L’ascendance champenoise de Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1966 – Bulletin n° 28 – Page 4

L’ascendance champenoise de Flaubert

 

Nogent-sur-Seine dans la vie et l’œuvre de Flaubert (1)

Que Flaubert soit d’ascendance normande par sa mère, Aimée, Justine, Caroline Fleuriot, née à Pont-l’Evêque en 1793, personne ne l’ignore. Mais on a tendance à oublier que son père et tous ses ascendants paternels étaient champenois.

Dès 1669, on trouve le nom de Flaubert, un certain Denis Flaubert, syndic à Bagneux, près d’Anglure, petit village marnais de 500 habitants. Son fils Jean est « un des hommes les mieux faits, les plus vigoureux de la paroisse ».

En 1696, un Nicolas Flaubert est procureur du Roi en l’Hôtel de Ville de Troyes et il fait enregistrer ses armoiries auxquelles sa fonction lui donne droit bien qu’il ne soit pas noble : d’azur à un chevron d’or accompagné en chef de deux flammes de même, et en pointe d’un lis de jardin, aussi d’or, soutenu d’un croissant du même et un chef de gueules chargé de deux étoiles d’or. À partir de 1722, apparait nettement la filiation qui aboutit à Gustave Flaubert. On trouve d’abord son arrière-grand-père : Constant Jean-Baptiste, né le 14 octobre 1722. Il avait épousé Hélène Marcilly, dont il eut trois enfants : Nicolas, Jean-Baptiste et Antoine ; tous trois devinrent vétérinaires. Lui-même, comme son père d’ailleurs (Michel Flaubert, né à Bagneux), était « maréchal-expert », c’est-à-dire vétérinaire (1).

On trouve ensuite les grands-oncles de Flaubert : Jean-Baptiste, né à Saint­Just le 17 février 1750, entré à l’école vétérinaire d’Alfort le 14 mars 1774 et qui en sortit diplômé le 31 mars 1778. II fut « artiste vétérinaire » à Bagneux, puis en 1780 à Nogent, de nouveau à Bagneux où il mourut en 1832. On possède une observation sur lui : « a été longtemps malade, ce qui lui a fait perdre beaucoup de temps ». Sa femme protesta violemment contre la Révolution, menant propagande dans toute la région, prêchant sur les places, parcourant les rues en chantant des cantiques. On l’appelait « la Mère Théos ». En 1793, à Sézanne, petite ville de la Marne, elle fut incarcérée et son mari eut toutes les peines du monde à lui éviter le martyre. Jean-Baptiste et la mère Théos eurent cinq enfants, dont le dernier, Hilaire, Jean-Baptiste, naquit à Nogent­sur-Seine.

Il étudia à Alfort d’avril 1808 à octobre 1811, fit la campagne de Russie comme vétérinaire au 2e cuirassiers. Il alla ensuite au 2e dragons en 1820, puis devint vétérinaire civil à Arcis-sur-Aube en 1824. Toute sa vie, il fit des démarches pour retrouver son diplôme de vétérinaire qui avait été perdu, puis retenu. Antoine, frère de Jean-Baptiste, est né à Bagneux, le 15 mars 1759 ; admis à Alfort le 14 juillet 1779, il exerça sa profession à Arcis-sur-Aube, puis à Sens, où il mourut le 10 janvier 1806. Il avait la réputation de « prolonger les maladies et d’abuser onéreusement des drogues ».

Nous arrivons maintenant au grand-père de Flaubert : Nicolas, frère des deux précédents. Il est né à Saint-Just (Marne), le 15 août 1754. Il se marie en 1774 avec Marie, Apolline Millon. Il entre à Alfort le 2 novembre 1775. Diplômé en 1780, il s’installe à Bagneux. On a retrouvé à son sujet cette appréciation qui le rapproche de son frère Antoine : « Bon, mais sujet à faire des frais, présente toujours des mémoires de dépenses outrés ». C’est probablement à la suite de ces dépenses exagérées qu’il a des démêlés avec l’intendant de Champagne et qu’il vient s’installer à Nogent-sur-Seine, permutant avec son frère Jean-Baptiste, qui part à Bagneux. Royaliste militant comme sa belle-sœur, « la mère Théos », il eut toutes sortes d’ennuis. Les Goncourt en ont recueilli un de la bouche même de Flaubert : « Flaubert me contait, un de ces soirs, que son grand-père paternel, vieux bon médecin, ayant pleuré dans une auberge en lisant dans un journal l’exécution de Louis XVI, arrêté et tout près d’être envoyé au Tribunal Révolutionnaire de Paris, fut sauvé par son père, alors âgé de sept ans, auquel sa grand-mère apprit un discours pathétique, qu’il récita avec le plus grand succès à la Société Populaire de Nogent-sur-Seine » (Journal, 26 janvier 1863).

Emprisonné plus tard par le comité local de Salut Public, emmené à Troyes, transféré à Paris, il fut traduit devant le Tribunal Révolutionnaire qui le condamna à la déportation, le 27 février 1794. Sauvé par Thermidor, il revient à Nogent, où il meurt le 7 mai 1814, très probablement des suites des mauvais traitements que lui avaient fait subir les soldats des armées alliées, après le combat de Nogent, le 30 mars 1814. Nicolas laisse trois enfants, dont Achille­Cléophas, le père du romancier, qui est le dernier.

Achille-Cléophas est né à Maizières-la-Grande-Paroisse, dans l’Aube, le 14 novembre 1784. On peut encore voir dans ce village la place où était située sa maison natale. Très studieux, il deviendra grand chirurgien et homme de bien. On lit d’ailleurs dans l’ « Histoire de Nogent », d’Amédée Aufauvre, parue en 1859 : « Parmi les hommes qui ont conquis une position honorable dans le corps médical, il faut mentionner M. le docteur Flaubert… qui est devenu l’un des plus remarquables professeurs de l’École de Médecine de Rouen ». II exerça pendant trente-quatre ans la fonction de chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen, jusqu’à sa mort, en 1846.

De famille besogneuse, on a à son sujet ce document du 18 messidor, an VIII (2), adressé : « Au citoyen Soupréfet (sic) de la commune de Nogent-sur-Seine », dans lequel Nicolas Flaubert expose « que depuis quatre ans, il épuise toutes ses ressources pour suivre l’éducation de son fils âgé de quinze ans et demi et le mettre à même d’être utile en société ; que ce fils est déjà versé dans la partie des mathématiques et dans celle du dessin, ainsi que dans les autres sciences premières qui sont la base d’une instruction solide… Il devra faire abandonner les études de son fils si le gouvernement ne vient pas à son secours, en admettant son fils gratuitement, soit à l’école d’Alfort, soit dans une école polytechnique… Vous rendriés (sic) un service signalé et puissant à un père qui ne cesse de se donner toutes les peines possibles pour être util (sic) par son art à ses concitoyens ». La requête fut accueillie favorablement par le sous-préfet.

Histoire d’une famille Nogentaise

Bien que fixé à Rouen, par sa profession et son mariage, Achille Cléophas n’avait pas rompu ses attaches avec l’Aube. En feuilletant le registre des propriétés de cette époque, on découvre qu’il possédait quelques prés au lieu-dit « La Vente » (3), voisin de la commune de la Saulsotte, située à une dizaine de kilomètres au nord de Nogent. En 1869, le romancier les vend, à cause, précise le registre des ventes, de la « corrosion par la Seine ». En effet, comme beaucoup de prairies voisines du fleuve, elles sont régulièrement inondées chaque hiver. Elles deviennent la propriété de Césaire Boudard, cultivateur à Périgny-la-Rose.

Mais si les rapports de la famille Flaubert avec l’Aube s’étaient bornés à ce petit bout de terrain qu’elle y possédait, il n’y aurait pas là matière à développement. C’est ici qu’intervient la sœur d’Achille Cléophas : Edmée Eulalie Flaubert, à qui nous devons cette branche nogentaise désignée dans la famille du romancier sous le vocable de « cousins de Nogent-sur-Seine ».

Edmée Eulalie, née le 25 mars 1784, à Bagneux, est fille de Nicolas Flaubert, vétérinaire à Nogent. Elle se fixe dans cette ville, tandis que son frère Achille, Cléophas s’installe à Rouen. Elle épouse, le 27 février 1810, François Parain nogentais, « marchand bijoutier et orfèvre ». Né en 1782, de deux ans  plus âgé que sa femme, « fils légitime de François Parain, garde sédentaire au grenier à sel » de Nogent, l’oncle Parain sera le grand ami de Gustave Flaubert, le Nogentais, le plus cher à son cœur, celui que même dans ses plus lointains voyages le romancier n’oubliera jamais et dont la mort lui causera un profond chagrin. De cette union avec Edmée Flaubert, François Parain a, dix mois après son mariage, une fille, Olympiade, née le 28 décembre 1810 (4), appelée plus couramment Olympe et qui, quoique de 11 ans plus âgée que Gustave, sera l’une de ses amies d’enfance.

Olympiade grandit dans la maison bourgeoise de la rue du Collège, qui existe toujours. Elle épouse, le 15 mars 1830, Théodore Bonenfant (5), « avoué près le Tribunal civil de première instance, séant au dit Nogent, y domicilié, né à Paris le 22 mai 1802, majeur, fils de Nicolas, François Bonenfant, propriétaire, et de dame Marie, Pierrette Clerc, son épouse, domiciliés à Provins », à 18 km de Nogent, sur la route de Paris. Achille Cléophas Flaubert, oncle d’Olympiade Parain, « chirurgien en chef de l’hôpital de Rouen, y demeurant, âgé de quarante-cinq ans », assiste au mariage et signe l’acte à la mairie, en qualité de témoin.

À cette époque, Gustave Flaubert, âgé de dix ans, est déjà venu plusieurs fois en vacances à Nogent, dans cette famille qu’y implanta sa tante et qui depuis y a prospéré. Un an après ce mariage, le 26 mars 1831, une fille appelée Caroline naît au foyer des Bonenfant. Elle a cinq ans quand meurt à cinquante ans, sa grand-mère Edmée, Eulalie, la « fondatrice » de la famille nogentaise. Le 4 mars 1833, naît une seconde fille, Émilie, Appoline, dont Flaubert fut le parrain et qui mourra à huit ans. Cependant, une troisième fille, Émilie, était encore née, le 4 juin 1843, dans cette famille, décidément vouée aux rejetons féminins. Les deux jeunes filles grandirent ensemble. De vieux Nogentais se rappellent encore l’aînée, Caroline, morte en 1919, et sa cadette Émilie, morte en 1928. Toutes deux avaient bien connu leur cousin écrivain. Aux dires des personnes qui s’en souviennent, Caroline était très douce, très affable et plutôt effacée. Sa sœur, au contraire, peut-être plus intelligente, en tout cas plus spirituelle, était très au courant des modes et des mœurs parisiennes : elle en gardait une sorte de charme et d’ « expérience » qui frappaient ceux qui l’approchaient.

Toutes deux furent mariées. Caroline épousa, à 23 ans, le 16 mai 1854, André, Jules Laurent, « ingénieur civil », demeurant à Nogent. Un an auparavant était mort le vieil oncle Parain,  pleuré par sa famille, dont le moins triste ne fut pas Gustave Flaubert. Émilie, elle, avait épousé, le 15 avril 1868, Isidore, Ernest, Désiré Roux, né le 10  décembre 1841, à Courteron, petit village de l’Aube, et « employé de l’administration des Ponts et Chaussées, demeurant à Nogent-sur-Seine ». À ce mariage assiste et signe comme témoin Gustave Flaubert, qui s’est déplacé spécialement de Croisset (6). Flaubert, sa correspondance en témoigne, était plutôt réticent de jouer le rôle de témoin. Un an après ce mariage, le 6 avril 1869, les Roux ont une fille, Louise, Élise, Olympe, Marie. Neuf ans plus tard, en 1878, naît une seconde fille, Gertrude, que Flaubert n’a point connue et qui mourra prématurément, en janvier 1895, à l’âge de dix-sept ans. Deux ans auparavant, en 1893, était décédée sa grand-mère, Olympiade Bonenfant, née Parain, à l’âge de quatre-vingt-trois ans, et huit ans auparavant, en 1887, Louis Bonenfant, âgé de quatre-vingt-cinq ans. Dans la grande maison qui a vu autrefois tant de monde ne restent plus que le couple Roux et sa fille Louise. En 1922, Isidore Roux meurt, à son tour, suivi, six ans plus tard, de sa femme Émilie. Restée seule, Louise, qui a cinquante-neuf ans, décide de quitter la maison pleine de souvenirs. Elle la vend, en 1929, à M. Peyratout, ancien secrétaire général de la sous-préfecture. Louise Roux s’éteint au début de 1936, dans une maison de retraite de Neuilly. Avec elle disparaît la dernière descendante champenoise des Flaubert, sa tante Caroline étant de son côté morte sans enfant. Au cimetière de Nogent, sur la tombe de la jeune Gertrude Roux, on lit encore une émouvante inscription envahie peu à peu par la mousse : « Familles Flaubert et Parain ». Une autre tombe, à côté, dresse la liste maintenant définitive de tous les « cousins » de l’écrivain. Ainsi se trouvent réunis tous ceux qui, de près ou de loin, avec familiarité ou réticence, ont vécu un peu de la vie de leur illustre parent.

Claude Chevreuil

Troyes


La branche champenoise des Flaubert

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Composition de l’article Nogent-sur-Seine dans la vie et l’œuvre de Flaubert :

Ascendance champenoiseMaison FlaubertLe père ParainRelations avec les BonenfantNogent dans l’œuvre de Flaubert

 

(1) Le métier de « maréchal expert » était un métier hybride qui tenait du maréchal-ferrant et du vétérinaire.

(2) Arch. Dép. de l’Aube, série L. 527.

(3) Hôtel de ville de Nogent, plan cadastral de 1840, planche A4 et matrice. Ces prés (n° 23 et 25) ont une superficie de 72 ares 03 et de 66 ares 72, au total 1 ha 38 a 75 : ils rapportaient 81 F 86 de revenus.

(4) Arch. Mun. de Nogent : état civil 1810, feuillet n° 113.

(5) Arch. Mun. de Nogent : état civil 1830, feuillet n° 5.

(6) Arch. Mun. de Nogent, état civil, année 1868 : « et Gustave Flaubert, homme de lettres, âgé de quarante-six ans, chevalier de la Légion donneur, demeurant à Croisset, près Rouen, cousin de l’épouse ».