 17 MARS :

Flaubert nous dit : « L’histoire, l’aventure d’un roman, ça m’est bien égal. J’ai l’idée, quand je fais un roman, de rendre une couleur, un ton. Par exemple dans mon roman de Carthage, je veux faire quelque chose de pourpre. Maintenant, le reste, les personnages, l’intrigue, c’est un détail. Dans Madame Bovary, je n’ai eu que l’idée de rendre un ton gris, cette couleur de moisissure d’existence de cloportes. L’histoire à mettre là-dedans me faisait si peur que quelques jours avant de m’y mettre, j’avais conçu Madame Bovary tout autrement : ça devait être, dans le même milieu et la même tonalité, une vieille fille dévote et ne baisant pas. Et puis, j’ai compris que ce serait un personnage impossible ».

Et il nous lit, avec sa voix retentissante qui a le rauquement d’une voix de féroce, mêlée au ronron dramatique d’une voix d’acteur, le premier chapitre de Salammbô. Un transport étonnant de l’imagination dans une patrie de fantaisie, une invention par vraisemblance, une déduction de toutes les couleurs locales des civilisations antiques et orientales, très ingénieuse et qui arrive, par sa profusion de tons et de parfums, à être quelque chose d’entêtant. Mais plus de détails que d’effets d’ensemble, et deux choses manquant : la couleur des tableaux de Martin et, dans le style, la phrase de bronze d’Hugo.

DIMANCHE 31 MARS :

Déjeuner chez Flaubert avec l’étrange ménage Sari et Lagier. Sari, un brun, crépu, de la race des Dumas père ; intelligent, verbeux, l’œil vif, la parole facile et colorée et très fort à la riposte de la blague.

DIMANCHE 7 AVRIL :

Nous allons passer l’après-midi du dimanche chez Flaubert. Il y a dans son cabinet de travail — gaiement éclairé par le grand jour du boulevard du Temple et qui a pour pendule un Brahma en bois doré, sa table grande et ronde avec son manuscrit contre la fenêtre, un grand plat de métal à arabesques persanes et au-dessus du grand divan de cuir du fond, le moulage de la Psyché de Naples. Il y a, çà et là, un vieillard à fez rouge, à air de patriarche, Lambert, le bras droit du Père Enfantin, ancien directeur de l’École Polytechnique d’Égypte ; le sculpteur Préault avec sa voix aigrelette et sa mine fritée, ses gros yeux de grenouille ; un ou deux anonymes et un personnage curieux, le baron de Krafft, né d’un père chambellan de l’Empereur Nicolas et d’une mère prussienne ; né dans la religion grecque, élevé par le général des Jésuites et présentement mahométan, hadji — car il a été à la Mecque — portant, cachée sous une calotte et sous la coiffure européenne, la mèche des croyants passée dans un peigne ; membre de la Société des Hissaoua où il a le grade de chameau, c’est-à-dire qu’il mange dans sa convulsion des figues de Barbarie pleines d’épines ; venant de prendre son siège à la Chambre des Seigneurs de Prusse, dont il est membre de naissance et retournant à Tripoli où il vit et où il a une maison montée à l’européenne.

[…]

Tout le monde parti, nous restons un peu à causer avec Flaubert. Nous parle de sa manière de jouer et de déclamer avec fureur son roman qu’il écrit, s’égosillant tant qu’il épuise de pleines cruches d’eau, s’enivrant de son bruit jusqu’à faire vibrer un plat de métal pareil à celui qu’il a ici, si bien qu’un jour, à Croisset, il se sentit quelque chose de chaud lui monter de l’estomac et qu’il eut peur d’être pris de crachements de sang.

Le soir, nous allons dîner avec Saint-Victor, au passage de l’Opéra. Après dîner, sur le boulevard, faisant mille et mille tours, nous avons, lui et nous, une de ces communions de causerie, qui sont les plus douces heures des hommes de pensée.

Je ne sais comment la conversation est venue sur le progrès. C’était, je crois, à propos de Gaiffe et du système cellulaire. Le progrès, le voilà ! Il a remplacé la torture physique par la torture morale, le brisement du corps par le brisement du cerveau.

« Le progrès ! c’est vraiment hideux ! Une chose qui a tout fait monter… Où est le temps des romans où on disait du héros : « Albert était riche, il entretenait des danseuses ; il avait six mille livres de rentes ! » Et Paris, qu’est-ce qu’ils en ont fait ? Des boulevards, des grandes artères. Je me figure qu’il y a encore dix ans, il y avait des coins, dans des rues ignorées, où on pouvait vivre caché et heureux.

« Quel siècle ! Un siècle à échanger contre le premier venu ! Et en toutes choses, les falsifications, les sophistications, le mensonge. Savez-vous que maintenant, les fines gueules du Jockey, les vrais gourmets ont chez eux un pilon pour piler leur poivre eux-mêmes ? Les épiciers le vendent avec de la cendre ».

Puis, parlant du cercle étroit où roulent toutes ces cervelles du Jockey, « les vins, les danseuses d’Opéra et les chevaux ». Parlant du monde où il n’y a pas de race, où les plus grands noms de femmes ont des types de cuisinières, de revendeuses à la toilette, il nous remet en mémoire ces mots d’un Isaïe : « J’ai vu les maîtres à pied et les esclaves à cheval ».

Et nous pensons avec lui à ce passage de La Bruyère où il est dit :

« Ce que j’envie aux riches, ce n’est pas leur opulence, leurs jouissances ; c’est d’avoir dans leur service des gens qui leur sont si supérieurs ».

MARDI 9 AVRIL :

Visite de Flaubert. Il y a vraiment chez Flaubert une obsession de Sade. Il se creuse la cervelle pour trouver un sens à ce fou. Il en fait l’incarnation de l‘Antiphysis et va jusqu’à dire, dans ses plus beaux paradoxes, qu’il est le dernier mot du catholicisme, la haine du corps. Il faut que chaque homme ait sa toquade… À examiner si de Sade n’est pas, comme Marat, un produit de 93 ? Est-il bien vrai que ses livres aient été écrits avant le sang de la Terreur ?

Il nous raconte cette horrible tentation dont une femme est sortie victorieuse. Une femme honnête, mariée, mère de famille qui, pendant vingt ans, atteinte d’hystérie à son foyer, auprès de son mari et de ses enfants, voyait des phallus partout, dans les flambeaux, dans les pieds des meubles, dans tout ce qui l’entourait, et enivrée, suffoquant, accablée de ces images, se disait en regardant la pendule : « Dans un quart d’heure, dans dix minutes, je vais descendre dans la rue pour me prostituer ».

21 AVRIL :

Chez Flaubert, vu Feydeau, accablé : la pièce sur la Bourse est refusée, comme inopportune, partout. Thierry lui a dit à ce qu’il raconte : « Savez-vous pourquoi ils vous ont refusé ? Vous avez trop de talent. Je mettrai cela dans ma préface ! » dit Feydeau. J’ai rarement vu à ce point un homme parler de lui comme d’un grand homme. Il y a des orgueils de lion, Feydeau a une vanité de cheval.

Feydeau parti, Flaubert nous consulte sur un chapitre de la Carthage. C’est la description d’un champ de bataille de l’horreur énumérée. On voit ses deux lectures, de Sade et Chateaubriand. Un effort pareil à celui des Martyrs. Œuvre rare d’ingéniosité, sublime de patience. Mais livre faux.

Puis nous causons de la difficulté d’écrire une phrase et de donner du rythme à sa phrase. Le rythme est un de nos goûts et de nos soins ; mais chez Flaubert, c’est une idolâtrie. Un livre, pour lui, est jugé par la lecture à haute voix. « Il n’a pas le rythme ! » S’il n’est pas coupé selon le jeu des poumons humains, il ne vaut rien. Et de sa voix vibrante, à l’emphase sonore qui balance des échos de bronze, il déclame en le chantant un morceau des Martyrs. « Est-ce rythmé cela ? C’est comme un duo de flûte et de violon… Et soyez sûr que tous les textes historiques restent parce qu’ils sont rythmés. Même dans la farce, voyez Molière dans Monsieur de Pourceaugnac et dans le Malade Imaginaire, M. Purgon ». Et il récite, de sa voix de taureau, toute la scène.

DIMANCHE 28 AVRIL :

Chez Flaubert.

Lorsqu’il alla, avant d’aller chez Lévy, proposer Madame Bovary à éditer à Jacottet et à la Librairie Nouvelle, Jacottet lui dit : « C’est très bien, votre livre ; c’est ciselé. Mais vous ne pouvez pas aspirer au succès d’Amédée Achard. Je ne puis m’engager à vous faire paraître cette année.

« C’est ciselé ! rugit Flaubert. Je trouve ça d’une insolence de la part d’un éditeur ! Un éditeur vous exploite, mais il n’a pas le droit de vous apprécier. J’ai toujours su gré à Lévy de ne m’avoir jamais dit un mot de mon livre ».

LUNDI 6 MAI :

À 4 heures, nous sommes chez Flaubert, qui nous a invités à une grande lecture de Salammbô, avec un peintre que nous trouvons là, Gleyre, un monsieur en bois, l’air d’un mauvais ouvrier, l’intelligence d’un peintre gris, l’esprit terne et ennuyeux.

De 4 heures à 6 heures, Flaubert lit avec sa voix mugissante et sonore qui nous berce dans un bruit pareil à un ronronnement de bronze. À 7 heures, on dîne et Flaubert, qui a été fort lié avec Pradier, nous conte sur lui ce joli trait. Ayant envoyé à sa fille, une enfant, un bâton de sucre de pomme comme une colonne — pour lequel il avait été obligé de faire faire un moule spécial chez un confiseur de Rouen, un sucre de pomme de cent francs — il apprit par les enfants désolés que le sucre de pomme étant arrivé avec une fracture dans la caisse, Pradier, l’ayant recollé artistement, alla le porter à M. de Salvandy.

Puis, après le dîner, une pipe fumée, la lecture recommence et nous allons de lectures en résumés de ce qu’il ne lit pas, jusqu’à la fin du dernier chapitre fini, la baisade de Salammbô et de Mathô. Il est 2 heures du matin quand nous en sommes là.

Je vais écrire ici ce que je pense, au fond de moi, de l’œuvre d’un homme que j’aime — et ils sont rares, ceux-là — d’un homme dont j’ai admiré la première œuvre.

Salammbô est au-dessous de ce que j’attendais de Flaubert. Sa personnalité, si bien dissimulée, absente dans l’œuvre si impersonnelle de Madame Bovary, fait jour ici, renflée, mélodramatique, déclamatoire, roulant dans l’emphase, la grosse couleur, presque l’enluminure. Flaubert voit l’Orient et l’Orient antique, sous l’aspect des étagères algériennes. Il y a des effets enfantins, d’autres ridicules. La lutte avec Chateaubriand est le grand défaut qui ôte l’originalité du livre. Les Martyrs y percent à tout moment.

Puis il y a une grande fatigue dans ces éternelles descriptions, dans ces signalements, bouton à bouton, des personnages, dans ce dessin miniaturé de chaque costume. La grandeur des groupes disparaît par là.

Les effets deviennent menus et concentrés sur un point ; les robes marchent sur les visages, les paysages sur les sentiments.

L’effort sans doute est immense, la patience infinie, le talent rare pour avoir essayé de reconstruire dans son détail une civilisation disparue. Mais pour cette œuvre, impossible selon moi, Flaubert n’a point trouvé d’illuminations, de ces révélations par analogie, qui font retrouver un morceau de l’âme d’une nation qui n’est plus.

Il croit avoir fait une restitution morale : c’est la « couleur morale » qu’il est très fier d’avoir rendue. Mais cette couleur morale est la partie la plus faible de son livre. Les sentiments de ses personnages ne sont pas des sens de la conscience, perdus avec une civilisation : ils sont les sentiments banaux et généraux de l’humanité et non de l’humanité carthaginoise ; et son Mathô n’est, au fond, qu’un ténor d’opéra dans un poème barbare. On ne peut nier que par la volonté la précision de la couleur locale, empruntée à toutes les couleurs locales de l’Orient, il n’arrive par moments à un transport des yeux et de la pensée dans le monde de son roman ; mais il donne bien plus l’étourdissement que la vision. Les tableaux, dont tous les plans sont au même plan, se mêlent et s’embrouillent. Tout éclate, aussi bien à l’horizon que tout près de vous. Et de la monotonie des procédés, aussi bien que de l’éclat permanent des teintes, vient une lassitude où l’attention roule et se perd.

Ce qui m’a le plus étonné, c’est de ne point, trouver, dans cette nouvelle œuvre de Flaubert, du style, un livre bien écrit, des phrases pétries avec l’idée. Chaque phrase, presque, porte une comparaison au bout d’un comme, comme un flambeau porte une bougie. La métaphore ne s’incarne pas dans le corps de ce qu’il écrit. Sa langue exprime la pensée, mais elle n’en est pas possédée et pleine. Beaucoup de comparaisons fines, délicates, charmantes, mais qui ne sont pas fondues dans la trame du récit, qui ne font pas corps avec lui, qui y sont accrochées. Point de belle sonorité de pensée, exprimée et sonnante dans la sonorité des mots, quoi qu’il la recherche tant. Point de cadence accommodée à la douceur de ce qu’il veut dire ; point de ces raretés du ton qui charment, tournures élégantes de la phrase, délicieuses comme la tournure élégante d’une femme.

Enfin, pour moi, dans les modernes, il n’y a eu jusqu’ici qu’un homme qui ait fait la trouvaille d’une langue pour parler les temps antiques : c’est Maurice de Guérin dans le Centaure.

DIMANCHE 12 MAI :

Flaubert nous dit de Carthage : « J’aurai fini au mois de janvier. J’ai encore 70 pages à faire, à 10 pages par mois ».

19 MAI :

Grand dîner chez nous : Dennery, Gisette, Julie, Charles-Edmond, Flaubert, Bouilhet, Gavarni. Dîner gai et terne. Après dîner, les deux femmes demandent des livres obscènes, pour regarder les images dans le salon.

LUNDI 28 OCTOBRE :

Sainte-Beuve qui nous a écrit pour nous voir vient à deux heures.

Parle de Flaubert. « On ne doit pas être si longtemps… Alors, on arrive trop tard pour son temps… Pour des œuvres comme Virgile, cela se comprend. Et puis, ce qu’il fait, ce sera toujours les Martyrs de Chateaubriand. Après Madame Bovary, il devait des œuvres vivantes… Et alors son nom serait resté à la bataille, à la grande bataille du roman, au lieu que j’ai été forcé de porter la lutte sur un moins bon terrain, sur Fanny (2).

DIMANCHE 3 NOVEMBRE :

Dîner chez Peters avec Saint-Victor et Claudin. Après dîner, Claudin m’emmène aux Délassements Comiques. J’ai travaillé toute cette semaine. J’ai besoin, je ne sais pourquoi, de respirer l’air d’un boui-boui. On a de temps en temps besoin d’encanaillement.

Dans un corridor, je rencontre le directeur, Sari. Il me dit que Lagier est allé voir Flaubert à Rouen, qu’elle craint que la solitude et le travail lui fassent partir la tête. Il lui a parlé de derviches tourneurs, d’un bordel d’oiseaux dans son lit, de choses incompréhensibles. Sur ce travail, prodigieux et congestionnant, de Flaubert, je ne sais plus qui me contait l’autre jour — cela venait de l’institutrice de ses nièces, Mlle Bosquet — qu’il avait donné l’ordre à son domestique de ne lui parler que le dimanche pour lui dire : « Monsieur, c’est dimanche ».

ANNÉE 1862

16 FÉVRIER :

Flaubert me raconte qu’il a travaillé une fois à Salammbô, trente-huit heures de suite, et qu’il était tellement épuisé, qu’à table, il n’avait plus la force de soulever la carafe pour se verser à boire.

20 FÉVRIER :

Entre chez nous une femme en deuil, voilée, que nous amène Flaubert. C’est Lagier qui nous parle pendant deux heures de sa mère qu’elle vient de perdre et de son cul qui est toujours à elle et à bien d’autres. Sa mère ou son cul, son cul ou sa mère, sa mère et son cul : voilà successivement son thème d’attendrissement et de salauderies. Une profanation inouïe… Les Anciens mettaient leurs larmes dans une bouteille de verre, Lagier semble pleurer sa mère dans une capote.

VENDREDI 21 FÉVRIER :

Nous dînons avec Flaubert chez les Charles Edmond. La conversation tombe sur ses amours avec Mme Colet. L’histoire de l’album, dans son fameux roman Lui, est absolument fausse. Flaubert a le reçu des huit cents francs (3).

Point d’amertume, point de ressentiment du reste, chez lui, pour cette femme qui semble l’avoir enivré avec son amour furieux et dramatisé d’émotions, de sensations, de secousses. Il y a une grossièreté de nature dans Flaubert, qui se plaît à ces femmes terribles de sens et d’emportement d’âme, qui éreintent l’amour à force de transports, de colères, d’ivresses brutales ou spirituelles.

Une fois, elle est venue le relancer jusque chez lui, devant sa mère qu’elle a retenue, qu’elle a fait rester à l’explication, sa mère qui a toujours gardé comme une blessure faite à son sexe, le souvenir de la dureté de son fils pour sa maîtresse : « C’est le seul point noir entre ma mère et moi », dit Flaubert.

Lui, l’a aimée aussi avec fureur. Un jour, il a failli la tuer.

« J’ai entendu craquer sous moi les bancs de la Cour d’assises ».

Un de ses grands-pères a épousé, nous dit-il, une femme au Canada. Il y a effectivement du sang de Peau-Rouge dans sa personne, son caractère, son goût même, une violence, une santé, une grossièreté… Sur le boulevard, en revenant, Flaubert et nous, nous tombons sur un couple de gens épanouis, comme des gens après boire. C’est Montselet que nous présente son ami, le chansonnier Gustave Mathieu, une tête de Don Quichotte, sculptée dans un nœud de bois au bout d’une canne. Nous allons nous asseoir, boire et causer à la taverne de Peters.

De confidence en confidence, Monselet me conte sa peine, son ennui d’être gros, lui qui a toujours rêvé la sveltesse, d’avoir la tournure d’un notaire des Batignolles ou d’Épinal. Puis il m’étale sa grosse main boudinée. Et la tendant à Flaubert : « Est-ce que vous voudriez avoir cette main-là dans votre famille ? » Et il s’arrose de plus en plus avec un grog au gin.

Sur le boulevard, Flaubert me parle du projet d’ouvrage qui doit suivre Salammbô. Il veut faire une féerie et avant de la faire, il lira toutes les féeries faites jusqu’à lui (4). Le singulier procédé d’imagination…

LUNDI 3 MARS :

Il neigeote. Nous prenons un fiacre et nous allons porter nos livraisons de l’Art Français à Gautier, rue de Longchamp, 32, à Neuilly.

[…]

La causerie va sur Flaubert, ses étranges procédés de conscience, de patience, de sept ans de travail : « Figurez-vous que l’autre jour, il m’a dit : « C’est fini, je n’ai plus qu’une dizaine de phrases à écrire, mais j’ai toutes mes chutes de phrases ! » Ainsi, il a déjà la musique des fins de phrases, qu’il n’a pas encore faites, il a ses chutes… Que c’est drôle, hein ?… Moi, je crois que surtout il faut dans la phrase un rythme oculaire. Par exemple, une phrase qui est très longue en commençant ne doit pas finir petitement, brusquement, à moins d’un effet. Un livre n’est pas fait pour être lu à haute voix… Et puis, très souvent, son rythme à Flaubert n’est que pour lui seul, il nous échappe. Il se gueule ça à lui-même. Vous savez, il a des gueuleries de ses phrases qui lui semblent très harmonieuses ; mais il faudrait lire comme lui pour avoir l’effet de ses gueuleries… Enfin, nous avons des pages tous les deux, vous dans votre Venise… Eh bien ! c’est aussi rythmé que tout ce qu’il fait et sans nous être donné tant de mal !…

« Il a un remords qui empoisonne sa vie ; ça le mènera au tombeau ; c’est d’avoir mis dans Madame Bovary deux génitifs l’un sur l’autre, une couronne de fleurs d’oranger. Ça le désole ; mais il a beau faire, impossible de faire autrement… »

DIMANCHE 9 MARS :

Chez Flaubert, Feydeau nous ouvre le Saint des saints de l’argent, le fond de cette caserne de millions : la maison de Rothschild, le cabinet de Rothschild, précédé de cette antichambre où tous attendent pêle-mêle, personnages, agents de change, courtiers avec les garçons de bureau, une égalité devant Rothschild, absolue comme l’égalité devant la mort ! Rothschild y entre le chapeau sur la tête. Jamais un salut, tous s’inclinent.

11 MARS :

Nous allons visiter les catacombes avec Flaubert. Des os si bien rangés que ceux-là rappellent les caves de Bercy. Il y a un ordre administratif qui ôte tout effet à cette bibliothèque de crânes. Puis l’ennui de tous ces Parisiens loustics, un véritable train de plaisir dans un ossuaire, qui s’amusent à jeter des lazzi dans la bouche du Néant ; cela crispe.

DIMANCHE 23 MARS :

Nous sommes à attendre Flaubert dans l’entrée du Café de la Porte Saint-Martin, rendez-vous des gens de théâtre, au-dessous du billard appelé, je ne sais pourquoi, le Saluto. Flaubert arrive, superbe, en gilet blanc et avec l’air de sortir d’un grand étonnement : « Je viens de chez la Tourbey et devinez avec qui je l’ai trouvée en tête à tête ? Avec Jules Lecomte ! »

Puis, de là, nous ouvre un aperçu très vraisemblable sur l’espionnage du Prince par cette femme, aidée dans ce métier par Lecomte, et nous conte que l’autre dimanche, chez Mme Cornu — la femme du peintre, l’amie de l’Empereur, la femme savante par excellence, collant les plus forts en archéologie, type de Mme Dacier, modeste. Mme Cornu lui a demandé des renseignements sur Jeanne et a fini par lui dire : « Elle fait un vilain métier. Je sais qu’elle a reçu 100.010 francs de la police ». Et elle a dit ce « je sais » comme une personne parfaitement bien informée.

Les plis cachetés, apportés l’autre jour dans la loge de Tourbey étaient positivement les épreuves du discours du Prince — À peine si j’avais osé le deviner.

Comme Lagier joue la Terre de Nesle, nous entrons dans les coulisses par ces corridors, tout empuantis, noircis, fumeux d’huile qui brûle. Ça sent le lumignon, la poussière, le chaud et le gras, la colle de pâte, un tas d’odeurs qui enivrent Flaubert. Lagier est en scène. D’une porte, nous voyons défiler des danseuses, dont l’une, imitant la voix d’un canard, crie sous son costume de gitane :

« L’ordre et la marche du Bœuf gras, les endroits ousqu’il passe… ».

Puis nous descendons sur la scène, contre les portants tout couverts de vieilles affiches, sous des ciels découpés, avec des quinquets par derrière, derrière le dos des bons bourgeois et bourgeois moyen âge, montés sur un banc pour meubler les côtés de la scène.

[…]

Flaubert, exemple frappant de l’infériorité de l’homme comparé à son livre, Charles Edmond le contrarie.

29 MARS :

Flaubert est assis sur son grand divan, les jambes croisées à la turque. Il parle de ses rêves, de ses projets de romans. Il nous confie le grand désir qu’il a eu, désir auquel il n’a pas renoncé de faire un livre sur l’Orient moderne, l’Orient en habit noir (5). Il s’anime à toutes les antithèses que son talent y trouverait : scènes se passant à Paris, scènes se passant à Constantinople, sur le Nil, scènes d’hypocrisie européenne, scènes sauvages du huis clos de là-bas, semblables à ces bateaux qui ont sur le pont, à l’avant, un Turc habillé par Dusautoy, et à l’arrière, sous le pont, le harem de ce Turc. Il nous parle de têtes coupées pour un soupçon, une humeur.

Il s’éjouit à la peinture des canailles européennes, juives, moscovites, grecques ; il s’étend sur les curieuses oppositions que présenterait çà et là l’Oriental se civilisant, tandis que l’Européen retourne à l’état sauvage, tel que ce chimiste français qui, sur les confins du désert de Libye, n’a plus rien gardé des habitudes et des mœurs de son pays. De ce livre ébauché, il passe à un autre qu’il dit caresser depuis longtemps, un immense roman, un grand tableau de la vie, relié par une action qui serait l’anéantissement des uns par les autres, d’une société qui, basée sur l’Association des Treize, verrait l’avant-dernier de ses survivants, un homme politique, envoyé à la guillotine par le dernier, qui serait un magistrat, et cela pour une bonne action (6).

Il voudrait aussi faire deux ou trois petits romans, non incidentés, tout simples, qui seraient le mari, la femme, l’amant (7).

Le soir, après dîner, nous poussons jusque chez Gautier, à Neuilly, que nous trouvons encore à table, à neuf heures, fêtant le prince Radziwill, qui dîne, et un petit vin de Pouilly qu’il proclame très agréable. Il est très gai, très enfant. C’est une des grandes grâces de l’intelligence.

L’on se lève de table, l’on passe dans le salon. L’on demande à Flaubert de danser l’Idiot des Salons. Il demande l’habit de Gautier, il relève son faux-col, je ne sais pas ce qu’il fait de ses cheveux, de sa figure, de sa physionomie, mais le voilà tout à coup transformé en une formidable caricature de l’hébétement. Gautier, plein d’émulation, ôte sa redingote et tout suant et tout perlant, son gros derrière écrasant ses jarrets, nous danse le Pas du Créancier. Et la soirée se termine par des chants bohèmes, des mélodies terribles dont le prince Radziwill jette admirablement les notes stridentes et rugissantes.

DIMANCHE 6 AVRIL :

À déjeuner chez Flaubert, Lagier raconte ses amours avec Kœnigswarter, banquier et député au Corps législatif, commencées dans le trajet de Paris à Ville d’Avray, en chemin de fer. Elle allait à Versailles coucher avec un tas d’officiers. Son plaisir était de grignoter et de manger à peu près les paniers de fruits que le mari apportait à sa femme, en sorte qu’il était obligé de les jeter avant d’arriver.

Comme elle part jouer ces jours-ci à Lille, a demandé tout de suite si c’était une ville de garnison. Elle adore les officiers. D’abord, comme femme, à cause de l’uniforme, puis comme fille, parce que les officiers la prennent au sérieux. Encore, pour elle, un charme d’officier : un officier a toujours dans une armoire des biscuits, du chocolat Menier, une robe de chambre à pattes dans le dos et des pantoufles en tapisserie. Puis des attentions : l’un, lui, avait toujours le cosmétique de Lubin dont elle avait l’habitude. Puis des récréations : « Descendons voir cocotte ». C’est le cheval : « Allons, ma belle… Tiens, donne-lui franchement un morceau de sucre… François, il faudra arranger cette bête-là, ôter de la paille ».

« Et puis, ils se donnent de vrais coups d’épée pour vous !… Je suis pour Phœbus ! »

À Flaubert : « Toi, tu es le panier à ordures de mon cœur ; je te confie tout… Mange-t-on ? J’ai un appétit à désillusionner un jeune homme de dix-huit ans… Passons le torchon de l’oubli ! Tu sais, un amour, quand on est jeune… Qu’on met des fleurs séchées dans un livre, des signets avec des feuilles cueillies dans les vallées… »

DIMANCHE 4 MAI :

Ces dimanches passés, au boulevard du Temple, chez Flaubert, sauvent de l’ennui du dimanche. Ce sont des causeries qui sautent de sommet en sommet, remontent aux origines du paganisme, aux sources des dieux, fouillent des religions, vont des idées aux hommes, des légendes orientales au lyrisme d’Hugo, de Bouddha à Gœthe. On feuillette du souvenir les chefs-d’œuvre, on se perd dans les horizons du passé, on parle, on pense tout haut, on rêve aux choses ensevelies, on retrouve et on tire de sa mémoire des citations, des fragments, des morceaux de poètes pareils à des membres de dieux !

Puis, de là, on s’enfonce dans tous les mystères des sens, dans l’inconnu et l’abîme des goûts bizarres, des tempéraments monstrueux. Les fantaisies, les caprices, les folies de l’amour charnel sont creusés, analysés, étudiés, spécifiés. On philosophe sur de Sade, on théorise sur Tardieu. L’amour est déshabillé, retourné : on dirait des passions passées au spéculum. On jette enfin, dans ces entretiens — véritables cours d’amour du XIXe siècle — les matériaux d’un livre qu’on n’écrira jamais et qui serait pourtant un beau livre : l’Histoire Naturelle de l’Amour.

4 MAI :

On pourrait appeler les dimanches de Flaubert les Cours d’amour du coït.

8 MAI :

Nous allons voir Janin avec Flaubert et Saint-Victor. Tout est faux chez ce faux bonhomme, jusqu’au rire qui est un rire théâtral.

20 MAI :

Le soir, chez Flaubert, fin de la lecture de Salammbô. Dans cette œuvre, ce qui domine toutes les critiques de détail, c’est la matérialisation du pathétique, le retour en arrière, le retour à tout ce qui fait l’œuvre d’Homère inférieur aux œuvres de notre temps, la souffrance physique prenant toute la place de la souffrance morale, le roman du corps et non le roman de l’âme.

21 MAI :

Flaubert, au fond, une grosse nature qu’attirent les choses plutôt grosses que délicates, qui n’est touché que par des qualités de grandeur, de grosseur, d’exagération, dont la perception de l’art est celle d’un sauvage. Il aime, en un mot, le peinturlurage, la verroterie, c’est une espèce d’Homère d’Otaïti. Notez chez lui un déploiement furieux de gestes, de fièvres de voix, de témoignages violents de toutes sortes — et là-dessous, cependant, toujours l’arrêt prudent et bourgeois. Et le poussez-vous, vous le trouverez toujours resté au seuil de l’excès.

Autre mélange : sous la prédication de l’indifférence et du mépris du succès, vous rencontrerez des menées, du secret, des souterrains, une habile conduite de la vie pour arriver au succès, toutefois sans qu’il y ait rien que de parfaitement loyal.

C’est un homme qui, par l’emportement qu’il donne à ses opinions, semble les avoir faites ; et cependant, elles viennent de ses lectures plus que de lui-même. À tout moment, on y touche sous l’indépendance de quelques-unes, la peur de l’opinion publique, un peu de provincial pour toutes les autres. En un mot, c’est un homme très inférieur à ses livres et qui serait la meilleure preuve à l’appui du mot de Buffon : « Le génie, c’est la patience ».

J’écrivais cela quand Bouilhet entre, et il me parle de la susceptibilité infinie de Flaubert. Il me raconte que, dans le temps, Maxime du Camp s’étant permis quelques critiques contre son Saint-Antoine qu’il lui lisait, Flaubert en avait été trois mois malade, en avait eu la jaunisse, ce qui avait fort refroidi la mère de Flaubert à l’égard de son ami.

8 OCTOBRE :

[…]

Il y a dans Flaubert de la conviction et de la blague mêlées. Il a des idées qu’il a, des idées qu’il force et des idées qu’il joue.

20 OCTOBRE :

Quelque chose de douteux, chez Flaubert, s’est dévoilé depuis qu’il s’est fait le compère de Lévy, dans le prix de 30.000 francs de Salammbô (8). Les dessous de cette nature, si franche en apparence, que je pressentais, me sont apparus et j’ai pris défiance de cet ami qui disait que le véritable homme de lettres devait travailler toute sa vie à des livres pour lesquels il ne devait même pas chercher la publicité, quand je l’ai vu mettre un si adroit saltimbanquage dans la vente des siens.

SAMEDI 8 NOVEMBRE :

[…]

Sur le style, à propos de Flaubert, il (9) soutient — un pro domo sua ! — qu’il faut écrire « comme on parle, mais autant que possible, le mieux qu’on parle : sans cela on arrive à Bossuet, on y tourne… » Et il dit cela comme si on y tombait !

VENDREDI 21 NOVEMBRE :

Flaubert, que je rencontre chez Saint-Victor, me semble gêné avec moi. Il y a une glace, je le sens, subitement tombée entre lui et moi, sans doute à cause de l’article que Sainte-Beuve m’a annoncé dimanche, en me demandant les épreuves de la Femme au XVIIIe siècle. Il y a du Normand, et du plus matois et du plus renforcé, je commence à le croire, au fond de ce garçon si ouvert d’apparence, exubérant de surface, la poignée de main si large, faisant avec tant d’éclat un si grand fi du succès, des articles, des réclames — et que je vois depuis l’histoire et le coup de grosse caisse de son faux traité avec Lévy, souterrainement accepter le bruit, les relations, travailler son succès comme pas un et se lancer, avec des allures modestes, à une concurrence face à face avec Hugo.

DIMANCHE 23 NOVEMBRE :

Chez Flaubert, la Lagier qui devient monstrueuse. Elle a l’air de passer en fraude, sous sa robe, trois potirons à la barrière ; ses deux tétons et son ventre. Nous expose ses théories transcendentales sur la jouissance. Une femme, selon elle, ne peut jouir qu’avec les gens au-dessous d’elle, parce qu’avec un homme propre, il y a toujours un reste de pudeur, une préoccupation de sa pose, un souci de la jouissance du partner.

[…]

L’immense orgueil voilé de Flaubert se perçoit dans Salammbô. C’est le format, ce sont les affiches d’Hugo, ce sont les caractères mêmes du titre des Contemplations.

Un peu de froid continue avec nous : Nous sommes coupables à ses yeux d’un détournement de Sainte-Beuve ! De tous côtés, je perçois des souterrains en lui. Sourdement, il se pousse à tout, noue ses relations, fait un réseau de bonnes connaissances tout en faisant le dégoûté, le paresseux, le solitaire. L’autre jour, il m’avait montré une lettre de la de Tourbey, l’invitant à dîner, en lui disant : « On désire vous voir ». Il m’avait dit qu’il n’irait pas, qu’il ne se souciait pas de voir ce on qui est le Prince (10). Il y est allé, je l’ai su par Sainte-Beuve, hier.

1er DÉCEMBRE :

Nous allons remercier Sainte-Beuve, de l’article qu’il a fait ce matin dans le Constitutionnel, sur notre Femme au 18e siècle. Il demeure rue Montparnasse.

Il est exaspéré contre Salammbô, soulevé, écumant à petites phrases. « D’abord, c’est illisible… Et puis, c’est de la tragédie. C’est du dernier classique. La bataille, la peste, la famine, ce sont des morceaux à mettre dans les cours de littérature… C’est du Marmontel, du Florian ! J’aime mieux Numa Pompilius ». Pendant près d’une heure, quoi que nous disions en faveur du livre, — il faut défendre les camarades contre les critiques — il s’exhale, il vomit sa lecture (11).

3 DÉCEMBRE :

Je lis dans le Figaro une attaque contre Flaubert, finissant ainsi : « C’est le genre épileptique ! » C’est un bruit répandu que Flaubert est épileptique : de là, le poison, une infamie ! Les lettres, oh ! c’est là qu’on est habile dans l’art des supplices ! L’envie, là-dessus, dépasse la Chine. L’article, signé Dargès, est, a dit Lévy, de Lescure. Un tel mot juge un homme.

6 DÉCEMBRE :

Flaubert est venu me voir dans la journée, hier. Je lui avais dit à peu près ce que m’avait dit Sainte-Beuve. Il n’avait pu se tenir. Il avait laissé échapper une colère d’humiliation. Le mot tragédie et l’épithète classique l’avaient blessé au sang ; et s’ouvrant à fond sous le coup, il m’avait dit à deux minutes de là : « Ah ça ! c’est une canaille, notre ami Sainte-Beuve ! C’est un plat valet auprès du Prince Napoléon… Et puis il est ignoble : c’est un cochon ! »

Au reste, l’orgueil se montrait à jour. Il nageait dans sa vanité. Il y avait Salammbô, et c’était tout. Autour, tout avait disparu. Le Normand, par moments, éclatait. Il parlait d’envoyer des huissiers à un journal qui avait tronqué une citation de lui. Et il parlait à cœur ouvert et librement d’Hugo, comme d’un concurrent qu’il n’avait plus à ménager. Il secouait toute politesse envers ce dieu passé, fini, éteint, mort sous lui.

C’est ce soir le dîner de notre Société, baptisée la Société Gavarni, chez Magny. Comme j’entre, je vois Flaubert qui accapare Sainte-Beuve et qui, avec de grands gestes, essaie de le convaincre de l’excellence de son œuvre…

[…]

Le premier mot de Flaubert, en sortant, est : « Il est très radouci, le père Sainte-Beuve. Il me fera trois articles. Il me fera des excuses dans le dernier ». Et presque immédiatement, il ajoute : « C’est un homme charmant ».

L’orgueil, de plus en plus, est gonflé chez lui jusqu’à en crever. « Il a beaucoup corrigé, nous dit-il, la Fanny, de Feydeau » ; et depuis, Feydeau, ayant eu de moins en moins recours à lui, il n’est pas étonnant qu’il ait tant baissé.

Plein de paradoxes, ses paradoxes sentent, comme sa vanité, la province. Ils sont grossiers, lourds, pénibles, forcés, sans grâce. Il a le cynisme sale. Sur l’amour, dont il cause souvent, il a toutes sortes de thèses alambiquées, raffinées, des thèses de parade et de pose. Au fond de l’homme, il y a beaucoup du rhéteur et du sophiste. Il est à la fois grossier et précieux dans l’obscénité. Sur l’excitation que lui donnent les femmes, il établira mille subdivisions, disant de celle-ci qu’elle lui donne seulement envie de lui embrasser les sourcils ; de celle-là, lui baiser la main ; d’une autre, lui lisser les bandeaux, mettant du compliqué et du recherché, de la mise en scène et de l’arrangement d’homme fort dans ces choses si simples — par exemple en nous contant sa baisade avec Colet, ébauchée dans une reconduite en fiacre, se peignant comme jouant avec elle un rôle de dégoûté de la vie, de ténébreux, de nostalgique, de suicide, qui l’amusait tant à jouer et le déridait tant au fond qu’il mettait le nez à la portière pour rire à son aise.

Il nous proteste, en passant, que le moderne l’ennuie, l’assomme, lui fait horreur ; qu’il ne sent point de contact avec ces gens qui passent, point d’envie d’entrer dans leur peau pour faire un roman ; qu’une Peau-Rouge est cent fois plus près de lui, le touche de plus près que tous ces gens-là que nous voyons sur le boulevard.

7 DÉCEMBRE :

Du haut d’un quatrième, c’est étonnant comme des hommes, une masse d’hommes, ne semblent plus des individus, des êtres humains, des semblables, du prochain ; mais une espèce de troupeau, une fourmilière, une bête énorme qui grouille et remue. Dans la rue, vous vous sentez convoyer l’âme par un passant. De là-haut, votre pensée lui marche sur la tête comme sur quelque chose d’anonyme, d’inconnu, d’étranger, qui est en bas, là-dessous. Cela, c’est l’optique du trône : l’Empereur, la Cour, les soldats, les laquais, les voitures passaient, pendant que je pensais à cela à la fenêtre de Flaubert, au boulevard du Temple.

MERCREDI 10 DÉCEMBRE :

Salammbô, tout ce que donne le travail, rien de plus ! Le chef-d’œuvre de l’application, voilà absolument tout.

DIMANCHE 14 DÉCEMBRE :

Flaubert regrette une grosse barbarie, un âge de force, de déplacement de nudité, une ère primitive et sadique, l’âge sanguin du monde ; des batailles, des grands coups ; des temps héroïques, sauvages, tatoués de couleurs crues, chargés de verroteries.

JEUDI 18 DÉCEMBRE :

Est-ce qu’en nous-mêmes, d’une année à une autre, se ferait le travail qui se fait d’un temps à la postérité, le travail de sévérité, de révision, de justice définitive, de classement absolu ? Je relis vingt lignes de Madame Bovary et je ne sais si je suis amené à cela par la lecture de Salammbô, mais le procédé matériel de la description infinitésimale de toutes choses, d’un reflet comme d’un petit pain dans une serviette, me saute aux yeux avec son ridicule, son effort, ses faux effets, sa misère. Je croyais bien que Fanny ne descendait pas de là de si près.

SAMEDI 27 DÉCEMBRE :

L’originalité n’est pas d’aller chercher de l’originalité à Carthage, mais à côté de soi. Il y a là-dedans du provincial, comme aller en Orient pour étonner les Rouennais. Flaubert, je le définirais d’un mot ; un homme de génie… de province.

28 DÉCEMBRE :

Flaubert n’a aucun sentiment artistique. Il n’a jamais acheté un objet d’art de vingt-cinq sous. Il n’a pas, chez lui, une statuette, un tableau, un bibelot quelconque. Il parle pourtant d’art avec fureur : mais ce n’est que parce que, littérairement, l’art est une note distinguée, bon genre, qui couronne un homme qui a un style artiste, et puis, c’est anti-bourgeois. Il a pris l’antiquité à l’aveuglette et de confiance, parce que là est le beau reconnu. Mais trouver le beau non désigné, non officiel, d’une toile, d’un dessin, d’une statue ; saisir son angle aigu, pénétrant, sympathique, il en est absolument incapable. Il aime l’art comme les sauvages aiment un tableau en le prenant à l’envers.

 À suivre : 1863-1870

(1) Voir, pour le début, le Bulletin des Amis de Flaubert, n° 13

(2) Fanny, de Feydeau, écrit en 1858. À Salammbô, qui est ici visée, il consacrera, le 8, le 15, le 22 décembre 1862, trois articles vétilleux, auxquels Flaubert répondra par une longue lettre publiée par Sainte-Beuve. Voir Nouveaux Lundis, T. IV, p. 31 et pp. 435-448.

(3) Sur l’épisode de l’album. Voir Lui, 1860, page 342.

(4) C’est le Château des Cœurs, auquel collaboreront Bouilhet et d’Osmoy, qui sera achevé en décembre 1863 et que Flaubert, sa vie durant, proposera en vain à des directeurs de théâtre.

(5) Ce roman sur l’Orient Moderne se fut peut-être intitulé « Harel-Bey ». Voir le scénario publié par Mme M.-J. Durry : Flaubert et ses projets inédits. D’après Du Camp, l’idée en remonterait au voyage en Orient, de 1849-1851, et Flaubert, le 10 novembre 1877, écrivant à Mme des Genettes, parlera encore de ce projet sans résultat.

(6) Voir Mme M.-J. Durry : Flaubert et ses projets inédits, page 115. Le fragment du Carnet 19 (1862-1863), folio 26, intitulé Le serment des Amis, correspond à cette histoire d’une ligne d’ambitions, pures ou intéressées, analogue à celle de l’Histoire des Neiges (sic), chez Balzac, mais où tous les anciens conjurés finissent par s’entre-déchirer. Le roman avortera. Du moins, l’effet final sera-t-il transposé dans l’Éducation Sentimentale. Dussautier, criant Vive la République ! est tué, le soir du 2 décembre, par son ancien camarade Sénécal, devenu sergent de ville.

(7) Comment ne pas penser à l’Éducation Sentimentale, où d’abord Flaubert faisait faillir Mme Arnoux et dont l’un des premiers plans, en 1862-1863, commence par : « Le mari, la femme, l’amant, tous s’aimant, tous lâches ? » Dans ce même Carnet 19, on songe encore à deux projets sans lendemain : le Roman de Madame Dumesnil, où l’amant reste virtuel, et Un Ménage Moderne, où un jeune homme est floué et acculé au suicide par une « respectable » épouse de la Chaussée d’Antin.

(8) Voir la lettre du 22 août 1862 à Alfred Baudry, où Flaubert avoue qu’il a vendu Salammbô 10.000 francs à Lévy : « Mais motus, parce que ledit Lévy se propose de faire avec Salammbô un boucan Infernal et de répandre dans les feuilles qu’il me l’a achetée 30.000 francs, ce qui lui donne les gants d’un homme généreux. Voir Salammbô, éd. Dumesnil, page XCVIII, et page CII, la lettre de Baudelaire, qui subodore la blague. Le traité sera signé le 11 septembre 1862.

(9) Sainte-Beuve.

(10) Le Prince Napoléon, dont Jeanne de Tombey était la maîtresse.

(11) Voir Nouveaux Lundis, Tome IV, page 31 et pages 435-448. Sainte-Beuve exprimera son irritation dans les trois articles célèbres sur Salammbô, parus dans le Constitutionnel des 8, 15, 22 décembre 1862, et auxquels Flaubert répondra par la longue lettre de décembre, publiée par Sainte-Beuve.