Lettres à Madame Brainne (3)

Les Amis de Flaubert – Année 1955 – Bulletin n° 6 – Page 40

 

Lettres à Madame Brainne (3)

 

Les lettres à Léonie Brainne ont paru dans les bulletins :

n° 4 : 1871-1872 — n° 5 : 1872-1876 — n° 6 : 1876-1877 — n° 7 : 1877-1878

— n° 8 : 1878 — n° 9 : 1879 — n° 10 : 1879-1880

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Croisset, nuit de samedi 8 juillet 1876.

Où êtes-vous, maintenant, chère belle ?

Pas encore partie, j’espère. Henri m’a dit, il me semble, que vous ne devez pas vous mettre en route avant le 19 ? À moins que ce ne soit le 9 ? Dans ce cas, ma lettre vous arrivera peut-être à temps, pour vous donner le baiser d’adieu, le souhait de bon voyage.

Allez-vous mieux ? Ma nièce m’a écrit qu’elle avait fait chez vous un dîner fort aimable. Parbleu, je le crois bien ! Il n’y a pas de maison gentille comme la vôtre. La nourriture y est parfaite et l’amphitryonne si alléchante ! mais tout cela ne me dit pas ce que devient le dedans de la chère amie.

J’ai trouvé votre fils en meilleur état physique que je ne m’y attendais. Quant au reste du jeune homme, sur quoi vous me posez des questions à la fois vagues et profondes, que vous dirais-je ? Il m’a paru ahuri, incertain, ou plutôt distrait (cela vient peut-être de sa surdité, pauvre gamin !). Il n’a pas l’air d’être à ce qu’on lui dit. Êtes-vous sûre qu’il n’ait pas une grande passion quelconque, une idée fixe ? Peut-être s’inquiète-t-il de sa santé ? Je l’ai trouvé, d’ailleurs, très différent la seconde fois que je l’ai vu, le lendemain, chez sa tante — différent en mieux. En résumé, je crois que nous voulons pousser l’analyse trop loin. Les garçons de cet âge-là sont si bizarres, si poseurs ! et il se passe dans leur cervelle des choses inexplicables. Attendons.

Quant à votre St Polycarpe, il va bien et même parfaitement. Je travaille beaucoup, je me baigne tous les jours, je ne reçois aucune visite, je ne lis aucun journal, et je vois assez régulièrement se lever l’aurore (comme présentement), car je pousse ma besogne fort avant dans la nuit, les fenêtres ouvertes, en manches de chemise et gueulant dans le silence du cabinet, comme un énergumène !

Si vous voulez savoir des nouvelles de mon intérieur, vous apprendrez que mon larbin Émile est père d’un fils. Sa joie, quand sa femme lui a fait ce cadeau, était curieuse à voir. Autrefois je ne l’aurais pas comprise. Maintenant, c’est différent ! J’étais né avec un tas de vertus et de vices auxquels je n’ai pas donné cours — je le regrette.

À propos d’enfant, votre amie Mme Pasca doit être affligée par la mort de Mlle de Poilly. Je ne l’ai jamais vue. Mais la princesse Mathilde m’a dit qu’elle était d’une beauté exceptionnelle. J’ai rencontré deux ou trois fois sa mère, sans lui parler. Cette plantureuse femme doit être sensible ? Je la plains bien. Si, par hasard, vous restiez à Paris quelques jours encore et que vous vissiez (comme j’ai un joli style, hein !) et que vous vissiez le sieur G. Pouchet, dites-lui que je l’attends, lui, et encore plus les renseignements sur les maladies des perroquets.

Je vous embrasse à deux gros bras, en vous baisant sur les deux joues et où il vous plaira.

du fond du cœur

Votre Gve.

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Oh ! l’adorable lettre ! ma chère belle ! Les eaux dégraissantes ne vous diminuent pas la cervelle ! Vous m’envoyez de chouettes descriptions de poitrines et de derrières ! C’est à désirer s’asseoir sur les unes et on a peur d’être écrasé par les autres ! Comment se fait-il que les gens qui aiment les grosses femmes n’aillent pas s’établir à Marienbad ? Pour moi qui suis un homme simple dans mes goûts, je ne vois pas le besoin que vous en aviez — vous me plaisez comme ça ! du reste, grosse ou fine peu importe ! ce que j’aime en vous, c’est vous ! et votre St Polycarpe vous recevra bien si vous venez le voir dans sa solitude au milieu d’août comme vous le lui faites espérer. Ma nièce et son mari partent dimanche prochain (après-demain) pour les eaux Bonnes, et ne seront ici que dans les premiers jours de septembre, et je continue à travailler comme un gaillard. Le conte que je fais sera terminé dans une quinzaine, après quoi j’en commencerai un troisième.

La santé physique (et morale) n’a jamais été meilleure.

Savez-vous qui j’ai devant moi, sur ma table, depuis trois semaines ? Un perroquet empaillé ! Il y reste à poste fixe. Sa vue commence même à m’embêter, mais je le garde, pour m’emplir la cervelle de l’idée perroquet — car j’écris présentement les amours d’une vieille fille et d’un perroquet.

À propos d’oiseaux, j’ai vu ce bon Georges et il m’a avoué que vous lui aviez toujours fait « une certaine peur à cause de votre esprit ». Moi, vous ne me faites pas peur, du tout ! mais je comprends ce qu’il veut dire.

Vous ignorez sans doute les histoires à la Ponson du Terrail, qui se sont passées (quand ? on n’en sait rien !) dans la maison du père Pouchet. Voici la chose : on a découvert dans sa cour, presqu’à fleur de terre, à trois pieds sous le sol, un cercueil contenant deux squelettes ! posés tête-bêche, position choisie parfois par des vivants, qui y trouvent leur commodité, mais rare chez les morts. Est-ce que le père Pouchet ou ses fils auraient assassiné leur bonne pour cacher leurs turpitudes ? Il y a lieu de rêver.

Je n’ai aucune nouvelle des Lapierre.

Quand revenez-vous ? Quand vous verrai-je ?

Quand me sera-t-il permis de vous bécoter ?

Dans ce moment, je songe à vos épaules, à vos jambes en bas rouges, à vos coquins de grands yeux doux, et j’ai envie de vous manger. Voilà le vrai ! Je voudrais être dans la baignoire qui vous entoure. Tel est mon caractère (et parfois mon tempérament) « tout pour les dames » !

Mille tendresses de votre vieux affectionné,

Gve.

Croisset, vendredi 28 juillet (anniversaire des Glorieuses, nom de Dieu (1876).

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Croisset, mardi 17 octobre 1876.

Pauvre chère Amie,

Comme vous êtes triste ! et comme je vous plains ! votre lettre m’a navré et je comprends d’autant mieux votre état que j’ai éprouvé quelque chose d’analogue, vis-à-vis de ma mère. Dans les dernières années de sa vie, elle m’irritait et me faisait un mal affreux. Ceux que nous chérissons nous blessent plus que les autres, quand nous voyons chez eux des défectuosités morales. Votre Henri est dans une passe étrange. Qu’en adviendra-t-il ?

En tout cas, dans votre intérêt commun, vous n’avez qu’une chose à faire, c’est de vous séparer. Le jeune homme est prodiguement gâté par votre tendresse. Il compte dessus et en abuse.

Vous éprouverez un grand soulagement dès que vous serez seule.

Quant à moi, je continue à travailler — ou plutôt je vais me mettre à travailler, car lire et prendre des notes, c’est de la débauche, mais dans huit ou dix jours, je m’attellerai à nouvelle œuvre, un troisième conte, pour compléter le volume que je voudrais publier au printemps prochain. Afin d’aller plus vite, je resterai à Croisset très tard, jusqu’au jour de l’An et peut-être au-delà.

Vous apprendrez avec stupéfaction que je fais de l’exercice ! (commencement de décadence). Voilà trois fois que je reviens de Rouen à pied, par le bord de l’eau, en admirant la Nature ! Cette année, l’automne me ravit ! Pourquoi ?

Après-demain, nous dînons rue de la Ferme, et dimanche, je dois aller avec les vôtres, dîner au Vaudreuil ?

Ma pauvre nièce est depuis deux jours dans son lit avec une migraine terrible et mon neveu Commanville vagabonde pour ses affaires. Elles prennent une meilleure tournure.

Que vous dirais-je encore ? Que je vous aime, mais vous le savez, et que je vous désire, vous n’en doutez pas. Oui ! il m’ennuie de ne pas voir votre belle et bonne mine pour la couvrir de baisers tout à mon aise ! Vlan !

Votre Gve.

J’espère que cet hiver ne sera pas aussi bête que l’autre et qu’on se verra, à bientôt, n’est-ce pas ?

Nous ferons une visite à la foire Saint-Romain ! ! !

*  *

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Croisset, Dimanche 31 Décembre 1876.

Chère Belle,

Je vous souhaite la Bonne Année, tout bêtement ! oui ! comme un bourgeois, bien que vous oubliiez votre pauvre petit père Loulou.

L’autre géranium également — car elle m’avait promis une visite qu’elle ne m’a pas donnée — et je lui ai écrit deux fois, sans avoir de réponse.

Nous devons, je crois, dîner ensemble rue de la Ferme, mercredi prochain — à moins qu’il n’y ait changement dans les projets ?

D’ici là, mille tendresses ! Et que 1877 soit tolérable !

Je baise toutes les places de votre jolie personne que vous abandonnez à mon amitié peu respectueuse — car vous n’êtes pas encore respectable chère belle ! mais toujours enviable et désirée.

Votre St Polycarpe.

Paris, 3 mars, samedi soir, 5 h., 1877.

Chère belle,

Comme vous êtes aimable de m’écrire ! car écrire en voyage n’est pas un mince travail — donc je vous en remercie doublement.

Que vous dirais-je ? mon petit volume sera mis sous presse la semaine prochaine, paraîtra à la fin d’avril. Quinze jours auparavant, mes trois contes paraîtront dans le Moniteur et le Bien-Public, le Siècle ayant reculé devant les mille francs que je lui demandais. Votre Polycarpe va gagner un peu d’argent (et il en a besoin de beaucoup, le pauvre bougre), la Russie me paye ma copie près de deux francs la ligne, et la France un peu plus de vingt sols, ce qui est un prix extravagant ! Et qu’on dise que je ne m’entends pas en affaires ? À propos de St Polycarpe, n’y aurait-il pas moyen d’avoir un dessin ou une photographie de mon patron, que vous avez découvert dans l’église Saint-Étienne de la Rotonde ? Ce serait un véritable bienfait. Êtes-vous heureuse d’être à Rome ! Ah ! comme ça me rajeunirait, un pareil voyage ! mais s’il était fait avec vous, chère belle, il pourrait bien me vieillir ! Que vous m’aimiez, je n’en doute pas ! mais point précisément comme je le voudrais. « L’être invisible », comme vous dites en style élevé, doit être complété par le visible — lequel est encore très beau, quoique vous disiez, et qui enfin…. m’excite. Ne sentez-vous pas, ô Latine, que les Consuls ont envie de vous baiser, quand vous errez le long de leurs murs ? Ils reconnaissent en vous une fille de leur race. Vous étiez faite pour porter le stole patricienne, marcher pieds nus dans des sandales à rubans de pourpre, et avoir sur le front toutes les pierreries de la Bactriane ! Que ne puis-je vous les donner, ma chère Léo ! Allons ! je vais m’attendrir ! changeons de langage. Dans ce moment-ci (et dans bien d’autres), je m’ennuie énormément de vos beaux yeux, et j’ai des envies folles de manger vos épaules marmoréennes.

Hier, on m’a fait une déclaration, d’amour ? non, de banquiste. Mon amie Sarah Bernhardt que j’ai été voir dans son atelier (je la croyais malade et je me présentais pour avoir de ses nouvelles) m’a déclaré qu’elle me trouvait très beau, « plein de caractère », mot artistique. Le tout, je crois, dans le but de faire le buste de Polycarpe ? Polycarpe avait déjà refusé cet honneur il y a deux ans. Je ne suis pas de l’avis de mon illustre amie, je me trouve avachi, ignoble, j’ai l’air à la fois d’un vieux calotin et d’un vieux boucher. Le cœur seul est jeune, et plus jeune que jamais, en dépit de tout — si jeunesse et sensibilité sont synonymes ?

Je m’en suis aperçu la semaine dernière — laquelle a été tout entière remplie par une triste besogne. Moi et Du Camp, nous avons brûlé nos anciennes lettres qui comprenaient notre vie de 1843 à 1857 ! L’exemple de ce qui est arrivé à Mérimée nous ayant induits à cette mesure prudente. Que de choses j’ai retrouvées ! Ça été comme une procession de fantômes ! j’ai ri plusieurs fois, et soupiré, soupiré ! ! je vous assure que nous étions bien gentils, et d’un crâne tempérament ! Il n’était question dans ces lettres que de deux choses : la littérature et les Dames ! « Tout pour les dames ». Pour des étrangers, cette lecture-là eût été impayable ; tout est cendres, maintenant.

L’Assommoir de Zola est un succès gigantesque ! On en a vendu en un mois 16 mille exemplaires. Je suis fatigué d’entendre bavarder et de bavarder moi-même sur ce livre, car je le défends, quand on l’attaque. Les uns le dénigrent en étant profondément dégoûtés ! Les autres l’exaltent, bien entendu, ce qu’il y a de certain, c’est que l’œuvre est considérable.

On a joué trois fois « La Damnation de Faust », qui n’a eu vivant de mon ami Berlioz aucun succès, et maintenant, le public, l’éternel imbécile nommé on, reconnaît, proclame, braille que c’est « un homme de génie » — et le Bourgeois n’en sera pas plus modeste à la prochaine occasion, L’Opéra de Saint-Saëns a peu réussi. Ce soir, a lieu une première de Catulle : Justice, à l’Ambigu. Je n’irai pas, car je suis dans un deuil récent. Hamard, le père de ma nièce, est mort il y a trois jours. La perte n’est pas grande. J’ai pleuré cet homme, quand la tête lui a pété, il y a 25 ans ! N’importe ? Sa mort m’a replongé dans un passé douloureux. Ah ! chère belle, vous ne saurez jamais combien ma vie, en somme, a été (est encore) peu gaie.

Les feuilles vous auront instruit sans doute du procès Godefroy ? Tout le monde est indigné contre le Président. Cette histoire-là aura des conséquences graves. On fera prochainement dégringoler Messieurs les Magistrats. Il y a aussi « le crime de Bagneux », quoi encore ? Je ne vois plus rien ?

Hier, j’ai déjeuné chez le bon Duval avec les vôtres, qui vont venir tout à l’heure passer la soirée ici, chez ma nièce. Je sais la farce que Lapierre vous a faite relativement à un parapluie. Eh bien, ce même parapluie avait été oublié chez moi, dimanche dernier, par Pouchet. Je le verrai (pas le parapluie, mais Pouchet), demain soir. Depuis un mois que je suis ici, j’ai mené une vie stupide, trop de dîners ! trop de courses ! Mais à partir de lundi prochain, je me remets à ma besogne, c’est-à-dire à mon grand roman que j’avais laissé l’autre automne, quand je suis parti pour Concarneau.

J’imagine que nous ne nous verrons pas avant le milieu d’avril ? Vous resterez à Rome pour les fêtes de Pâques ? Où irez-vous ensuite. Les miens vous envoient leurs bons souvenirs — et moi toutes mes tendresses.

À vous, corps et âme,

Gve.

Amitiés à Bonnat.

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Paris, nuit de Jeudi 15 (Mars 1877).

Je venais d’écrire à M. Lapierre pour avoir de vos nouvelles et me plaindre de votre silence, quand j’ai trouvé votre lettre du 12 sur ma table de nuit ! Il y a une heure que je l’ai reçue, et j’y réponds immédiatement comme vous voyez.

Quand je vois votre écriture, c’est un peu comme si je voyais votre belle et bonne mine, ça me met le cœur en fête.

Permettez-moi d’abord que je la bécote, un peu, cette chère belle figure, ainsi que les mains et les épaules (pendant que j’y suis) puis causons.

Quand revenez-vous ? voilà ce que j’ai cherché tout de suite dans votre épître. Mais vous ne parlez pas du retour ! il aura lieu sans doute, après Pasques ? Bien qu’il m’ennuie de vous, profitez du bon temps, ne passez rien ! Un voyage raté laisse des regrets infinis et on voit mal ce que l’on voit vite.

Ce que vous me dites de votre gamin me rassure. Quant à votre Polycarpe, pas plus tard que dans la nuit d’hier, il a fini de recopier son troisième conte, et ce soir le grand Tourguenef a dû en commencer la traduction. Je vais me mettre dès la, semaine prochaine « à faire gémir les presses » qui ne gémissent plus — et le 16 avril prochain, mon petit volume peut éclairer le monde. Avant de paraître en bouquin, mes trois bouquins paraîtront dans trois « feuilles publiques ».

Votre ami a travaillé cet hiver d’une façon qu’il ne comprend pas lui-même ! Pendant les derniers huit jours, j’ai dormi en tout dix heures ; je ne me soutenais plus qu’à force de café et d’eau froide ; bref, j’étais en proie à une effrayante exaltation ; un peu de plus, le petit bonhomme claquait comme un pétard. Il était temps de s’arrêter. J’ai fait peur aux miens quand je suis arrivé à Paris. Aussi maintenant, je dors, je dors, je dors ! enfin, je me repose, et je me reprends. Je n’ai pas trouvé chez elle la belle Alice, quand je m’y suis présenté. J’y retournerai demain ; on m’a dit que sa fille lui causait de graves ennuis avec ses idées de mariage. Vendredi dernier, elle est venue chez les Charpentier orner leur soirée de sa présence et de ses talents, mais comme il était plus de minuit quand elle a paru, je n’y étais plus. J’étais parti me coucher, n’en pouvant plus de chaleur et de sommeil.

Beau trait d’un de ses auteurs, le sieur Alexandre Dumas a refusé de faire partie de la commission pour la statue de G. Sand, parce que Mme Sand, « cette femelle-là », ne lui a point laissé par testament un tableau de Delacroix qu’il convoitait, telle est sa réponse à Flauchet, président de la dite commission, et qui, tantôt, m’a lui-même rapporté le dialogue.

De pareilles anecdotes rafraîchissent — et ouvrent des horizons sur les grands hommes. Quel esprit ! quel cœur ! notre nature d’artiste ! il paraît que sa femme en était humiliée pour lui.

En fait de nouvelles, succès fou de L’Assommoir du citoyen Zola, 13 mille exemplaires enlevés depuis quinze jours ; chute de Chatterton et succès de l’Hetman du gentleman Déroulède. Le moindre des cailloux que vous foulez dans Rome vaut mieux que tous les vers de cet excellent troupier.

Êtes-vous heureuse d’être à Rome ! Quel pays ! je l’ai presque oublié. Ah ! si je pouvais y passer un an, comme ça me retremperait. N’oubliez pas de vous promener dans la campagne de Rome, le plus que vous pourrez, et d’aller jusqu’à Ostie. Si vous poussez jusqu’à Naples, ce à quoi je vous engage violemment, n’oubliez pas de vous arrêter à Pérouse, et de voir le lac Trasimène.

Faites mes amitiés à Bonnat.

En fait de nouvelle du jour, le vieux polichinelle nommé Changarnier a dévissé son billard, hier au soir — et hier matin, on a trouvé sur le quai du Louvre le cadavre d’un Monsieur bien mis (un bijoutier de la rue du Bac), lequel portait des traces récentes « de la plus honteuse dépradation », rien de neuf, d’ailleurs !

Allons ! Adieu ! portez-vous bien, amusez-vous bien. Ouvrez de toute vos forces vos grands quinquets.

Et pensez à votre vieux Polycarpe. qui vous aime, malgré la littérature. Pauvres ouvriers que nous sommes ! Pourquoi nous refuse-t-on ce qu’on accorde gratuitement au moindre bourgeois ? Ils ont du cœur, eux, mais nous autres, allons donc ! jamais de la vie ! quant à moi, je vous répète une fois de plus que je suis une Âme incomprise, la dernière des grisettes, le seul survivant de la vieille race des troubadours ! mais vous ne voulez pas me croire.

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Ma chère belle,

Je ne sais pas si je vous ai envoyé « une belle lettre », mais je puis dire, comme Mad. Pochet, dans le roman chez la portière, que je l’ai écrite avec mon cœur.

Êtes-vous charmante ! quelles adorables choses vous m’adressez ! Et comme elle m’entraînent dans d’exquises songeries. Depuis hier, je rêve de vous, presque continuellement ; arrivez donc, afin que l’on s’embrasse.

Je n’ai rien du tout à vous dire, sinon que je vous aime, à ma façon, c’est vrai, et selon les dures exigences de ma vie. Le Samaritain n’a que son obole, « restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint ».

Aucun événement depuis quinze jours, pas le moindre épisode. J’imprime mon bouquin et de demain en huit, je dîne avec l’amie Alice chez les Charpentier, endroit où elle se plaît beaucoup. Re-scandales ! le fils Boucicaut, du Bon-Marché, est en prison, pour actes de verminisme, et la maîtresse d’asile de Suresnes pour corruption d’enfants au-dessous de dix ans. Elle leur apprenait… les plus infâmes pratiques. Pauvre humanité !

Dans une douzaine de jours, on va donc se revoir ! comme j’ai envie de contempler vos chers bons yeux et de sentir… achevez la phrase. Mille tendresses du fond de l’âme et de la chair.

Votre Gve.

Amitié à votre gamin.

(Paris), jeudi soir minuit (15 mars ou fin mars 1877).
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Paris, Lundi, 1 h. (16 avril 1877).

Ma chère belle,

Voici la couverture en question.

Je suis encore surchargé de besogne pendant deux ou trois jours pour en finir avec les corrections.

Dès que j’aurai une minute, j’irai vous voir.

Mille tendresses de St Polycarpe.

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Croisset, Mercredi, 2 h. (4 juillet 1877).

Chère belle,

Mme Lapierre (dans un mot qu’elle envoie ce matin à ma nièce) nous dit que votre fils est maintenant, à l’heure présente, en train de passer son examen. Je partage toutes vos angoisses, pauvre amie, et je pense à vous, démesurément. N’oubliez pas de m’écrire tout de suite le résultat.

Nous allons être encore bien longtemps avant de nous voir.

Que vous dirais-je ? je ne suis pas gai ! les affaires ne prennent pas une belle tournure. La vie me semble très lourde. L’élément plaisir, et même l’élément tranquillité y manquent trop. Pour l’oublier, je travaille de toutes mes forces et la boule est encore bonne, Dieu merci. Le cœur non plus ne vieillit pas. Vous y tenez une grande place et je vous embrasse très fort.

Votre Gve.