Les relations de Flaubert avec Nogent

Les Amis de Flaubert – Année 1966 – Bulletin n° 28 – Page 12

 

Les relations de Flaubert avec Nogent

d’après sa correspondance avec François Parain.

 

Nogent-sur-Seine dans la vie et l’œuvre de Flaubert (3)

 
Il est maintenant intéressant de savoir ce que Flaubert éprouvait lorsqu’il venait à Nogent, ce qu’il ressentait vis-à-vis de la ville, et de la région qui furent le cadre de son troisième roman. Qui mieux que la correspondance peut nous renseigner ? Elle est précieuse : le cœur de l’écrivain s’y livre en pleine lumière, sans la modification, si légère soit-elle, que la réalité reçoit de l’œuvre d’art. Dans celle-ci, aucun masque, aucune pose : la sincérité totale de l’homme. On ne peut choisir dans celle-ci que les passages les plus éloquents, les plus significatifs, vu l’abondance des témoignages.

La première lettre adressée à Nogent date de 1830, la dernière de 1877 ; presque un demi-siècle les sépare cette correspondance a un double intérêt sentimental et historique. Dans l’ordre sentimental s’y reflètent les sentiments de l’écrivain envers la famille Parain et envers la ville de Nogent. Dans l’ordre historique, elle nous permet de compter et de dater sans erreurs les séjours de Flaubert dans cette ville.

Il a déjà été signalé le chagrin intime qu’éprouva l’écrivain à la mort de Parain. Une amitié profonde et fidèle unissait les deux hommes : elle est éclatante dans le ton des lettres venues de Croisset. Il serait intéressant d’avoir entre les mains celles que Flaubert recevait de la famille Parain, pour voir si le même ton de malicieuse bonhomie s’y retrouve. Malheureusement, elles manquent, il faut se contenter de celles de Flaubert. La façon qu’avait Flaubert d’appeler son oncle (l’époux de sa tante, Edmée, Eulalie Flaubert) est à elle seule révélatrice de ses sentiments : « Mon cher oncle… vieux brave… cher vieil oncle… mon bon vieux… cher brave oncle… mon cher vieux compagnon… mon brave père Parain… vieux solide »… Quant aux formules de politesse, elles sont fort éloignées de la froideur des formules traditionnelles ; elles apparaissent pleines de chaleur dans leur simplicité : « Je vous embrasse comme je vous aime » (mai 1849)… ou bien : « Recevez de ma part la meilleure embrassade que jamais neveu ait donnée à son oncle ou ami à son ami. À vous du fond du cœur » (6 octobre 1850).

Pour quelles raisons Flaubert aimait-il tant son oncle ? D’abord pour son non-conformisme, ennemi de la mode comme du bourgeois : « J’ai aussi quitté le tarbouch, écrit-il de Naples à sa mère, le 27 février 1851, et pris un chapeau ; ah ! que le Père Parain est un homme de maudire cette coiffure ! » En 1853, il écrit à son oncle : « Vous me trouverez toujours le même, mon vieux, ma haine du bourgeois ne baisse pas. J’en suis arrivé à avoir une rage sérieuse contre mon espèce, et, puisqu’on n’est entouré que de canailles ou d’imbéciles dans ce bas-monde (il y en a qui cumulent), que ceux qui se croient être ni des uns ni des autres se rejoignent et s’embrassent. C’est ce que je fais en vous envoyant à tous mille amitiés et souhaits pour cette année et les subséquentes (selon la formule) ».

Il l’aime aussi pour sa bonne humeur : « Je vous assure que vos lettres sont pour moi de vraies parties de plaisir. La dernière m’a fait bien rire et ce que vous me dites de toutes vos connaissances ne m’a pas médiocrement amusé. Il y aurait là-dessus de quoi causer longuement au coin du feu, le nez sous le manteau de la cheminée et les pieds dans nos pantoufles. C’est de ce que je me promets bien de faire à mon retour. Quelle bosse de soufflet nous nous donnerons ! » (6 octobre 1850). Cette joie de vivre s’accompagne chez l’oncle d’une certaine grivoiserie que Flaubert se plaît ironiquement à souligner dans la même lettre. « Il paraît que le jeune Bouilhet se livre un peu à l’immoralité en mon absence. Vous le voyez trop souvent. C’est vous qui démoralisez ce jeune homme. Si j’étais sa mère, je lui interdirais votre société. Il n’y a rien de pire pour la jeunesse que la fréquentation des vieillards débauchés ! » Le 24 novembre 1850, il écrit : « Ah ! vieux polisson de père Parain, si vous étiez ici, vous ouvririez de grands yeux à voir dans les rues, les femmes ». Avec Parain qui ne s’en formalisait pas, Flaubert pouvait user et abuser de cette liberté de ton, dont par respect envers l’œuvre il s’est abstenu, dans ses livres, mais que le caractère personnel de la correspondance autorisait.

Le 9 juin 1843, il écrit à sa sœur : « Quand vous écrirez à Nogent, mille compliments sur l’heureux événement (ils’agit de la naissance d’Émilie Bonenfant, le 4 juin 1843), et des sottises de ma part au père Parain qui ne m’a pas envoyé les peaux qu’il m’avait promises ». À la même date, le 5 décembre 1843, il demande : « Avez-vous des nouvelles de Parain, le glorieux ? » (7) et le 20 décembre de la même année : « Quand est-ce que le duc de Nogent, prince de la prétention, archiduc des convenances, marquis du piquage, arrive ? »

Enfin et surtout, l’écrivain apprécie l’attachement et le dévouement du vieux Nogentais. Aussi songe-t-il à lui, à son retour d’Orient, pour accompagner sa mère en Italie ; à celle-ci, il déclare : « J’approuve ton idée d’emmener le père Parain. Tu aurais en lui un serviteur dévoué. Il te sera serviable comme un domestique et fidèle comme ami, et puis, après toutes les longues preuves d’attachement qu’il t’a données (je crois qu’après moi, c’est la personne qui t’aime le plus), après avoir partagé tes mauvais jours, il me semble juste que tu lui donnes quelque chose de tes bons. Ainsi, selon moi, c’est presque un devoir pour toi de l’emmener ».

On comprend que cette personnalité où se mêlent une bonne humeur perpé­tuelle, une grivoiserie de bon aloi et un attachement à toute épreuve ait séduit Flaubert et qu’il ait regretté son absence au Caire et recherché sa compagnie à Croisset. Il lui écrit du Caire le 2 février 1850 : « Je pense bien souvent à vous, allez. Je vous vois d’ici à côté de ma nièce, près du feu, ou galopant à Croisset comme un lapin » ; de Rhodes, le 6 octobre 1850 : « Je vous ai bien regretté, il y a aujourd’hui quinze jours ; c’était à Eiden, au beau milieu du Liban, à trois heures des cèdres » ; le 24 novembre 1850 : « Vous ne s’auriez croire, mon vieux, combien nous pensons à vous et combien nous vous regrettons, ici particulièrement ». En 1852, de Croisset : « Eh bien ! vieux père Parain, vous ne venez donc pas ? Savez-vous que ma cheminée s’embête de ne plus vous avoir à cracher dans ses cendres ? » Du même endroit, au début de l’année 1853, selon M. Dumesnil : « Dites-moi donc, vieux solide, quand est-ce que l’on vous verra ? Malgré les récriminations d’Olympe (Bonenfant) et de sa fille qui m’ont déclaré, aux vacances, vouloir vous garder plus longtemps que les autres, j’espère pour­tant qu’elles vont bientôt vous lâcher et qu’on va vous ravoir ».

Nous pourrions relever tout au long de la copieuse correspondance ces mêmes expressions d’affection et de gentille moquerie envers Parain. Bornons-nous à ces ligues essentielles et résumons cet attachement du neveu à son oncle par une formule empruntée à une lettre de Flaubert de janvier 1852 : « Quant à moi, vous savez si votre présence m’est agréable, elle fait presque partie de mon existence ».

La mort de Parain causa à l’écrivain une peine immense. Trois mois avant sa mort, en juin 1853, le vieux Nogentais (il avait 71 ans) est venu passer quelques jours à Croisset. Flaubert écrit à Louise Colet : « Nous avons jeudi dit adieu au Père Parain ; son gendre est venu le chercher ; le jour du départ, il était plus mal que les autres et tout à fait perdu ; la nuit, il s’était relevé à deux heures, avait ouvert les portes, s’était promené sur le quai, etc… Pauvre bonhomme, c’est peut-être la dernière fois que je l’ai vu. Il m’aimait d’une façon canine et exclusive. Si j’ai jamais quelques succès, je le regretterai bien. Un article de journal l’aurait suffoqué et les applaudissements mêmes d’un salon fait crever de joie ».

Flaubert constata avec une grande tristesse les signes d’affaiblissement de son vieil oncle : « Il m’arrive dans mort intérieur une chose triste et qui me chagrine. Le Père Parain tombe en enfance et par moment déraisonne complètement. Ce brave homme, dont un entrain un peu fou et juvénile faisait tout le charme, est maintenant un vieillard. Son bon naturel perce ; il pleure en parlant de nous, de moi surtout et, dans ses rabâchages, c’est notre fortune, mes succès futurs, le moyen de me faire ma part, et mon éloge qui reviennent sans cesse. Cela me navre. Il croit que je vais publier dans six semaines, et dix-huit volumes d’un seul coup ! etc… » (lettre du 1er juin 1853 à Louise Colet).

Parain s’éteint à Nogent, le 7 septembre 1853. Cinq jours plus tard, Flaubert écrit à Louise Colet : « Nous avons reçu  vendredi la nouvelle que le Père Parain était mort (…). Cette mort, je m’y attendais, elle me fera plus de peine plus tard, je me connais ; elle a seulement ajouté à la prodigieuse irritabilité que j’ai maintenant et que je ferais bien de calmer du reste, car elle me déborde quelquefois (…). En voilà encore un de parti ! Ce pauvre Père Parain, je le vois maintenant dans son suaire comme si j’avais le cercueil où il pourrit, sur ma table, devant les yeux. L’idée des asticots qui lui mangent les joues ne me quitte pas. Je lui avais fait du reste des adieux éternels en le quittant la dernière fois ». Deux jours après, nous trouvons la dernière allusion à Parain dans une lettre à la même :

« Sais-tu que ce pauvre Parain en mourant ne pensait qu’à moi, qu’à Bouilhet, qu’à la littérature enfin ; il croyait qu’on lisait des vers de lui (Bouilhet). Comme je le regretterai cet excellent cœur qui me chérissait si aveuglément, si jamais j’ai du succès ! Quel plaisir j’aurais eu à voir sa mine au drame de Bouilhet ou au tien ! Quel est le sens de tout cela, le but de tout ce grotesque et de tout cet horrible ? »

La mort a ainsi brisé une amitié de plus de vingt ans. Parain, en définitive, était doué d’une personnalité réellement attachante : heureux de vivre, plein de dévouement et de bonté, sensible à l’art, on n’est pas étonné de l’affectueux attachement que lui a porté l’écrivain. Ce vieil homme, auquel son métier a donné le goût du beau, n’a peut-être pas été sans influence sur la carrière littéraire de Flaubert.

De toute façon, il a droit à notre reconnaissance : sans avoir accédé à la vie littéraire, il a été de ceux qui ont su capter et retenir la chaude affection du solitaire de Croisset. Quand on songe à toutes les souffrances que l’art lui a causées, on doit se réjouir que la vie les ait en partie compensées, grâce à la chaleureuse présence d’hommes tels que François Parain.

Claude Chevreuil
Troyes


Composition de l’article Nogent-sur-Seine dans la vie et l’œuvre de Flaubert :

Ascendance champenoiseMaison Flaubert

Le père ParainRelations avec les BonenfantNogent dans l’œuvre de Flaubert

(7) Cet emploi de glorieux est peut-être une réminiscence. En Seine-Maritime, les habitants de Forges-les-Eaux étaient appelés les glorieux de Forges et ceux de Gournay­en-Bray, les maqueux de Gournay. C’est un centre d’élevage, où les hommes herbagers connaissent la bonne vie, parce que désœuvrés par rapport aux femmes qui doivent rester à la ferme pour la traite des vaches et vider les étables. Flaubert a séjourné à Forges avec sa mère et sa nièce Caroline en 1848 et devait connaître cette expression désobligeante. Forges était fière de ses eaux thermales et des hôtes qu’elle recevait par rapport aux deux villes plus importantes du Pays de Bray : Neufchâtel et Gournay. Ce mot dans le sens normand prend l’idée de fier mais surtout de bon vivant, ce que semble avoir été l’oncle Parain.