Nogent dans l’Éducation sentimentale

Les Amis de Flaubert – Année 1966 – Bulletin n° 28 – Page 28

Autres lieux évoqués dans l’Éducation sentimentale

Nogent dans l’œuvre de Flaubert (8)

Le jardin de M. Roque

On change nettement de quartier, on quitte la ville pour les bords de la Seine. C’est le coin de Nogent qui a eu droit dans L’Éducation sentimentale à la plus longue et à la plus précise description. Cette description a nécessité une recherche minutieuse, le plus souvent passionnante. Il s’agit d’abord de situer le jardin de M. Roque : « Frédéric et Mademoiselle Louise se promenaient dans le jardin que M. Roque possédait au bout de l’île » (p. 249). Flaubert fait allusion ici à l’île née sur la Seine à partir d’un déversoir qui sépare deux bras du fleuve en amont de Nogent. L’écrivain l’explique d’ailleurs fort bien : « Ils n’entendaient que le craquement du sable sous leurs pieds avec le murmure de la chute d’eau ; car la Seine, au-dessus de Nogent, est coupée en deux bras. Celui qui fait tourner les moulins dégorge en cet endroit la surabondance de ses ondes, pour rejoindre plus bas le cours naturel du fleuve » p. 43). À l’époque de Flaubert, le déversoir était en bois (seules les assises sur les deux îles étaient en pierre) ; aujourd’hui, c’est un solide pont en ciment.

Jusqu’à présent, tout est exact : « Lorsqu’on vient des ponts, on aperçoit à droite sur l’autre berge, un talus de gazon que domine une maison blanche » (p. 250). Cette maison qui s’élève sur la rive gauche de la Seine, face au déversoir, existe toujours : il s’agit de la propriété « Mon Buisson » qui appartenait du temps de Flaubert à M. Ramus. Elle est aujourd’hui la propriété de M. Lemoine. « À gauche, dans la prairie, des peupliers s’étendent » (p. 250).Cette prairie se trouve vraisemblablement dans l’autre île, en face, l’île Olive ; elle est effectivement plantée de peupliers, mais en partie seulement car d’autres arbres y foisonnent. Elle appartient maintenant à la ville, après le don qu’en a fait son propriétaire, M. Olive : il est difficile de savoir si celui-ci avait transformé son île en peupleraie ou bien, si, de tous les arbres, Flaubert ne voulait pas surcharger sa description, n’avait choisi de voir que les peupliers ; « et l’horizon en face, est borné par une courbe de la rivière » ce qui est très justement observé. Cette courbe est apparente : on l’aperçoit nettement du haut des ponts. « Elle était plate comme un miroir ; de grands insectes patinaient sur l’eau tranquille. Des touffes de roseaux et des joncs la bordent inégalement toutes sortes de plantes venues là s’épanouissaient en boutons d’or, laissaient pendre des grappes jaunes, dressaient des quenouilles de fleurs amarantes, faisaient au hasard des fusées vertes. Dans une anse du rivage, des nymphéas s’étalaient » (p. 250).

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L’extrémité de l’Ile et la grève du Livon

Retrouver un à un les éléments de cette description est impossible, a priori elle n’est pas typiquement nogentaise, et peut s’accorder à n’importe quel bord de fleuve. L’intérêt est autre : se révèle là en effet le travail, minutieux jusqu’au vertige, de Flaubert. Celui-ci, sur place, avait pris quelques notes rassemblées dans le carnet n° 8 que conserve la Bibliothèque historique de la ville de Paris : « La rivière fait nappe d’eau ; çà et là, des roseaux ; insectes ; sur la rive, de grands roseaux terminés par des bouts noirs ». Dans le carnet de Croisset ces notes vont se déployer somptueusement et non sans mal. Une phrase comme : « De grands insectes patinaient sur l’eau tranquille » paraît très simple à écrire. Et pourtant, dans une lettre que Flaubert adresse à George Sand, en 1868 : « J’ai reçu vos deux billets, chère Maître. Vous m’envoyez pour remplacer le mot « libellules » celui d’« alcyons ». Georges Pouchet m’a indiqué celui de gerre des lacs (genre geais). Eh bien ! ni l’un, ni l’autre ne me convient parce qu’ils ne font pas tout de suite image pour le lecteur ignorant. II faudrait donc décrire la petite bestiole ? Mais ça ralentirait le mouvement ! Ça emplirait tout le paysage ! Je mettrai « des insectes à grandes pattes » ou de « longs insectes », ce sera clair et court ».

Flaubert choisit finalement « de grands insectes ». Cet exemple est révélateur : jamais l’écrivain ne photographie passivement ce qu’il voit à Nogent ou ailleurs, son réalisme est un choix perpétuel.

Avec la phrase suivante, on revient à une réalité plus directement nogentaise : « et un rang de vieux saules cachant des pièges à loup, était, de ce côté de l’île, toute la défense du jardin ». Le rang de vieux saules est encore là, absolument intact, en bordure de l’île. L’emplacement exact du jardin fut alors très facile à retrouver.

Mais Flaubert l’y avait-il vu, ou mis ? « En deçà, dans l’intérieur, quatre murs à chaperons d’ardoises enfermaient le potager où les carrés de terre, labourés nouvellement, formaient des plaques brunes. Les cloches des melons brillaient à la file sur leur couche étroite ; les artichauts, les haricots, les épinards, les carottes et les tomates alternaient jusqu’à un plant d’asperges, qui semblait un petit bois de plumes » ; tout cela, évidemment, est invérifiable aujourd’hui. « Tout ce terrain avait été, sous le Directoire, ce qu’on appelait une « folie ». Les arbres, depuis lors, avaient démesurément grandi. De la clématite embarrassait les charmilles, les allées étaient couvertes de mousse, partout les ronces foisonnaient. Des tronçons de statue émiettaient leur plâtre sous les herbes. On se prenait en marchant dans quelques débris d’ouvrages en fil de fer. Il ne restait plus du pavillon que deux chambres au rez-de-chaussée avec des lambeaux de papier bleu. Devant la façade s’allongeait une treille à l’italienne où, sur des piliers en brique, un grillage de bâtons supportait une vigne ».

Aucune trace du pavillon en question sur le cadastre de 1840 ; on y voit seulement le tracé d’une maisonnette minuscule qui n’est vraisemblablement qu’une cabane à outils (à moins que Flaubert soit parti de cette maison pour aboutir au pavillon). Le jardin est actuellement un verger aux nombreux arbres. Il est impossible de savoir si Flaubert a décrit un jardin réel se trouvant au bout de l’île ou bien s’il a transporté là un jardin situé ailleurs et qu’il connaissait bien, celui par exemple de la maison Bonenfant (jardin à l’anglaise, c’est une certitude, et qui avait peut-être sa statue écaillée). Comment décider pour un modèle quand celui-ci a disparu ? « Ils étaient arrivés au bout du jardin, sur la grève du Livon » (p. 252) ; l’extrémité de l’île, qui est sablonneuse, est recouverte par la Seine en hiver ; l’été, elle devient une plage très fréquentée. Ce terme de Livon est toujours employé, son origine est incertaine ; peut-être vient-il d’une déformation du nom de l’ancien propriétaire de l’île située en face : M. Olive. Les deux jeunes gens du roman étaient donc assis sur cette grève ayant devant eux la Seine et le déversoir : « Frédéric, par gaminerie, se mit à faire des ricochets avec un caillou. Elle lui ordonna de s’asseoir. Il obéit, puis, en regardant la chute d’eau : — « C’est comme le Niagara ! » (…) Assis l’un près de l’autre, ils ramassaient devant eux des poignées de sable, puis les faisaient couler de leurs mains tout en causant ; et le vent chaud qui arrivait des plaines leur apportait par bouffées des senteurs de lavande, avec le parfum du goudron s’échappant d’une barque, derrière l’écluse » (p. 252).

Tout est exact dans ce passage (le caractère imposant de la chute d’eau, le sable de la plage) sauf, cependant, la dernière phrase qui doit contenir une invraisemblance : jamais la lavande n’a poussé à Nogent, ou du moins en quantité suffisante pour embaumer la grève du Livon. Par contre, l’odeur du goudron s’échappant de la barque est possible. De vieux Nogentais se souviennent encore d’une fabrique de bateaux située sur l’île non loin du déversoir, le long du cours naturel de la Seine, là où précisément devait se trouver l’écluse : celle-ci, en effet, n’existe plus le long de cette île-ci, mais à l’extrémité de l’autre île (île Olive). Son existence ancienne est attestée par le cadastre de 1840 qui mentionne même un certain « quai des écluses ».

Le passage contient aussi une description de la chute d’eau : « Le soleil frappait la cascade ; les blocs verdâtres du petit mur où l’eau coulait, apparaissaient comme sous une gaze d’argent se déroulant toujours. Une longue barre d’écume rejaillissait au pied, en cadence. Cela formait ensuite des bouillonnements, des tourbillons, mille courants opposés et qui finissaient par se confondre en une seule nappe liquide » (p. 252). En se plaçant sur le petit pont du déversoir, on a l’impression que Flaubert n’a pas décrit un lieu imaginaire, mais donné un véritable équivalent littéraire à une réalité qu’il connaissait bien. Ces lignes de son carnet, où se retrouvent les mêmes notations et images, en témoignent : « Nappe du Livon, comme de l’argent, on voit les pierres en dessous ».

La conversation entre les deux jeunes gens continue : « Elle se leva pourtant, puis se plaignit du mal de tête. Et, comme ils passaient devant un vaste hangar qui contenait des bourrées : « Si nous nous mettions dessous, à l’égaud » ? Il feignit de ne pas comprendre ce mot de patois » (p. 253). À l’égaud est effectivement un terme du patois nogentais, encore en usage aujourd’hui : il signifie à l’abri. Un chasseur se mettra à l’égaud du bois ou à l’égaud du vent. Flaubert tenait certainement ce mot de Mme Roux, puisqu’il lui avait demandé des expressions locales, au moment de L’Éducation sentimentale.

Toute cette partie relative au jardin de M. Roque a nécessité une recherche qui, dans le domaine purement documentaire, est assez décevante : certes, beaucoup d’éléments du décor ont pu être localisés, mais ils ne font pas l’essentiel du passage ; celui-ci est avant tout une élaboration, une longue description voulant plutôt suggérer que décrire ; suggérer le calme bourdonnant d’une chaude après-midi d’été. Aussi, ne devons-nous pas nous étonner du peu de réalité vérifiable de ses éléments ; mais le texte gagne certainement en beauté ce qu’il perd en précision.

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L’hôtel du cygne de la croix

C’est là que Deslauriers, qui vient de Villenauxe, est descendu : il attend son ami Frédéric qui arrive à Nogent, venant du Havre. « Ils (Mme Moreau et son fils) montaient dans leurs chambres quand un garçon du Cygne de la Croix apporta un billet ».

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L’Hôtel du Cygne de la Croix
et ses deux entrées (en pointillé).

— Qu’est-ce donc ?
— C’est Deslauriers qui a besoin de moi (p. 11).

Cet hôtel est un des plus anciens, sinon le plus ancien de Nogent. C’était naguère un de ces relais où l’on s’arrêtait pour changer les chevaux ou pour les faire reposer, et où l’on trouvait le couvert et le gîte. Un chroniqueur anonyme le mentionne en 1536, au cours d’un voyage à Jérusalem : « Nous logeâmes à Nogent, au logis du Cygne » (Amédée Aufaure).

Il a conservé sa longue cour pavée d’autrefois, par où arrivaient les diligences et les coches, et donnant sur deux rues : la rue des Ponts et la rue Saint-Laurent. Son enseigne éclaire son nom ; on y voit un cygne glissant au fil de l’eau et portant une croix. L’auberge d’autrefois est devenu hôtel-restaurant. Les propriétaires actuels ont tenu à faire le ravalement extérieur ; mais l’aspect général (surtout la cour intérieure) a peu changé ; c’est, avec l’église Saint Laurent, un des rares lieux décrits par Flaubert qui soit demeuré intact.

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L’église Saint-Laurent

Quand Frédéric, au début du livre, arrive à Nogent, c’est l’église Saint-Laurent qui l’accueille : « et neuf heures sonnaient à Saint-Laurent lorsqu’il arriva sur la place d’Aunes, devant la maison de sa mère » (p. 10). L’église est dédiée à Saint-Laurent, dont la statue colossale surmonte une tour magnifique de près de quarante mètres ; elle est visible de tous les points de la ville. Aussi Frédéric et Deslauriers qui se promènent ensuite sur les ponts ne peuvent-ils pas ne pas l’apercevoir : « À droite, l’église apparaissait derrière les moulins de bois dont les vannes étaient fermées » (p. 15).

Si l’église domine de sa haute tour les retrouvailles des deux amis, elle s’interposera entre eux, plus tard, de façon symbolique. Quand Frédéric reviendra à Nogent, en 1851, après avoir rompu avec Rosanette, puis avec Mme Dambreuse, et décidé à épouser Louise Roque, la même cloche qui, en 1840, l’accueillait, l’accueillera encore, mais pour une pénible rencontre : « La cloche de Saint-Laurent tintait ; et il y avait sur la place, devant l’église, un rassemblement de pauvres avec une calèche, la seule du pays (celle qui servait pour les noces) quand, sous le portail, tout à coup, dans un flot de bourgeois en cravate blanche, deux nouveaux mariés parurent. Il se crut halluciné. Mais non ! C’était bien elle, Louise ! couverte d’un voile blanc qui tombait de ses cheveux rouges à ses talons ; et c’était bien lui, Deslauriers, portant un habit bleu brodé d’argent, un costume de préfet. Pourquoi donc ? Frédéric se cacha dans l’angle d’une maison pour laisser passer le cortège » (p. 417).

Retrouver les lieux exacts pose quelques problèmes. Sur quelle place sortaient les cortèges en 1851 ? Saint-Laurent possède en effet deux places : l’une contiguë à la mairie et donnant sur la rue Saint-Laurent, l’autre contiguë à l’école de filles et donnant sur la rue des Fossés. C’est de la seconde qu’il s’agit dans le roman ; la première était et s’appelait la place du Marché à blé tandis que sur la seconde se rangeaient (et se rangent encore) les voitures qui amènent les noces. C’est là que débouchaient les jeunes mariés sortant de l’église par le grand portail. Pour ne pas être aperçu du cortège, Frédéric se cache dans l’angle d’une maison. Il fallait qu’il se dissimulât le mieux possible. Les mariés regagnent vraisemblablement la calèche qui se trouve sur la place, non loin du portail. À gauche du cortège, la place plantée de marronniers ; à droite un pâté de maisons, seul endroit où Frédéric peut se cacher : il existait réellement une encoignure que le cadastre de 1840 indique nettement (voir A) et qui n’existe plus aujourd’hui, les deux maisons étant alignées, Mais Frédéric aurait pu aussi se dissimuler dans l’angle de la maison donnant sur la route des Fossés ,(voir B). Il est difficile de choisir entre A et B, le texte ne précisant pas comment est le cortège : s’agit-il de la calèche seule qui pourrait passer devant A et B ? S’agit-il seulement des gens qui regagnent la calèche ? A, dans ce cas, seul conviendrait, puisque la calèche est sur la place, près du portail. Là encore, la certitude est impossible.

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La place de l’église Saint-Laurent,
et d’après le cadastre 1840 (X) la porte principale à l’époque.
A et B, les deux points d’où Frédéric pouvait voir la sortie des mariés.

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Les ponts de Nogent

Encore un des hauts lieux du roman. C’est là que Frédéric et Deslauriers, en 1840, se retrouvent et s’épanchent : « Et, leurs embrassades étant finies, ils allèrent sur les ponts  afin de causer plus à l’aise » (p. 14). Il existe à Nogent deux ponts sur la Seine, celle-ci étant divisée en deux bras par la chute d’eau du Livon : le pont Saint-Nicolas et le pont Saint-Edme. Flaubert connaissait les noms des ponts. Il les a notés dans le carnet n° 8 : « Nogent tournant le dos au moulin : sur le pont Saint-Edme. Pont Saint-Nicolas, construit par Perronnet, le même qui a construit le pont de Neuilly ». Mais il n’a pas jugé bon de transcrire ces noms dans son roman. Le pont Saint-Nicolas, le plus proche de la ville, fut détruit en 1814 par les troupes françaises qui, en se repliant sur Provins, voulaient barrer le passage à l’armée d’invasion ; reconstruit à partir de 1826, il ne fut terminé qu’en 1834 : il possède une seule arche de 18 mètres d’ouverture. Le pont Saint-Edme construit de 1766 à 1769 possède aussi une arche unique, mais beaucoup plus hardie avec 29 mètres d’ouverture. « Et ils continuèrent à se promener d’un bout à l’autre des deux ponts gui s’appuient sur l’Île étroite formée par le canal et la rivière » (p. 15). C’est à l’extrémité de cette île, que M. Roque possédait son jardin.

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Trajet empruté par les deux amis depuis les ponts
jusqu’au carrefour de l’Hôtel-Dieu.

« Quand ils allaient du rôle de Nogent, ils avaient, en face, un pâté de maisons s’inclinant quelque peu ; à droite, l’église apparaissait derrière les moulins de bois dont les vannes étaient fermées ; et, à gauche, les haies d’arbustes, le long de la rive, terminaient des jardins, que l’on distinguait à peine » (p. 15). Ce paysage de 1840 a bien changé : les moulins ne sont plus en bois mais en pierre ; les documents d’époque manquent : une carte postale ancienne de Nogent conserve l’image des moulins sensiblement tels que les deux amis les voyaient. Un auteur, cité par A. Aufaurre, écrivait en 1835 : « Leur construction est ancienne. Ils semblent un château d’eau bâti sur pilotis et couvert d’ardoises ». Ils furent ravagés le 1er décembre 1907 par un immense incendie. Aussi le minimum de bois fut-il utilisé pour leur reconstruction, au profit d’une belle pierre de couleur rose. C’est d’ailleurs la seule modification pour la rive droite.

Il en est différemment pour le côté gauche : les « jardins » comme les « haies d’arbustes » qui les prolongeaient ont pratiquement disparu, les constructions ayant envahi cet endroit. La rive gauche de la Seine est maintenant bordée de maisons, ayant des jardins intérieurs, comme celui de l’actuelle « Auberge du Roy Henry ». Ces derniers sont peu nombreux, alors qu’ils l’étaient en 1840, comme le témoigne lecadastre de 1840 : la rareté des propriétés bâties justifie ce qu’a dit Flaubert. « Mais, du côté de Paris, la grande route descendait en ligne droite, et des prairies se perdaient au loin, dans les vapeurs de la nuit. Elle était silencieuse et d’une clarté blanchâtre. Des odeurs de feuillage humide montaient jusqu’à eux ; la chute de la prise d’eau, cent pas plus loin, murmurait avec ce gros bruit doux que font les ondes dans les ténèbres » (p. 16). Rien là encore qui ne soit des plus exacts : la route de Paris suit toujours une ligne très droite ; goudronnée, elle a perdu sa « clarté blanchâtre ». Les ponts sont nettement surélevés par rapport aux alentours, si bien que l’on aperçoit les prairies qui se perdent au loin. La chute d’eau existe toujours : il s’agit non pas de celle de l’île, près du jardin de M. Roque, mais celle, très proche, des moulins qui fait toujours ce bruit doux quand les vannes sont fermées.028_035

Les deux ponts Saint-Nicolas et Saint-Edme sur la Seine

En se promenant sur les ponts, les deux jeunes gens rencontrent M. Roque.

« Le Nogentais justifia sa présence en contant qu’il revenait d’inspecter ses pièges à loup, dans son jardin, au bord de l’eau » (p. 16). Cette phrase qui ne donne aucune indication topographique très précise suppose cependant une parfaite connaissance des lieux : la rue des Grandes-Écluses relie l’île aux ponts ; en revenant de son jardin par cette rue, le père Roque est obligé de rencontrer Frédéric et Deslauriers et il doit nécessairement prendre cette rue, car c’est bien la seule qui mène de l’île à sa maison (voisine de celle de Mme Moreau).

Les ponts, Frédéric les reverra plus tard en 1851, quand il apercevra Louise sortant de l’église avec Deslauriers. Sur le chemin qui le mène de la gare à l’église Saint-Laurent, il doit nécessairement traverser la Seine. « Puis il s’accouda sur le pont pour revoir l’île et le jardin où ils s’étaient promenés un jour de soleil » (p. 417). Il s’accouda vraisemblablement sur le pont Saint-Nicolas d’où la vue sur l’île est plus étendue, mais d’aucun des deux ponts, Frédéric ne peut apercevoir le jardin de M. Roque, celui-ci étant éloigné et surtout peu visible.

Le carrefour de l’Hôtel-Dieu

Il est connu pour être proche de la maison Parain-Bonenfant. « Puis, ayant soldé sa dépense à l’auberge, Deslauriers reconduisit Frédéric jusqu’au carrefour de l’Hôtel-Dieu » (p. 18). Ce trajet de retour, au clair de lune, nous en connaissons le point de départ : les deux ponts, où les deux amis se sont promenés, et le point d’arrivée : le carrefour. Deux rues étaient à leur disposition : la rue de l’Abreuvoir, d’une part, où se trouvait la maison de la Turque et qui se prolonge par la rue Saint-Epoing et, d’autre part, la rue des Ponts. Nous savons que Deslauriers, en chemin « solde sa dépense à l’auberge ». Or, l’auberge du Cygne de la Croix se trouve rue des Ponts. C’est donc nécessairement cette dernière rue qu’empruntent les deux jeunes gens, puis la rue de l’Hôtel-Dieu jusqu’au carrefour du même nom.

La gare de Nogent

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Le trajet emprunté par Frédéric de la gare à l’église Saint-Laurent.

M. René Dumesnil ne l’a pas mentionnée sur sa carte, elle a pourtant sa place dans le livre. La visite, en 1840, de Frédéric à Nogent s’effectuait par eau jusqu’à Montereau, puis en voiture attelée jusqu’à Nogent. En 1851, onze années plus tard, le nouveau voyage de Frédéric a lieu par le train. La gare est à l’extérieur de la ville, sur la route de Paris. Si la ligne de chemin de fer de Troyes à Montereau remonte à 1842, ce n’est qu’en 1852 que la compagnie de chemin de fer construisit une station à Nogent. Flaubert a donc commis une erreur d’un an. De la gare à la maison Moreau, le trajet est long. Frédéric remonte l’avenue de la Gare (aujourd’hui, avenue Jean-Casimir-Périer), puis il arrive sur les ponts où il s’accoude. Il décide de flâner avant de se rendre chez sa mère, il pense à Louise Roque : « Elle est peut-être sortie ; si j’allais la rencontrer ! » (p. 417). Il va jusqu’à l’église en empruntant la rue des Ponts (où se trouve l’hôtel du Cygne de la Croix), puis la rue Saint-Laurent, pour déboucher ensuite sur la place de l’Église où il découvre le cortège ; « Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le chemin de fer, et s’en revient à Paris » (p. 417). Il refait le chemin inverse.

Ainsi se termine l’étude de détail des huit principaux lieux décrits par Flaubert dans son roman. Mais il a aussi parsemé son récit de notations brèves sur Nogent, notations à la fois d’ordre topographique et historique, aussi bien sur la ville que sur ses alentours.

***

Les alentours de Nogent

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Pour la région, elles concernent Villenauxe et Sourdun. « Le père de Charles Deslauriers, ancien capitaine de ligne, démissionnaire en 1818 » après avoir été huissier à Nogent « tenait maintenant un billard à Villenauxe » (p. 12). Villenauxe ou Villenauxe-la-Grande est un chef-lieu de canton de 1.800 habitants au nord de Nogent, à la limite du département de l’Aube. On se souvient qu’y résidait Mme Roger des Genettes, l’amie de Flaubert. C’est peut-être cette amitié qui a poussé l’écrivain à le mentionner dans son roman. Pour rencontrer Frédéric, Deslauriers « avait fait la route de Villenauxe à pied » (p. 15) : cette petite phrase passe inaperçue, elle semble ne présenter aucun intérêt ; elle prend cependant toute sa valeur si l’on songe que Villenauxe est à 14 kilomètres de Nogent ! Deslauriers a fait 28 kilomètres à pied pour voir son ami : belle preuve d’amitié impatiente que Flaubert a peut-être eu tort de ne pas préciser.

Après Villenauxe, Sourdun. Sourdun n’est plus dans l’Aube, mais en Seine-et-Marne. C’est un petit village situé sur la route de Paris, à environ 12 km de Nogent. Deux passages de L’Éducation sentimentale y font allusion. Le premier se place au moment où Frédéric, qui vient d’hériter, quitte Nogent en toute hâte, le 14 décembre 1845. Il prend la diligence mais son impatience s’accommode mal de la lenteur de la marche ; « Au bas de la côte de Sourdun, il s’aperçut de l’endroit où l’on était. On n’avait fait que cinq kilomètres, tout où plus ! » (p. 101). Sourdun est à 12 km de Nogent, mais quand on vient de Nogent on se heurte littéralement à une côte abrupte connue dans la région sons le nom de « Croix de Fer », longue de plus de 4 km, certainement épuisante à l’époque des voitures à chevaux. L’indication donnée par Flaubert est exacte. L’autre passage se place cinq ans plus tard, lorsque Frédéric revient par le train à Nogent où il espère retrouver Louise : « À mesure qu’il avançait vers Nogent, elle se rapprochait de lui. Quand on traversa les prairies de Sourdun, il l’aperçut sous les peupliers comme autrefois, coupant des joncs au bord des flaques d’eau » (p. 417). C’est une bien longue promenade que faisait alors Louise : une dizaine de kilomètres pour couper des joncs !

D’autres prairies sont évoquées par l’écrivain, mais sans qu’aucune indication les localise avec précision. Pendant son exil à Nogent, de 1843 à 1845, Frédéric se sent parfois oppressé par l’atmosphère de la maison maternelle : « Alors il sortait. Il s’en allait dans les prairies, à moitié couvertes durant l’hiver par les débordements de Seine. Des lignes de peupliers les divisent. Çà et là, un petit pont s’élève. Il vagabondait jusqu’au soir, roulant les feuilles jaunes sous ses pas, aspirant la brume, sautant les fossés » (p. 93). Ce passage semble à première vue s’adapter à n’importe quel paysage des alentours de Nogent. Cependant, malgré cette absence de précision locale, il n’y a qu’un endroit où se rencontrent à la fois des prairies assez basses pour être inondées l’hiver, des lignes de peupliers et des petits ponts, c’est la route qui va de Nogent à Villenauxe, entre Nogent et le Port Saint-Nicolas (petit village situé à trois kilomètres de Nogent). Flaubert qui avait une excellente mémoire visuelle a été exact dans sa description puisqu’on la retrouve presque intacte, un siècle après. Pour rendre visite à Mme des Genettes, Flaubert a dû longer, en voiture, cet endroit caractéristique ; c’est en effet la seule route menant à Villenauxe.

Claude Chevreuil

Pour lire l’ensemble de l’article :

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