Les relations de Flaubert avec les Bonenfant

Les Amis de Flaubert – Année 1966 – Bulletin n° 28 – Page 15

Les relations de Flaubert avec les Bonenfant

Nogent-sur-Seine dans la vie et l’œuvre de Flaubert (4)

Les relations de Flaubert avec ses autres parents de Nogent furent plus superficielles. Si l’affection s’y montre, que crée plus ou moins tout lien familial, elles se bornèrent surtout à des services rendus de part et d’autre et aux remerciements que ces services entraînaient. Non que ceux-ci n’aient été importants, mais ils ne mettent pas en jeu des sentiments aussi profonds que ceux qui unissaient Flaubert et Parain.

De cette sorte de relations, nous trouvons déjà un exemple dans une lettre écrite par le petit Gustave, alors âgé de neuf ans. Le 31 décembre 1830, il annonce à son camarade Ernest Chevalier : « Je n’écris pas bien parce que j’ai une casse (caisse) à recevoir de Nogent ». Il s’agit d’une caisse de friandises envoyée chaque année par la grand-mère Flaubert. Aussi, si l’enfant a envoyé  des vœux avec « empressement », la veille, à sa grand-mère, ne faut-il pas forcer leur sincérité ; au-dessus d’eux plane l’ombre de la caisse de friandises : « Bonne maman, je m’empresse de remplir mon devoir en vous souhaitant la bonne année. Je profite de cette même occasion pour en souhaiter une pareille à mon oncle et à ma tante et la consoler de ce qu’elle a perdu son chien ».

Même démarche en 1849, quand Flaubert part en Orient. Il a alors deux préoccupations : se procurer un domestique pour les accompagner, lui et Maxime du Camp, et trouver quelqu’un susceptible de garder sa mère pendant son absence. C’est vers Nogent qu’il va se tourner. Son premier souci, il le confie à Parain, en mai 1849 : « Il nous faut un gars solide, au moral comme au physique, habitué à la fatigue, sachant manier un fusil, intelligent et vif. J’ai songé au jeune Leclerc, dont la dernière escapade n’a fait que me confirmer dans la bonne opinion que j’avais de sa personne. Si on le retrouvait, pensez-vous qu’il veuille venir ? Croyez-vous que ce choix soit bon ? En cas qu’il soit à Nogent maintenant, je vous récrirais pour poser mes conditions ». Leclerc, qui gardait la ferme des Flaubert à Courtavant, près de Nogent (entre Villenauxe et Pont-sur-Seine) s’était certainement enfui de la ferme : c’est ce que Flaubert veut dire avec son « escapade » ; il écrira encore à Parain au sujet de Leclerc : « Que Bonenfant ait l’obligeance, tant qu’il est en lui et que Leclerc pourra le comprendre de l’initier un peu à ce que c’est qu’un voyage pareil, pour qu’il s’en fasse quelque idée et qu’il ne nous accuse pas de l’avoir trompé ». Flaubert pour le moindre renseignement a recours à Bonenfant : « J’ai vu chez M. Walkenaer une Bible compacte en un volume in-8° dont je désirerais savoir l’éditeur et l’année de publication. Quand Bonenfant verra le susdit particulier, je lui serai fort obligé de m’obtenir ledit renseignement » (8).

En ce qui concerne sa seconde préoccupation, trouver quelqu’un à qui confier sa mère pendant son absence, Flaubert aura plus de succès avec Nogent (en effet, Leclerc ne put l’accompagner en Orient). Ce sont, en effet, les Bonenfant qui garderont Mme Flaubert : « C’est à vous autres que je recommanderai ma pauvre mère pendant mon absence qui durera de quinze à dix­huit mois. Ma mère va louer sa maison de Rouen, car elle a l’intention de passer une bonne partie de ce temps à Nogent. De toute façon, c’est ce qu’elle pourra faire de mieux ». Et tout naturellement, Flaubert remerciera Mme Bonenfant, dans une lettre du Caire datée du 5 décembre 1849 : « Et d’abord, chers parents, permettez-moi de vous dire que je ne sais comment vous remercier pour les bons soins que vous prodiguez à ma pauvre mère. Elle en a bien besoin, je vous assure, et sans vous je ne sais ce qu’elle deviendrait (…). Merci, ma grosse, pour tout ce que tu lui as donné de tendresse en cet affreux moment ».

De même, lorsque Flaubert aura des ennuis d’argent, à cause des affaires commerciales de Commanville, mari de sa nièce Caroline, c’est aux Bonenfant qu’il songera. En 1864, il est à Nogent et il semble indiquer la raison principale de ce séjour dans une lettre à sa nièce : « Mme Bonenfant n’a aucun argent à me donner, elle en a envoyé la semaine dernière ». C’est peut-être à cause de cette gêne financière que Mme Flaubert vendra sa ferme de Courtavant, en 1868, et c’est Bonenfant qui sera chargé par Flaubert de toutes les formalités de la vente. Il s’occupera même des biens de la famille à partir de 1868 et deviendra le pourvoyeur d’argent que Flaubert assiégera sans cesse de ses demandes : fin avril 1867, il « attend une partie de la somme de Nogent » ; demandes qui reviennent périodiquement jusqu’en avril 1877, dans une lettre à Ernest Commanville, mari de sa nièce : « Je viens d’écrire une lettre salée à Mme Bonenfant. Je lui déclare qu’il me faut de l’argent tout de suite et que ses explications m’embêtent ».

Il apparaît que les lettres de Flaubert à ses cousins sont plus souvent dictées par les circonstances que par les mouvements du cœur. Certes, on ne demande des services qu’à des gens dont on est sûr, et il est certain qu’en leur demandant ces services, l’écrivain savait qu’il pouvait compter sur leur dévouement. Mais il semble que l’accord n’était pas total. Témoin ces lignes du 8 octobre 1857, adressées à Louis Bouilhet : « M. Bonenfant, ici présent, m’a chargé de te présenter ses amitiés. Je le soupçonne secrètement, d’admirer Casimir Delavigne. Je n’ai pas voulu vider la question, par crainte de dissentiment, mais j’en suis à peu près sûr ». Souvenons-nous de la lettre, déjà citée, adressée à Parain : « Ma haine du bourgeois ne baisse pas » : nous constaterons sans peine qu’un abîme séparait Bonenfant et Flaubert.

Cette incompatibilité sous-jacente se durcit souvent ; quand les Bonenfant, craignant l’arrivée des Prussiens à Nogent, iront passer plusieurs semaines chez l’écrivain en août et septembre 1870, Flaubert, dans un moment d’irritation, écrira à Mme Roger des Genettes : « Je passe mon temps à exercer mes hommes, à prendre moi-même des leçons d’art militaire et à remonter le troupeau de femmes dont je suis accablé ». Au milieu de ces « braves Champenois », de ce « troupeau de femmes », Flaubert ressent cruellement sa solitude intellectuelle. « Je t’assure, écrit-il à sa nièce Caroline, que je n’en peux plus ! Si une vie pareille devait se prolonger, je deviendrais fou ou idiot. J’ai des crampes d’estomac avec un mal de tête permanent. Songe que je n’ai personne, ABSOLUMENT PERSONNE, avec qui même causer ! »

Voilà des reproches que Parain n’aurait jamais encourus. La couleur exacte des relations de Flaubert avec les Bonenfant est ainsi donnée : on se rend service, on s’inquiète familièrement : (« Nos parents s’en retournent demain vers leur patrie, écrit Flaubert, le 13 octobre 1870. Leur voyage va durer au moins trois jours. J’espère qu’il ne leur arrivera rien, car le centre de la France est libre »), mais on est trop différent pour pouvoir communiquer pleinement : les terrains (intellectuels) d’entente n’existent pas.

Et pourtant, on se fréquente : la correspondance permet de dater avec certitude et de recenser les séjours que l’écrivain fit à Nogent et que les Bonenfant firent à Croisset.

Les séjours de Flaubert à Nogent

La correspondance est la seule source vraiment sûre de renseignements sur les séjours de Flaubert à Nogent. Certes, Flaubert a pu venir à Nogent, sans que ses lettres se fassent l’écho de ces visites. Mais plutôt que d’échafauder des hypothèses branlantes, il est préférable de se fonder sur un témoignage indiscutable, quitte à être en deçà de la vérité.

Disons tout de suite que les séjours de Flaubert à Nogent furent, sinon multipliés, du moins nombreux. En ce qui concerne l’enfance de l’écrivain, aucune précision ne nous est fournie, mais deux témoignages, celui de Flaubert et celui de sa  nièce Caroline, nous donnent une certaine coloration générale.

Le premier écrit à Louise Colet, qui habite Paris, le 12 septembre 1853 : « Quand je suis arrivé de Nogent chez toi, j’avais été seul tout le temps dans le wagon par un beau soleil. Je revoyais en passant les villages que nous traversions autrefois en chaise de poste, en vacances, tous en famille avec les autres, morts aussi. Les vignes étaient les mêmes et les maisons blanches, la longue route poudreuse, les ormes ébranchés sur le bord… » Il faut souligner le passage important, celui qui nous renseigne au mieux : Flaubert se souvient de ces voyages que la famille faisait autrefois, aux vacances, en chaise de poste jusqu’à Nogent. La fréquence de ces voyages n’est pas indiquée. Mais sa nièce Caroline, dans ses souvenirs intimes qui servent de préface à l’édition de la correspondance de Flaubert écrit : « Tous les deux ans, la famille entière se rendait à Nogent-sur­Seine, chez les parents Flaubert. C’était un vrai voyage qu’on faisait en chaise de poste, à petites journées comme au bon vieux temps. Cela avait laissé d’amusants souvenirs à mon oncle ».

Ainsi, la lacune est comblée : la petite enfance de l’écrivain a été marquée, éclairée, par ces voyages en chaise de poste à Nogent, voyages qui avaient lieu tous les deux ans, aux vacances. Indication importante, essentielle, pour la petite enfance de Flaubert. Dès qu’on commence à écrire des lettres, et à les dater, notre tâche est facilitée. Ainsi, en 1832, Gustave est à Nogent d’où il écrit, le 23 août, à son ami Ernest Chevalier : « Nous avons été l’autre jour à Courtadant (Courtavant) où il y a une ferme de papa. Nous avons pêché, et comme tu sais qu’on ne peut pas pêcher (du poisson) sans eau, donc il y avait de l’eau et une petite barque ; je me suis bien amusé et si tu y avais été, tu aurais éprouvé la même joie que moi ». Réaction naturelle d’un enfant de 11 ans qui grandit dans une ville et retrouve périodiquement la campagne. Durant ce même séjour, l’enfant visite l’atelier de son oncle l’orfèvre. « Un apprenti de mon oncle m’a fait mon cachet et un autre sur lequel il y a Gustave Flaubert, Ernest Chevalier, individus qui jamais ne se quitteront ». Enfin dernière joie : il assiste à une représentation théâtrale à Nogent : « J’ai été l’autre jour au spectacle de Nogent, les deux premières pièces, quoique assez bonnes, ont été mal jouées. Mais la troisième, qui était SIMPLE HISTOIRE, a été bien jouée. C’est une pièce assez bonne » (9). Voilà quels étaient les occupations et les plaisirs du petit Rouennais : la pêche, les visites à l’atelier de son oncle, et des spectacles certainement médiocres. Tout cela l’enchantait.

Trois ans plus tard, Gustave a quatorze ans quand il voit les conspirateurs républicains d’avril 1834, condamnés le 5 mai 1835 : « J’étais à Nogent quand les accusés d’avril sont passés. Oui, j’ai vu Caussidière (10), avec ses formes athlétiques, l’homme à la figure mâle et terrible ; Lagrange (10), c’est l’œil de César, le nez de François 1er, la coiffure du Christ, la barbe de Shakespeare, le gilet à la Républicaine ».

En 1837, le jeune Gustave profite de son séjour pour se promener aux alentours de Nogent ; il visite l’abbaye du Paraclet et écrit à Ernest Chevalier : « Tu me feras penser la première fois à te donner une relation détaillée de mon voyage au Paraclet, ancienne demeure de la grosse Héloïse et de maître Abailard, espèce de bourru et d’imbécile qui n’a gagné à tous ses amours qu’à avoir un testicule de moins ».

Nous retrouvons avec certitude Flaubert à Nogent, en 1845 ; il y passe avant de partir pour Gênes avec le couple Hamard (Caroline Flaubert, sœur de l’écrivain, vient de se marier) et en revenant de Gênes ; ses lettres du 2 avril et du 6 juin de la même année, écrites à Nogent et adressées à Ernest Le Poittevin, en font foi.

Même chose en 1848 où une lettre de Flaubert est envoyée de Nogent à Ernest Chevalier : « Ta lettre adressée à Croisset, cher Ernest, m’a été il y a deux jours renvoyée ici où je suis depuis une huitaine. J’en repars demain et samedi, je serai réinstallé dans mon bocal ». Dans sa lettre du 12 septembre 1853, l’écrivain revoit ses voyages en chaise de poste à Nogent, à un moment où précisément il revient de Nogent.

1853-1864 : cette période, semble-t-il, n’a pas vu Flaubert à Nogent ; « semble-t-il » parce que, encore une fois, si la correspondance est muette à ce sujet, rien ne prouve que des lettres ne se sont pas égarées ou même que Flaubert n’a pas jugé bon d’en parler. En tout cas, une lettre écrite en 1864 à Caroline Hamard est datée de Nogent-sur-Seine : « Mon voyage s’est très bien passé, si ce n’est que j’ai attendu six heures à Montereau ». Une période de trois ans s’écoule encore au cours de laquelle il ne se passe rien. Le 22 avril 1867, Flaubert passe à Nogent, chez Mme Laurent, née Caroline Bonenfant, une soirée qu’il relate à sa nièce : « J’ai dîné lundi avec tous les Bonenfant chez Mme Laurent. À ma grande surprise, ils chéris­sent ton époux qui les a fascinés dans son voyage à Nogent. C’est tout le contraire que je croyais, d’après la narration du voyageur lui-même ».

En 1868, se place un événement important qui nécessite la présence de Flaubert à Nogent : le mariage d’Émilie, Louise Bonenfant, fille d’Olympe, avec Isidore, Ernest, (Désiré Roux, le 15 avril 1868. L’écrivain y assiste comme témoin. À ce sujet, il écrit à sa nièce : « Je me suis livré cette semaine à des recherches dans les vieux Tintamarres, ce qui fait que mon répertoire de calembours s’est accru : je pourrai briller à la noce d’Émilie ». Cette mission d’ailleurs ne l’enchante pas. « Votre ami est affreusement grippé ce qui ne l’empêchera pas de s’en aller demain en Champagne pour y faire le cheik, comme témoin ! Quelle fonction ! » La dernière visite connue à Nogent date d’août 1869, quand Flaubert revient de Londres.

Ainsi, l’on compte de 1832 à 1869 onze séjours certains à Nogent ; onze séjours en trente-sept ans, c’est peu : un séjour tous les trois ans et demi ; mais il faut ajouter une longue fréquentation de Nogent avant 1832 : un séjour tous les deux ans.

Il faut mentionner aussi un certain nombre de séjours symétriques : ceux des Bonenfant chez Flaubert.

028_018

Les séjours des Nogentais à Croisset

Ces séjours sont intéressants dans la mesure où ils permettent d’apprécier le degré d’intimité des deux familles. La première allusion à une visite possible des Bonenfant à l’écrivain date du 7 juillet 1841 dans une lettre de Flaubert à Ernest Chevalier : « Madame Bonenfant et ses enfants viendront probablement à la même époque (vers le milieu du mois d’août) pour aller avec nous au bord de la mer ». En 1845, nouveau séjour, que Parain seul prolonge : comme en 1841, on s’en va au bord de la mer, plus précisément au Tréport : « Le vénérable père Parain reste chez nous jusqu’à dimanche matin. Vous le verrez dimanche soir, écrit Flaubert à son frère Achille ; revêtu du twine anglais il se promène sur la jetée d’un air maritime, interroge les pêcheurs, assiste à la vente du poisson et rêve à faire de l’effet quand il sera de retour à Nogent ».

Nous retrouvons le père Parain en visite, seul, à Croisset en septembre 1849, quand Flaubert écrit de Paris à sa mère : « Embrasse le père Parain et Lilinne ( …) Mon bottier a dû envoyer hier ou aujourd’hui la paire de bottes n° 2 chez Achille. J’autorise et j’engage le père Parain, lui qui s’y connaît, à ouvrir le paquet et à se repaître la vue du susdit chef-d’œuvre ». En 1852, nou­velle visite, assez longue, et cette fois de toute la famille ; Flaubert l’annonce le 7 septembre 1852 à Ernest Chevalier : « Nous attendons ici Mme Bonenfant et sa famille, qui arrive lundi prochain pour passer toutes les vacances ». La « famille » se compose de Mme Bonenfant, son mari Louis Bonenfant, leurs deux filles Caroline et Émilie, et vraisemblablement Parain, le vieil habitué qui mourra l’année suivante. Nouveau séjour de Bonenfant en 1857 : « M. Bonenfant, ici présent, m’a chargé de te présenter ses amitiés » (lettre à Louis Bouilhet du 8 octobre 1857).

De 1857 à 1867, s’écoulent dix années durant lesquelles la correspondance ne se fait l’écho d’aucune visite des Nogentais à Croisset. On retrouve leur trace en septembre 1867, dans une lettre de Flaubert à George Sand : « Enfin quand se verra-t-on dans le mois d’octobre ? Du premier au 15, j’aurai des Champenois qui nous embêteraient, mais passé le 15 je serai complètement libre ». Quinze jours plus tard, à la même : « Mes Champenois sont toujours ici. Mais je ne les aurai plus dans une huitaine ». Une autre lettre d’août 1869 adressée à sa nièce fait allusion à la prochaine arrivée de Bonenfant : « Quand tu seras prête à la recevoir (la mère de l’écrivain) et elle à aller chez toi (c’est-à-dire après le départ des dames Vasse et avant la venue des Bonenfant), je crois qu’une invitation venant de la part d’Ernest la toucherait beaucoup ».

Enfin, la dernière visite a lieu en 1870 : visite forcée, car les Nogentais fuient Nogent, craignant l’occupation prochaine des Prussiens ; c’est la famille au complet qui se réfugie à Croisset : « Mes pauvres parents de Nogent nous sont arrivés ici et mon toit abrite maintenant seize personnes ». Ils restent deux mois à Croisset puis pensant être plus en sûreté à Rouen, ils s’en vont chez la nièce de Flaubert. Le 14 octobre 1870 la famille Bonenfant s’en retourne à Nogent : « Olympe avec sa famille, écrit Flaubert à sa nièce le 24 octobre 1870, est arrivée à Nogent sans encombres, au bout de cinq jours de voyage ». C’est le dernier séjour connu des Bonenfant à Croisset. Si l’on récapitule le nombre des séjours, on en trouve huit, s’étalant sur vingt-neuf ans, de 1841 à 1870.

On s’est donc vu d’une façon certaine dix-huit fois en trente-huit ans, soit une visite à peu près tous les deux ans : les fréquentations entre les deux familles furent donc suivies, sans être multipliées ; il apparaît bien que les liens familiaux suppléaient les différences d’éducation et d’opinion dont les lettres témoignent.

II y a cependant un coin de l’Aube que Flaubert aimera connaître en dehors de tout motif familial : il s’agit de Villenauxe ; cette petite ville est à 14 km de Nogent. À Villenauxe vit celle qui deviendra une grande amie de Flaubert : Madame Roger des Genettes, petite-fille du girondin du Friche du Valazé et apparentée par son mariage au baron des Genettes, l’illustre chirurgien du premier Empire. Clouée en province par une maladie nerveuse, menacée d’aphasie, Mme Roger des Genettes avait fréquenté le salon de Louise Colet et c’est elle qui lut en 1832, devant le petit cénacle, le poème de Louis Bouilhet Melœnis. Il semble bien qu’elle ait été la maîtresse de Bouilhet, entre autres : Flaubert était effrayé en pensant « à la quantité de fois qu’elle avait trompé son mari ». Aussi n’est-il guère tendre envers elle : « c’est une poseuse, cette petite femme » (lettre à Louise Colet du 19 septembre 1852) ou bien « cette Edma me dégoûte, même de loin » (lettre à la même du 29 novembre 1853). Cependant il n’est pas insensible à sa beauté : « Je te déclare, écrit-il à Louise Colet, le 2 octobre 1852, que la mère Roger m’excite beaucoup ».

II est difficile de connaître le degré des relations entre l’écrivain et la provinciale ; en tout cas, la correspondance qu’ils échangèrent fut copieuse et teintée d’une sorte d’amitié amoureuse. Flaubert déplorait qu’elle habitât si loin de lui : « Quelle drôle d’idée que d’habiter Villenauxe ! » (lettre du 23 juin 1870) ou bien en 1872 : « Faut-il absolument que vous vous en retourniez à Villenauxe le 20 décembre ? Pourquoi (ma question est indiscrète) ne restez­vous pas à Paris, une bonne partie de l’hiver ? Y reviendrez-vous au printemps, avant le mois de mai ? » Flaubert brûle de rendre visite à son amie : « Répondez-moi bien franchement si vous pouvez me recevoir à Villenauxe chez vous au printemps ? Cela vous gêne-t-il ? Y voyez-vous un inconvénient quelconque ? » (12 décembre 1872). Le 24 avril 1873, la visite se précise : « Certainement, chère Madame, je tiendrai ma promesse ! Mon intention est d’aller vous voir au commencement de l’autre semaine vers le 5 ou le 6 mai. D’ici là, je vous préviendrai du jour et de l’heure. Mais comment se transporter de Nogent à Villenauxe ? » Une indication intéressante dans la même lettre : « Les parents que j’ai à Nogent ne doivent pas être avertis de ma future arrivée dans leur région. je vous dirai pourquoi. Donc silence et mystère ! S.V.P. » En huit jours, les lettres se succèdent fébriles, exaltées : « Oui, j’irai à Villenauxe et je vous porterai Saint-Antoine. C’est ma récompense de vous regarder m’écouter. Merci à votre mari de sa bonne invitation… je compte partir de Paris pour aller vous voir mardi prochain par le train de 1 h. 35 qui arrive à Nogent à 4 h. 20 ». Flaubert passe deux jours à Villenauxe, les 6 et 7 mai 1873.

Sans vouloir faire de l’exégèse de sentiments, il faut penser que le ton de la lettre qu’écrit Flaubert, à son retour, indique une intimité indiscutable : « Votre si aimable lettre m’a fait rougir. C’était à moi de vous écrire le premier pour vous remercier des heures que j’ai passées près de vous (…) Mon voyage de Nogent à Paris a été assez triste, la pluie, des compagnons désagréables, et la mélancolie qui vient après les bons moments ».

Espacées quelquefois de quelques semaines ou même de plusieurs mois, les lettres entre Croisset et Villenauxe n’en continuèrent pas moins et cela jusqu’à la mort de l’écrivain. En août 1879, une lettre de Flaubert à son amie indique que celle-ci a renouvelé son invitation de 1872 : « Si je ne vous ai pas répondu catégoriquement sur mon voyage à Villenauxe, c’est que le moment de le faire est encore lointain, ce ne sera pas avant la terminaison de mon affreuse besogne (Bouvard et Pécuchet)Nonobstant je me propose, comme récompense, d’aller vous lire le premier volume quand il sera parachevé, c’est-à-dire au printemps, vers le 1er mars ou le 1er avril ». Le 5 décembre 1870, comme son séjour s’annonce mal, il redit des regrets déjà anciens : « Que Villenauxe n’est-il à Croisset ? Ce serait si commode ! »

Une des dernières lettres de Flaubert, du 2 mai 1880, est adressée à Villenauxe : « Un mot seulement. Serez-vous à Paris vers la fin de ce mois et le commencement de l’autre ? Mon intention est de m’y rendre dans quinze jours ou trois semaines. J’y resterai du 25 mai au 15 juin environ. Comme j’ai envie de vous voir ! Que de choses j’ai à vous dire ! Sans compter que je brûle de vous lire l’histoire de mes bonshommes. Mille tendresses de votre vieil ami ». Flaubert meurt subitement six jours après, le 8 mai 1880. Il n’aura pu venir, semble­t-il, qu’une fois à Villenauxe. Cette unique visite suffit pour marquer à jamais la mémoire de son hôtesse. Le 27 novembre 1890, soit dix ans après la mort de l’écrivain, dans une lettre à Pol Neveux, elle écrivait de Flaubert : « Avec son air de gendarme, il avait des délicatesses très féminines, et je l’ai vu se pencher à la fenêtre de ma chambre, à Villenauxe, pour caresser une fleur qu’il ne voulait pas cueillir ». L’intimité aura donc duré seize ans, seize années « d’une tendresse noble et libre, disait-elle, où l’on se dit tout comme entre hon­nêtes gens et l’on écoute le cœur chanter de délicieuse musique ».

 

Les sentiments de Flaubert envers Nogent-sur-Seine

Étant essentiellement chronologique, seule la correspondance peut nous dire si les sentiments de Flaubert envers Nogent ont ou non varié.

Enfant, il a passé de très bons moments à Nogent. On a cité plus haut la lettre qu’il écrit à 11 ans à son ami Chevalier : il y décrit avec enthousiasme ses occupations multiples. Mais cet enthousiasme ne va pas durer. En vieillissant Flaubert sera de plus en plus sensible à l’ennui de la province. La lettre qu’il adresse de Nogent à Alfred Le Poittevin le 2 avril 1845 est éloquente : « Je me suis ennuyé aujourd’hui d’une façon terrible. Quelle belle chose que la province et le chic des rentiers qui l’habitent. On vous parle du Juif Errant et de la polka, des impôts et de l’amélioration des routes, et le voisin a une importance ! » Le solide garçon de vingt-quatre ans a du mal à supporter l’apathie routinière du triste Nogent, que comprennent encore aujourd’hui ceux qui, même rapidement, traversent la petite ville.

Trois ans plus tard, en 1848, le ton monte et la révolte gronde : « Oh ! la famille quel emm… ! quel bourbier ! quelle entrave ! comme on s’y engloutit, comme on y pourrit, comme on y meurt tout vif (…). Ce n’est guère l’argent que je désire (je serais pourtant bien aise d’en avoir), mais c’est la liberté, non pas la politique, mais j’entends la liberté vraie, celle de l’oiseau ou du sauvage ». (Lettre à Ernest Chevalier). Le romantisme bouillant de la jeunesse apparaît évidemment peu compatible avec le sage et vieux Nogent. On conçoit que l’écrivain ait voulu échapper à cet envahissement familial. Quand, en 1850, sa mère s’installera à Nogent pour quelques mois, alors que lui sera très loin en Orient, il comprendra facilement l’ennui qui la ronge : « Tâche de t’habituer à Nogent. Si tu revenais à Rouen, tu t’embêterais peut-être encore plus ». En venant à peu près tous les trois ans à Nogent, Flaubert sacrifiait plus aux relations indispensables entre les deux familles qu’à une affection vraiment chaleureuse. Aussi n’a-t-il jamais été très chaud (sauf dans sa petite enfance) pour faire ce voyage ; du moins d’autres plaisirs étaient-ils supérieurs à celui-là ; celui par exemple de voir Louise Colet ; il écrit à son amie en décembre 1853 : « Je crois que je vais définitivement envoyer promener à un autre voyage l’excursion à Nogent. Cela me demanderait deux jours pleins, et c’est de l’argent dépensé sans profit ni plaisir ».

En définitive, c’est bien de l’ennui qu’il éprouve. À Edmond et Jules Goncourt qui, eux aussi, se reposent en Champagne, il écrit de Croisset le 3 juillet 1860 : « Vous avez l’air tous les deux de vous embêter vertueuse­ment au sein de la famille et parmi les délices de la campagne. Je comprends cet état pour l’avoir subi, maintes fois ». Aussi Flaubert n’a-t-il qu’à transposer ses propres impressions quand il montre l’engourdissement qui gagne peu à peu Frédéric Moreau : « Il s’accoutumait à la province et s’y enfonçait ; et même son amour avait pris comme une douceur funèbre, un charme assoupissant ». Tristesse de Nogent associée à un certain charme, rien n’a changé.

Quand Flaubert se décide à écrire l’Éducation Sentimentale, où Nogent tient une si grande place, il demande à Louis Bonenfant un certain nombre de renseignements. Ceux-ci obtenus, l’écrivain remercie son cousin dans une lettre précieuse de 1868, qui nous montre la démarche essentielle de Flaubert, puiser des éléments romanesques dans une réalité qu’il connaît : « Je ne t’ai pas suffisamment remercié. Ta narration est de tous points excellente et me fournira de bons détails. Tu m’as rendu un vrai service en me l’envoyant. Je remercie aussi ma petite cousine Émilie pour son vocabulaire nogentais et je reconnais cette attention par la plus noire ingratitude car : je ne puis me soumettre à son désir qui est de changer le nom du héros de mon roman. Tu dois te souvenir, cher ami, qu’il y a quatre ans, je t’ai demandé s’il y avait encore à Nogent des personnes du nom de Moreau ? Tu m’as répondu qu’il n’y en avait pas et tu m’as fourni plusieurs noms du pays que je pouvais employer sans inconvénient. Fort de tes renseignements je me suis embarqué naïvement. Il n’est plus temps pour moi de revenir là-dessus. Un nom propre est une chose extrêmement importante dans un roman, une chose capitale. On ne peut pas plus changer un personnage de nom que de peau. C’est vouloir blanchir un nègre. Tant pis pour les Moreau qui existent à Nogent. Ils n’auront d’ailleurs pas à se plaindre de moi. Car mon M. Moreau est un jeune homme très chic ».

Ce passage appartient à la fois à la vie de l’homme puisqu’il est tiré de sa correspondance, et à la vie de l’écrivain puisqu’il reflète ses préoccupations littéraires au moment d’écrire l’Éducation Sentimentale ; il peut donc servir de transition. Nous quittons l’homme, parent des Bonenfant et Nogentais occasionnel, pour étudier le romancier utilisant dans son livre la petite ville de l’Aube qu’il connaît bien.

Claude Chevreuil
Troyes


Composition de l’article Nogent-sur-Seine dans la vie et l’œuvre de Flaubert :

Ascendance champenoiseMaison Flaubert

Le père ParainRelations avec les BonenfantNogent dans l’œuvre de Flaubert

(8) Walkenaer était un savant érudit, qui possédait dans les environs de Nogent le monastère du Paraclet, fondé par Abélard en 1123. De ce monastère, il subsiste quelques vestiges actuellement.

(9) cette pièce est une comédie en un acte de Scribe et Courcy.

(10) Caussidière et Lagrange participèrent à l’insurrection lyonnaise de 1834. Transportés à Paris avec 172 autres inculpés, ils passèrent par Nogent. Condamnés puis amnistiés, leur véritable aventure politique commença en 1848. Lagrange, à la tête des émeutiers, fut le premier à envahir la salle du trône ; Caussidière, lui, fut Préfet de Police pendant quelques mois.