La maison de Madame Moreau

Les Amis de Flaubert – Année 1966 – Bulletin n° 28 – Page 26

La maison de Madame Moreau

Nogent dans l’œuvre de Flaubert (7)

Madame Moreau, la mère de Frédéric, habite Nogent. À quel endroit ? « Neuf heures sonnaient à Saint-Laurent lorsqu’il arriva sur la place d’Armes, devant la maison de sa mère. Cette maison, spacieuse, avec un jardin donnant sur la campagne, ajoutait à la considération de Mme Moreau, qui était la personne du pays ici plus respectée ». Première indication : la maison donne sur la place d’Armes ; celle-ci existe encore et porte le même nom : c’est une grande place rectangulaire, plantée d’énormes marronniers, située dans l’angle de l’actuelle avenue Pasteur (anciennement, rue du faubourg-de-Troyes) et du prolongement de l’actuelle rue Jean-Jaurès (anciennement, rue des Cordiers). Son nom lui vient du Duc d’Angoulême, lors de son passage à Nogent, le 5 juin 1820 (sans doute à l’occasion d’une prise d’armes de la garde nationale de Nogent sur cette même place). Le jardin, précise Flaubert, « donne sur la campagne » ; il est donc nécessairement tourné vers la périphérie de Nogent, la façade de la maison, elle, donnant sur la place. Mais la place est grande : il faut situer la maison.

028_ph1

La maison dont l’emplacement a dû servir
pour situer celle de Madame Moreau
et qui est aujourd’hui le bureau des P. et T.

Aujourd’hui, les quatre côtés de la place sont disposés ainsi : Deux côtés suivent l’angle droit de la rue Jean-Jaurès prolongée et de l’avenue Pasteur, les deux autres sont clôturés par un mur bas donnant l’un sur la campagne, l’autre sur un immense jardin potager (ce dernier côté du rectangle se termine en s’adossant au théâtre municipal). Où placer la maison de Mme Moreau ? M. Dumesnil la situe à l’endroit qui s’impose naturellement à l’esprit : sur le côté regardant la campagne. Certes, en reprenant les termes de l’écrivain, on voit que la situation ainsi choisie est très satisfaisante pour l’esprit : « Il arriva sur la place d’Armes, devant la maison de sa mère. Cette maison, spacieuse, avec un jardin donnant sur la campagne… » Mais un autre passage du livre apporte une précision qui remet tout en question : « Il se levait très tard, et regardait par sa fenêtre les attelages des rouliers qui passaient ». Les rouliers à cette époque passaient, fait incontestable, dans la rue du faubourg de Troyes pour continuer ensuite vers Troyes. Or, si on localise la maison comme l’a fait M. Dumesnil, Frédéric voyait passer les voituriers à une distance d’environ deux cents mètres, celle de la place dans sa plus grande dimension. Il faut donc supposer que Frédéric pouvait les apercevoir, au-delà de cette distance. Pouvait-il vraiment les distinguer ? Il semble que la phrase de Flaubert, dans son mouvement et sa construction, indique que les rouliers passaient sous la fenêtre de Frédéric : « Il se levait très tard et regardait par sa fenêtre les attelages des rouliers qui passaient ». II suffit pour cela de se reporter à un document de l’époque, le cadastre de 1840. Il nous apprend d’abord que la maison Moreau, telle que la situe M. Dumesnil était, à l’époque, une simple cabane (ce qui n’est pas un argument en notre faveur, puisque Flaubert a très bien pu, comme pour la maison de la Turque, bâtir une maison différente sur le même emplacement). Le cadastre révèle surtout qu’en 1840, la place d’Armes ne se présentait pas plus grande qu’aujourd’hui ; le théâtre n’existait pas (il n’a été commencé qu’en 1865) ; la place se prolongeait donc le long de la rue du Faubourg-de-Troyes par une sorte de triangle rectangle planté de marronniers ; des maisons bordaient ce triangle dans sa plus grande dimension : elles donnaient sur la rue en s’en rapprochant jusqu’à la rejoindre complètement. C’est dans une de ces maisons (qui constituent la poste actuelle de Nogent) qu’il semble logique de situer la maison de Mme Moreau. Une localisation précise est impossible ; cependant, il faut pencher pour la maison la plus proche de la rue, parce que c’est la seule dont la cour n’était pas plantée de marronniers, donc la seule permettant d’apercevoir facilement le passage des rouliers. En outre, elle s’associe à cette dernière localisation : « À ce moment, des coups de fouet retentirent sous la fenêtre, en même temps qu’une voix l’appelait. C’était le père Roque, seul dans sa tapissière. Il allait passer toute la journée à la Fortelle, chez M. Dambreuse, et proposa cordialement à Frédéric de l’y conduire » (p. 96). Il est beaucoup plus vraisemblable que Roque passe dans la rue du Faubourg-de-Troyes ; si l’on place la maison avec M. Dumesnil au bout de l’actuelle place, on s’explique mal le père Roque, appelant Frédéric sous sa fenêtre : il se trouve ainsi au beau milieu de la place d’Armes avec voiture et cheval !

Quel est maintenant l’agencement de la maison ? Elle possède un jardin : « Ce jardin, en manière de parc anglais, était coupé à son milieu par une clôture de bâtons, et la moitié appartenait au père Roque » (p. 93). « Les deux voisins brouillés s’abstenaient d’y paraître aux mêmes heures » (p. 93). Comment sont disposées ces deux maisons, celle de Mme Moreau et celle de Roque par rapport au jardin ? Flaubert écrit : « Comme les deux maisons se touchaient » (p. 99). On peut concevoir les deux maisons en alignement, les deux jardins aussi. Cette disposition est exactement celle des maisons d’habitation qui se succédaient le long de la rue du Faubourg-de-Troyes, sur le cadastre de 1840. Mais un autre passage du livre donne des précisions qui apportent quelques retouches à son agencement : « Elle l’attendait dans le jardin. Il sortit, enjamba la haie, et, tout en se cognant aux arbres quelque peu, se dirigea vers la maison de M. Roque. Des lumières brillaient à une fenêtre au second étage » (p. 99). Si l’on conserve ce plan, il paraît assez bizarre que Frédéric n’arrive pas à trouver son chemin, alors que la distance à parcourir est faible : il a vu Louise dans le jardin, est sorti et a gagné la maison Roque en enjambant la haie très près de la maison Moreau.

028_027

La place d’Armes, d’après le cadastre de 1840.

Ce passage s’expliquerait mieux si l’on adoptait une autre disposition : les deux maisons sont cette fois-ci séparées par le jardin, leurs deux façades restant sur la rue du Faubourg-de-Troyes. Dans ce cas, on comprend mieux que Frédéric avance à tâtons dans la nuit : la distance qu’il a à parcourir est assez grande, elle couvre toute la longueur du jardin Moreau et une partie de la longueur du jardin Roque. Mais, dans ce cas, peut-on encore dire que les deux maisons « se touchent » (1) ? De toute façon, cette disposition envisagée est intéressante, car elle est analogue à celle de la « Maison Flaubert ».

Cette analogie est riche de déductions. La maison Flaubert est en réalité, à l’origine, composée de deux maisons d’habitation séparées ; entre elles s’élèvent, actuellement, des bûchers ; en 1840, le cadastre montre l’existence, à cette place, d’une sorte de mur. Quand Flaubert venait à Nogent, il résidait dans une maison agencée d’une certaine façon. Cet agencement se retrouve exactement dans le roman, adapté à une autre maison ; ou, du moins, il est susceptible de se retrouver, car ici deux solutions peuvent être proposées : ou bien Flaubert a décrit une maison réelle qu’il a placée à l’endroit même où elle s’élevait (rue du Faubourg-de-Troyes) ou bien il a placé dans un endroit où elle n’existait pas une maison qu’il connaissait bien, celle de ses cousins Bonenfant. On se retrouve devant la même alternative qu’avec la maison de la Turque. Quelle solution adopter ? La seconde plus que la première et pour deux raisons : d’abord une raison logique, en se fiant sur l’exemple précédent, et en admettant ainsi une sorte de permanence dans la démarche créatrice de Flaubert. Ensuite, une raison topographique. La maison des Parain-Bonenfant est située au carrefour de l’Hôtel-Dieu. Or, c’est précisément à cet endroit que Deslauriers raccompagne Frédéric : « Puis, ayant soldé sa dépense à l’auberge, Deslauriers reconduisit Frédéric jusqu’au carrefour de l’Hôtel-Dieu ; et, après une longue étreinte, les deux amis se séparèrent » (p. 18). Les deux jeunes gens viennent de se retrouver ; leur promenade a été longue ; ils cherchent à se quitter le plus tard possible. Deslauriers raccompagne donc Frédéric jusque chez lui. Mais alors qu’il est censé habiter sur la place d’Armes, la séparation a lieu au carrefour, précisément à l’endroit où s’élève la maison des Bonenfant. Le souvenir a été plus fort que la logique romanesque : Flaubert a oublié qu’il avait situé plus loin la maison de son héros. En outre, on est certain que Flaubert logeait au premier étage de cette maison quand il venait à Nogent ; et, par une coïncidence, Frédéric aussi : « Ils montaient dans leurs chambres quand un garçon dit Cygne-de-la-Croix apporta un billet » (p. 11). Cette correspondance entre les détails romanesques et la réalité incite à conclure que Flaubert a placé la maison des Bonenfant rue du Faubourg-de-Troyes et l’a baptisée Maison de Mme Moreau.

Claude Chevreuil

(1) « Se touchent », en expression normande, signifie qu’elles sont voisines.

Pour lire l’ensemble de l’article :

Nogent dans l’Éducation sentimentaleLa maison de la TurqueLa maison de madame MoreauAutres lieux évoqués dans l’Éducation sentimentale Nogent dans l’Éducation sentimentale (fin)