Lettres à Madame Brainne (6)

Les Amis de Flaubert – Année 1956 – Bulletin n° 9 – Page 40

 

Lettres à Madame Brainne (6)

 
Les lettres à Léonie Brainne ont paru dans les bulletins :

n° 4 : 1871-1872  — n° 5 : 1872-1876  — n° 6 : 1876-1877  — n° 7 : 1877-1878

— n° 8 : 1878 — n° 9 : 1879 — n° 10 : 1879-1880

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Comment, une entorse et un mal à d’œil. Ah ! pauvre chère belle, le ciel nous en veut ! Pas de chance depuis quelque temps ! Pas de chance ! Guy m’a appris cela ce matin, et je pense à vous. Je vois votre embêtement. Je le sens et j’en souffre.

Pouvez-vous me faire envoyer de vos nouvelles par quelqu’un.

Voilà trois fois que Georges me manque de parole. Je suis indigné contre lui. Dites-lui ça.

Que ne suis-je près de vous ! Je tâcherai de débagouler des énormités pour vous distraire !

Je vous embrasse à plein bras, tendrement,

Et vous aime du fond de l’âme.

Votre vieux Polycarpe,

Votre petit père Loulou.

(Croisset), mercredi 6 h. (15 janvier 1879).

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Je vais mieux, ma Chère Belle. Mais j’en aurai pour longtemps, ça me fatigue beaucoup d’écrire dans mon lit.

Autrement ma prose serait plus longue.

Je baise votre bel œil malade.

Votre Polycarpe.

Pas indigné. Très calme et philosophe.

(Croisset), vendredi soir (7 février 1879).

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Comment ? Malgré tout, on écrit six lignes à son Polycarpe ? C’est héroïque, pauvre chérie.

Les nouvelles de ce matin me desserrent le cœur. J’espère, demain ou après-demain, voir Lapierre, qui me donnera plus de détails.

Je baise sur la paupière le bel œil malade, et partout le visage qui est en dessous.

Votre vieux Troubadour,

Votre petit père Loulou,

Gve.

(Croisset), jeudi soir (13 février 1879).

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(Croisset), lundi 17 (février 1879).

Chère Belle,

Ne me répondez pas, faites-moi écrire ! Ne fatiguez pas vos yeux. Votre sœur qui est revenue à Rouen ne m’apporte pas de vos nouvelles, et je suis bien inquiet. On m’a dit que l’autre œil se prenait et que vous souffriez toujours beaucoup !

Ah ! pauvre chère amie, ça ne va pas bien pour nous deux cet hiver. Au moins, si nous pouvions confondre nos misères !

Depuis avant-hier, je fais quelques pas dans mon cabinet, mais le soir, ma jambe est enflée ! Il faut se résigner à cet inconvénient qui durera, parait-il, pendant longtemps, mais je ne boite pas. Si je peux aller à Paris au mois de mai, ce sera beau ! Comme j’ai envie de vous embrasser et que je m’ennuie de vous. Votre vieux Polycarpe pas gai.

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Chère Belle,

Est-il vrai ce mieux dont vous me parlez ? pourvu que ce ne soit pas un leurre ? N’importe, votre bonne lettre m’a desserré le cœur. Je n’exagère pas en vous assurant que votre maladie a été cet hiver mon plus grand tourment, mon inquiétude permanente.

Sans cesse, je vous croyais avec un bandeau sur l’œil ou dans l’obscurité de votre chambre et pleurant, vous désolant. J’aurais voulu essuyer ces larmes qui coulaient sur votre belle et bonne mine. Pauvre chou ! La vie n’est pas douce, et pour ma part, j’en suis repu à en vomir.

Notre amie Alice n’a pas l’air, non plus, bien folâtre. Elle renonce à jouer chez la Princesse la petite pièce de Guy, décision qui me contrarie beaucoup. Tâchez de la faire revenir là-dessus, quand vous la verrez.

Que devient-il, notre jeune auteur ? Je m’étonne de son silence ! Dites-le lui. Mon pied enfle dès que je marche et je ne peux mettre que des pantoufles. Aussi ne sais-je encore quand je pourrai aller à Paris. La semaine dernière, on m’a arraché un de mes derniers dominos ! Je souffrais atrocement depuis quinze jours, mais tout cela n’est rien, près d’autres chagrins. Ça n’attaque pas le fond de l’individu.

Je me suis remis à écrire depuis lundi dernier, et votre excessif s’en trouve bien.

Mais en voilà assez, ne vous fatiguez pas à me lire. Je vous baise sur les paupières, tout doucement.

À vous de corps et d’âme.

Vtre Gve Flaubert.

(Croisset), samedi midi (12 avril 1879).

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(Croisset), nuit de vendredi (25 avril 1879).

Ma belle et chère Amie,

Vous manquiez bien, hier à « cette petite fête de famille » qui a été babylonienne de luxe et de fantaisie. Je laisse à ses auteurs l’orgueil de la décrire, mais le plus doux a été votre épitre, trouvée sous ma serviette, en m’asseyant.

L’assurance que vous allez mieux m’a détendu le cœur, pauvre Chérie ! Ah, quel hiver !

Vous ne savez pas la suite de mes maux, car après m’être fait arracher un des derniers dominos de ma pauvre gueule (style naturaliste), j’ai eu un tour de reins, puis mal aux paupières et actuellement, je jouis d’un clou au milieu de la face, à la gauche du nez. Voilà.

Savez-vous comment mon médecin Fortin m’appelle ! « une grosse fille hystérique » ; ce n’est que trop vrai ! que ne suis-je au moins nymphomane, ça se guérit par l’usage.

Malgré tout, je me suis remis à écrire, si piètres que soient mes fictions elles valent mieux que l’accablante réalité. La recherche des phrases fait qu’on oublie le regret des choses, et peu à peu la vie s’écoule ; tant mieux !

Les funérailles de Villemessant ont pourtant apporté dans la mienne un élément de gaîté. En avez-vous lu le détail ? Était-ce beau ? Halanzier (mon Halanzier) et Lachaud tenant les cordons du poële, sublime ! J’oubliais Haussman qui représentait la ville de Paris ! Imaginez-vous dans le Paradis le dialogue entre Villemessant et le Père Éternel — sujet de poésie digne de Dante ! et je songe amèrement qu’il y avait neuf personnes à l’enterrement d’Henri Heine ! Oh, public ! oh, bourgeois ! oh, crapules ! oh, misérables !

Votre Polycarpe ne se calme pas, du tout, au contraire, mais si vous voulez connaître quelqu’un de bien plus Polycarpe encore, lisez « la Correspondance inédite de Berlioz ! »

Les paupières me cuisent, ma chère Belle.

Je baise les vôtres, et les bras et le reste.

.Votre Gve

Quand nous reverrons-nous ?

Je ne sais pas encore à quelle époque du mois de mai j’irai à Paris ? ni même si j’irai ? À part vous, rien ne m’y attire. D’ailleurs, tout dépend…

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Ma chère Amie,

Faites en sorte, je vous en prie, pour que Mad. Pasca, joue la pièce de Guy chez la Princesse, chose que je regarde comme très utile pour lui et pour elle. Elle m’a déclaré, il y a un mois, qu’elle n’en ferait rien et m’a envoyé promener net ! C’est un tort, la bonne Princesse a le bras long et peut lui rendre service. C’est de moi que vient l’idée, ces personnes-là n’aiment pas être déçues dans leurs fantaisies, et d’ailleurs, pourquoi refuser, après avoir promis ? Le rôle n’est ni long, ni difficile.

Ce caprice est bête, faites-lui sentir ça. J’ai tant de choses à vous dire, que je ne vous dis rien.

À bientôt.

Et mille tendresses de votre Vieux.

Polycarpe.

(Croisset), vendredi soir (16 mai 1879).

Cela peut bien retarder son départ de 8 ou 15 jours, et si elle est assez bien portante pour faire 60 lieues en chemin de fer, rien ne l’empêche de dégoiser 200 vers.

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Chère Belle,

Attendez-vous à me voir tout au commencement de la semaine prochaine ! Ne deviez-vous pas faire un petit voyage à Rouen dans les premiers jours de juin ?

Retardez-le ! pour qu’on puisse se voir un peu et s’embrasser. Nisard, la dernière fois, a comprimé mes expansions.

Votre père Loulou, votre vieux Polycarpe.

Vous savez que je garde rancune à la sensible Alice, pour n’avoir pas voulu jouer chez la Princesse l’œuvre de mon disciple.

Si vous voyez l’illustre Georges Pouchet, dites-lui que j’ai besoin de conférencer (ou conférer) avec lui.

Re-tendresse.

(Croisset), jeudi (29 mai 1879).

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(Croisset), jeudi 21, 4 h. (août 1879).

On crève, ma chère Belle ! Quelle chaleur, une température indienne, « cet excellent Monsieur Flaubert « , dans le plus grand des négligés, souffle et râle, sue et gémit, et se mettant à vous écrire, est assailli par les idées les plus gracieuses. Oui, si vous étiez là, bien que vos mains soient, dites-vous, abîmées de moustiques, il les baiserait, et malgré les ampoules de vos joues, il couvrirait de caresses cette royale et belle figure qui vous appartient. Avec votre permission, il serait encore plus tendre pour le « gentilhomme « . Ah ! si Martin était là, que dirait-il…

Pauvre chérie, comme votre lettre est aimable et gentille ! À la lire, je crois vous entendre parler, quel bon rire vous avez et quels bons yeux ! Les atroces nécessités de la vie, seules, m’empêchent de vous voir plus souvent, et ce n’est pas une de mes moindres mélancolies.

L’hiver prochain se passera encore avec peu de joyeusetés ! puisque je resterai dans ma cahutte jusqu’à la terminaison de mon bouquin, c’est-à-dire jusqu’à la fin du premier volume, le second (fait en partie) exigera six mois. Bref, tout 1780 (sic) y sera employé. Si je connaissais quelqu’un entreprenant une pareille besogne, je le ferais enfermer à Charenton, car il faut être archi-fou pour vouloir mettre l’Océan dans une bouteille, ce qui est le cas de votre serviteur. Hier, j’ai fini mon chapitre VIII, restent le IXe ! et le Xe ; je suis éreinté, j’ai la cervelle en bouillie, je ne tiens plus sur mes jambes.

Dans une quinzaine, j’irai à Saint-Gratien et serai revenu ici vers le 20 septembre. Écrivez-moi donc à Paris dès que vous y serez, je tâcherai de m’échapper un matin pour vous embrasser.

Il y a déjà fort longtemps que j’ai reçu une lettre d’Alice ; je n’en ai reçu qu’une seule. Vous pouvez lui dire si cela lui est agréable (si cela lui sera agréable), que la bonne Princesse s’informe d’elle, extrêmement. Entre nous, vous savez que je trouve sa conduite stupide. Il me semble qu’elle aurait dû (pour une foule de raisons) jouer la petite pièce de Guy, comme il était convenu. Mais les gens qui ont des peines de cœur se considèrent comme haussés tout d’un coup à une dignité extra humaine. Ça n’arrive qu’à eux, pensent-ils. Partant de là, on leur doit les respects, et ils n’en doivent aucun.

Le Bon Georges, « l’homme le plus courageux que j’ai connu « , dit Mad. Adam, a cuydé périr dans la mer de Concarneau, les pêcheurs qui le conduisaient, ignorant les écueils de ces parages. Il m’a écrit cela d’un ton léger, l’autre semaine.

Nous avons, de temps à autre, la visite d’Houzeau. Lundi dernier, il a dîné ici avec Sabatier et P. Dillon. J’attends Mme Régnier (de Nantes). Je vous en ai parlé souvent, je crois, qui vient me lire un drame, et la semaine prochaine, j’aurai tous les Charpentier. Quant à l’avenir pécuniaire, il y a un peu de bleu, mais ma pauvre nièce n’en peut plus ! Par suite de ses longs efforts, elle est devenue si anémique et si névralgique, qu’elle a, provisoirement, renoncé à la peinture. Le moindre travail l’accable. Je vous conterai sur l’autre partie de la famille des choses navrantes, ou plutôt ignobles, à mon endroit. Elles ne m’ont d’ailleurs aucunement surpris. Votre ami est sensible, mais il est aussi philosophe, Dieu merci.

Ce qui m’a soutenu dans toutes les tempêtes, c’est l’orgueil, l’estime de soi. Si un événement survient, qui vous met donc votre conscience au-dessus des autres, il faut remercier la Providence ! Ne vous étonnez pas de ce langage, ô ma chère belle ! Il est la conséquence de mon chapitre IX. J’ai sur ma table trois paroissiens, deux cathéchismes, etc., et jusqu’au jour de l’an, je serai plongé dans la religion.

Voilà à peu près tout ce que j’ai à vous dire, chère belle. Je cherche quelque chose de plus et ne trouve rien, sinon que je vous aime. Un baiser sur chacun de vos beaux yeux ; mettez-en d’autres où il vous plaira.

Et tout à vous,

Gve.

Est-il séant que vous disiez de ma part quelque chose à Mme Lavolley ! Dans ce cas, trouvez un mot bien senti.

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(Croisset), mardi (21 octobre 1879).

Certainement, chère belle ! vos lettres me font plaisir ! Soyez généreuse ; écrivez-moi le plus souvent que vous le pourrez. Mais n’exigez pas de votre ami de longues épîtres ; il est si fatigué de remuer la plume, le pauvre homme ; en de certains jours, comme aujourd’hui, par exemple, je m’étonne de n’en pas crever. Si vous saviez ce que je fais, vous auriez pitié de moi ! et dans une vie si aride, pas une fleur, rien ? Voilà le vrai.

Vous n’avez pas dû me trouver aimable au Vaudreuil ? Le matin même, il m’était advenu quelque chose de très pénible et que je vous conterai quand nous serons seuls, en tête à tête. Par amour pour vos yeux et sympathie nerveuse, j’ai mal à un œil (le gauche). L’oculiste, chez qui je suis retourné samedi, prétend qu’on ne doit rien y faire. En attendant, je larmoie comme un vieillard, je tourne au sheik.

Que devient la forte (ou peu forte) Alice ? N’a-t-elle oublié ? Avez-vous lu Les Rois en Exil, de Daudet ? Qu’en pensez-vous ? Quant à moi, mon opinion est complexe. C’est bien, mais il y manque de la grandeur ; ça sent trop le boulevard et la vie parisienne, ce qui sera du reste un élément de succès momentané. N’importe ! Ce gaillard-là a bien de l’esprit.

L’autre ange doit être près de vous ? Embrassez-la de ma part ; et pour vous, toutes les tendresses avec les baisers aussi inconvenants que possible.

Vôtre, du fond du cœur. Gve Flaubert.