Lettres à Madame Brainne (1)

Les Amis de Flaubert – Année 1953 – Bulletin n° 4 – Page 34

Lettres à Madame Brainne (1)

 

Les lettres à Léonie Brainne ont paru dans les bulletins :

n° 4 : 1871-1872 — n° 5 : 1872-1876 — n° 6 : 1876-1877 — n° 7 : 1877-1878

— n° 8 : 1878 — n° 9 : 1879 — n° 10 : 1879-1880

 

En 1940, et par l’intermédiaire de M. Jacques Toutain, alors membre du premier Comité des Amis de Flaubert, les 123 lettres écrites par Gustave Flaubert à Mme Brainne, fille d’Henri Rivoire et belle-sœur de Fr.-Ch. Lapierre, ont été acquises par la Bibliothèque Municipale de Rouen.

Elles font désormais partie de la Correspondance du grand écrivain et nous en publions les premières.

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Samedi soir (18 Février 1871).

Chez M. Commanville,

Neuville Dieppe.

Je n’ai rien à vous dire si ce n’est que je m’ennuie de vous et qu’un petit bout de votre écriture me ferait grand plaisir.

Vous savez sans doute que nous avons été, ici, fortement menacés de pillage. Ces messieurs (tous charmants) ont saccagé la maison de quatre conseillers municipaux ! Il a fallu encore une fois ré-inhumer les choses auxquelles on tenait !

Nous avons su, ce matin, qu’on nous faisait grâce de la contribution de guerre, et la poste, arrêtée hier, remarche. Jusqu’au jour ou on la ré-arrêtera.

Décidément, Rouen me paraît une forte ville ! La clémence de Guillaume est-elle due à la députation dont R. Duval faisait partie ? Allons-nous avoir bientôt la tranquillité ? Pourra-t-on revivre ?

La vue de ma petite nièce m’a fait du bien. J’ai recommencé (ou plutôt j’ai tâché de recommencer) à travailler. Mais la caboche est encore bien faible.

Ma mère et moi, nous parlons souvent de nos bons amis de la rue de la Ferme. Que serions-nous devenus sans eux, pendant cet abominable hiver ! J’espère les revoir, dès que la paix sera faite.

En attendant ce plaisir là, je baise, Madame, les deux côtés de votre jolie mine, si vous voulez bien le permettre.

Et suis sincèrement et sans blague aucune

Tout à vous,

G.

Déposez-moi aux pieds de Mad. Lapierre.

P.-S. — Demandez-donc à son mari si c’est réellement à 4 heures ou à 4 h. 1/2 qu’on a battu le rappel ?

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Neuville-près-Dieppe.

Chez M. Commanville.

Lundi soir 27 Février (1871).

Votre lettre si charmante mériterait une réponse… soignée ! Mais je suis si énervé que j’ai à peine la force de vous écrire !

Le télégramme parvenu ce matin à Dieppe est incompréhensible. Nous ne savons pas si l’armistice est prolongé jusqu’au 2 ou jusqu’au 12 !

En attendant, ces Messieurs démolissent le parapet de la jetée pour y établir des canons.

J’ai peur qu’on ne se flanque à Bordeaux de fortes calottes et qu’on n’y détruise l’ouvrage de Thiers !

Le voyage de Paris ne me paraît pas encore si facile ! Puisqu’il faut pour l’effectuer : 1° un permis prussien et 2° se priver de ses bagages. Donc, ma belle amie (et chère Madame), il nous faut attendre encore quelque temps.

J’ai lu le plaidoyer de Duval. C’est un morceau ! Et Rouen est vengé.

Je tâche de travailler un peu. Impossible, et je ne suis pas plus gai que cet hiver.

Remerciez bien Lapierre de sa bonne lettre.

Dites-moi tout de suite ce que vous devenez.

Je vous baise les deux mains très longuement et suis entièrement

Votre

Gve.

Vous savez (ou vous ne savez pas) que je r’ai six prussiens à Croisset ! Et à la rue de la Ferme, y en a-t-il ?

« L’ami FI » présente à Mad. Lapierre ses respects avec la tendresse de la casquette de Loutre !

Dès que mon logis sera libre et que j’aurai une solution quelconque, je reviendrai.

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Je ne trouve pas ça gentil d’oublier « l’ami FI ». Il vous a écrit au commencement de cette semaine. Vous n’avez donc pas reçu sa lettre ? Êtes‑vous malade ou partie vers Paris ? Sans lui !

Pour quitter la tournure indirecte qui est trop noble, je vous dirai que je serais maintenant à Rouen, si je ne restais à Dieppe jusqu’à jeudi ou vendredi pour garder ma nièce et ma mère, car nous avons encore les prussiens ici, et mon neveu est en voyage. Dès qu’il sera revenu, vous me verrez accourir pour vous dire de vive voix

que je suis

tout à vous.

Gve.

Dieppe, samedi 4 mars (1871).

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Paris, samedi soir (13 janvier 1872).

Ma chère et belle Amie,

Je commence à respirer, et j’espère bien, à la fin de la semaine ne plus m’occuper des autres, mais de moi (c’est dire que l’on se verra — enfin ! )

J’ai encore à finir l’impression des Dernières Chansons et d’Aissé et à envoyer rue Saint-Étienne des Tordeliers (sic) ma lettre au Conseil Municipal de Rouen, petit morceau qui me fera chérir de nos infects compatriotes.

Autre histoire : Pierre Berton m’a demandé pour MlIe Delaporte le rôle d’Aissé ? Ne vous l’ai-je pas promis pour Mad. Pasca ?

Ni l’une ni l’autre ne sont précisément faites pour le jouer. Réfléchissez ! Que faut-il que je fasse ? Je me laisserai conduire par vous — ce qui peut fournir le sujet d’un joli tableau allégorique.

« L’âge mûr conduit par la Beauté », que j’embrasse.

Gve.

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Puisque ça vous fait plaisir, très chère et de plus en plus belle amie, Aissé appartient à Mad. Pasca. Tant pis pour Mlle Delaporte ! J’ai envoyé hier au soir à Lapierre ma lettre au C. Municipal de Rouen. « Le Figaro » et « Le Temps » demandent d’avance à la reproduire. Les Dernières Chansons paraîtront vendredi ou samedi. Aissé, lundi, sans doute.

Alors tout sera enfin fini et vous recevrez de longues et nombreuses visite de

Gve

qui vous aime.

Paris, Mercredi soir (17 Janvier 1872).

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Paris, Vendredi soir, 8 heures (9 Février 1872).

« Le Cher petit » ne va pas bien du tout. Il a une angine assez violente et l’intérieur de la gorge dans un état horriblement malpropre.

J’ai beaucoup de mal à parler. J’ai des glandes autour du cou. Je suis ignoble. Je ne veux pas qu’on me voie !

Je jouis de tous ces avantages depuis mardi matin et j’espère en être quitte demain.

Mais non ! hélas !

Je vous donnerai de mes nouvelles dimanche soir.

Vous ne partez pas pour Rouen avant mercredi, n’est-ce pas ?

Mille tendresses…

G.

Votre lettre est bien bonne, ma chère et belle amie. Pour y répondre longuement, il faudrait se recueillir mieux que dans « le silence du Cabinet », dans le silence du cœur ! Mais pour cela, le temps me manque, car je ne veux pas retarder ma réponse. Or, je suis ce matin harcelé d’occupations.

Je vais tout à l’heure déjeuner chez Mad. Lepic. Ce soir, je dîne avec le bon Cordier — et j’ai une foule de courses à faire aujourd’hui.

Mon angine est passée, mais j’ai des rhumatismes dans le dos qui me font souffrir assez violemment. Je n’en continue pas moins à faire à la Bibliothèque ex-impériale des séances de 4 et 5 heures. Ce qui n’est pas gai, au milieu du bruit et avec une cravate !

On se reverra donc la semaine prochaine — dans cinq ou six jours, le 20 ! C’est mardi. Je compte vous voir mercredi. Un petit mot d’ici là, n’est-ce pas ?

Amitiés à toute la famille et à vous.

Gve.

Paris, Jeudi matin (15 Février 1872).

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Paris, Lundi soir, 7 h. 1/4 (19 Février 1872).

Je ne fais que recevoir à l’instant même votre lettre de dimanche. Pourquoi ce retard, ma chère belle amie ? Mon carrosse, mon « char numéroté », comme disait C. Delavigne, m’attend pour me conduire à la première de « Ruy Blas », donc j’ai bien peu de temps à moi pour vous dire… tout ce que vous savez, et puis que : il ne faut pas compter sur moi mercredi parce que j’ai dans l’après-midi quatre rendez-vous. La faute en est à Lapierre qui m’a dit que .vous ne seriez pas revenue avant jeudi ou vendredi !

Mais, mercredi, je passerai chez vous entre 5 et 6 heures. D’ici là, comme toujours,

Tout à vous.                                          Gve.

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Paris, Vendredi (22 Mars 1872), 10 heures.

Certainement, ma chère belle amie, à demain, 6 heures, chez moi !

J’ai eu depuis trois jours des affaires de libraire très graves — et qui m’ont pris tout mon temps. Voilà pourquoi je n’ai pas été vous faire de visite.

J’ai le cœur tout barbouillé par l’idée de mon départ — d’autant plus que le voyage et le retour ne seront pas gais.

Mille tendresses de

G.

Croisset, Dimanche soir (31 Mars 1872).

J’outrepasse vos ordres, ma chère Léo, car je ne m’ennuie pas « un peu », mais beaucoup. Je m’ennuie de vous — par l’idée surtout que je vais être longtemps sans vous voir.

Et puis ici, tout m’attriste et m’agace ! Ma mère m’inquiète de plus en plus ! Mais vous avez assez de vos chagrins personnels sans que j’afflige ce cher bon cœur avec les miens.

Que vous dirai-je donc ? Que vous m’avez écrit un amour de lettre. Je l’ai relue trois fois, comme si j’étais un jouvencel.

Pourquoi ne le suis-je plus ? Pourquoi ne le suis-je plus !

Pourquoi vous ai-je rencontré trop tard. Le cœur reste intact, mais j’ai la sensibilité exaspérée par ci, émoussée par là comme un vieux couteau trop aiguisé — qui a des hoches et qui s’ébrèche facilement. Il me semble que je ne suis pas digne de tout ce que vous me donnez — et la comparaison que je fais de nous deux m’humilie. « Tenir un peu de place dans ma vie », dites-vous. Non ! elle n’est pas petite. Tout ce qui vous touche, me pénètre.

Voilà pourquoi je suis constamment agité. J’ai puisé sur vos lèvres, ma chère belle, quelque chose qui me restera au fond du cœur, quoiqu’il advienne.

Comme il me serait facile de vous écrire des tendresses ! De vous faire des phrases. Mais j’épargne votre bon goût. Vous trouveriez peut-être que « ce n’est pas vrai ».

J’ai vu aujourd’hui l’autre géranium — toujours charmante — et le beau-frère aussi, et le jeune Baudry, qui m’a paru très échauffé à votre endroit.

Faites les amitiés pour moi à votre amie Alice.

Je sais que votre fils revient à Rouen bientôt ? et vous ?

Il me semble que l’autre samedi, c’était il y a un an !… Je rêve à vos visites de cet hiver comme à une chose très ancienne et très douce. Et je vais me remettre à lire du Hegel en tâchant de ne plus songer à cette chère belle figure que je voudrais couvrir de baisers.

Gve.

(de plus en plus intempestif).
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Croisset, Nuit de Samedi (6-7 Avril 1872), 1 heure.

Ma chère Amie,

Ma mère vient de mourir !

Je vous embrasse.

Votre

Gve Flaubert.

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Croisset, Dimanche soir 21 Avril 1872.

Ma chère Léo,

Oui, je songe à vous, venez donc ! J’ai besoin de voir vos bons et beaux yeux — avec le reste !

Je suis encore trop écrasé et trop écœuré pour vous écrire des détails sur moi-même. Mais voici en deux mots la situation.

Croisset appartient à Caroline — qui d’ici à longtemps ne l’habitera pas. Car elle a déjà deux logements — et j’y resterai tant que la succession ne sera pas complètement liquidée. Car avant de savoir où je vivrai, il faut savoir comment je vivrai. Je crois que la sagesse me commandera d’habiter Paris le moins possible. Oui, j’ai peur de cela ! Tantôt, cependant, nous avons trouvé une combinaison économique — assez raisonnable.

Comment vais-je pouvoir supporter la solitude absolue ? Ah, quel déchirement d’entrailles, depuis trois semaines, ma chère Léo. Comme j’ai pleuré !

Les deux jours qu’ont duré l’inventaire ont été atroces. Il me semblait que la pauvre vieille bonne femme remourait et que je la volais. Je n’ai à me plaindre de personne cependant. Mais j’ai la sensibilité exaspérée. Je suis, naturellement, un écorché — et des heurts pareils me font plus souffrir que les autres.

Vendredi, samedi au plus tard, je compte sur votre visite. Aimez-vous mieux que j’aille d’abord à Rouen ? Écrivez-moi un mot, et vous m’y verrez à peine débarqué î

Je vous envoie toutes mes tendresses et vous serre à plein bras sur mon cœur.

Le cher petit qui n’est pas gai.

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Remarques sur la Correspondance publiée de Gustave Flaubert, parues dans le Bulletin n° 5.

I. Lettres à Madame Brainne

La publication dans notre Bulletin n° 4 des premières lettres de Gustave Flaubert à Mme Brainne appelle les précisions suivantes :

  1. Le prénom de M. Rivoire, père de Mme Brainne et de Mme Lapierre, est Henri et non André comme indiqué par erreur.
  2. La datation de la lettre de G. Flaubert annonçant le décès de sa mère est du 6-7 avril 1872, et non 17 avril 1872.

III. Les 123 lettres de Gustave Flaubert à Mme Brainne ont été acquises par la Bibliothèque de Rouen en 1941, et non pas déposées. Il y a là une nuance qui nous a été justement signalée.

Les corrections ont été faites.