La haine de Flaubert pour les journaux

Les Amis de Flaubert – Année 1970 – Bulletin n° 36 – Page 6

La haine de Flaubert pour les journaux

Flaubert et la presse — 2

 

Sa théorie de la presse
« Son dégoût ressemble à de la fureur et la rend parfaitement injuste. »
G. Flaubert (1)

La correspondance est le lieu privilégié où Flaubert s’exprime sur la presse de son temps. C’est dans ses lettres qu’il expose le plus librement ses idées et ses jugements, au jour le jour. On peut suivre l’évolution de ses opinions durant plusieurs dizaines d’années. Il faut noter, en effet, que les dates ne sont pas indifférentes. C’est, peut-être, l’échange épistolaire avec Louise Colet, de 1846 à 1854, qui apporte le plus de renseignements sur son point de vue. Les lettres sont longues, fréquentes, tout au long de la période de formation de Flaubert, époque à laquelle il élabore ses principales « théories » littéraires et entreprend sa première grande œuvre. Mais si, à ce moment, Flaubert n’a pas encore publié, s’il n’a pas encore affronté le jugement de la presse et de l’opinion, il exprime, déjà, en spectateur, son point de vue sur les journaux, et les rédacteurs. Il s’agit d’un jugement a priori, mais dont il cherchera à tout moment confirmation dans sa propre expérience. Louise Colet, elle, est déjà lancée dans la vie littéraire ; et l’examen des lettres que lui adresse Flaubert montre combien le problème des rapports du futur écrivain avec la vie parisienne, l’actualité, la presse est souvent le sujet de leurs conversations. C’est à l’occasion des affrontements entre celui qui est déjà « le solitaire » de Croisset, et la muse des salons parisiens, que commence à se former l’opinion que Flaubert a de la presse.

Ses vues prennent naissance, en quelque sorte, par opposition à celles de Louise Colet comme elles s’affirment contre l’ambition d’un Du Camp. Flaubert les exprime aussi, sous le coup de l’indignation, dans ses lettres à Louis Bouilhet, son compagnon littéraire. Si la période qui va de 1846 à 1854 est la plus riche pour ce qui est de l’élaboration des idées de Flaubert, on peut constater, après la rupture avec Louise Colet, à travers les lettres, plus dispersées et souvent plus courtes, qu’il écrit à ses amis, la permanence du jugement théorique que Flaubert porte sur la presse.

Ce qui frappe à la première lecture de la correspondance, c’est bien la virulence avec laquelle Flaubert attaque la presse. À tout moment, il lance des pointes, ou émet des jugements, non seulement sévères, mais haineux et souvent paradoxaux. Sans doute faut-il voir là un des traits du caractère de Flaubert : la violence extrême en tout. II se donne avec autant de fougue à ses haines qu’à ses amitiés. Il revendique, d’ailleurs, cet excès comme une qualité :

Cette égalité entre le bien et le mal, le beau et le laid, cette douceur niaise, ce bénissage universel, est une des pestes de notre époque. La haine est une vertu (2).

Et la presse est pour lui un fléau. Il ne faut donc pas s’étonner que sur ce point il émette des jugements à l’emporte-pièce, de caractère souvent affectif et irraisonné. La presse étant l’une des forces qui excitent sa haine, il tente de la détruire, au moins par des mots. Il se laisse aller à sa verve, née de l’indignation qui le porte. Son dégoût s’exprime de façon virulente : on ne peut séparer le contenu polémiqué du jugement de Flaubert de son expression vigoureuse et l’on sait que Flaubert tout mesuré et impersonnel qu’il se veut dans ses œuvres, exprime dans ses lettres, le côté violent et expansif de sa nature, l’homme « épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle » (3). Ce sont aussi les « vols d’aigle » de l’indignation et de l’exaspération. Avoir la presse en haine, ce serait la refuser totalement. C’est ce qu’on pourrait croire à lire certaines lettres de 1840 :

Rien du dehors ne pénètre jusqu’à moi (…), Qu’est-ce que m’apprendraient ces fameux journaux que tu désires tant me voir prendre le matin avec une tartine de beurre et une tasse de café au lait ?

Qu’est-ce que tout ce qu’ils disent m’importe ? (…)

Oui, j’ai un dégoût profond du journal… (4).

Cette façon méprisante de ravaler la lecture des journaux au rang des actes quotidiens les plus prosaïques et de lui refuser toute valeur de « nourriture intellectuelle » semble une fin de non-recevoir. On peut noter que l’indignation est si forte quelle s’exprime, sinon incorrectement du moins de façon ambiguë dans la question rageuse : « Qu’est-ce que tout ce qu’ils disent m’importe ? » Quelques années plus tard, Flaubert exprime une répulsion plus forte encore, sans se justifier précisément :

La vue d’un journal maintenant, et de celui-là entre autres (5) me cause presque un dégoût physique (6).

Mais si l’on dépasse l’expression virulente du refus, on constate que Flaubert explique son point de vue. Il libère l’indignation du moment par des explosions d’autant plus violentes dans ses lettres qu’il la contient — au moins formellement dans ses œuvres, même les plus satiriques. Mais la correspondance ne sert pas seulement d’exutoire. Flaubert entend justifier sa haine de la presse. Le jugement qu’il porte n’est pas fait seulement de pointes venimeuses à l’égard de certains rédacteurs de journaux, ou de sentences sans appel prononcées contre les feuilles : au contraire, il se constitue peu à peu selon certains principes directeurs. C’est que la haine de Flaubert pour la presse apparaît la plupart du temps comme le négatif de son amour pour l’Art (7). L’image du monde de la presse, stagnant dans la fange et l’abjection, prend son relief par opposition à la « haute cime étincelante de pureté » (8) qu’est l’Art. C’est peut-être ce qui explique que, de même que les théories esthétiques de Flaubert n’ont guère varié, pour l’essentiel, au cours de sa vie, le jugement théorique qu’il porte sur la presse ne s’est jamais assoupli, alors que sur bien d’autres points, il exprime dans l’instant, d’une manière abrupte et apparemment définitive, une opinion qu’un changement d’humeur lui fera ensuite démentir.

En étudiant le jugement de Flaubert sur la presse, on doit donc se soucier des explications que lui-même fournit. Mais il faut tenter aussi de trouver les bases « objectives » — telles qu’elles apparaissent au spectateur sans passion que ne peut pas être Flaubert — de sa position. Il est des raisons de caractère, de tempérament : Flaubert est l’homme des extrêmes parce que c’est un nerveux. Mais il juge aussi un milieu aux défauts caractéristiques, que d’autres ont dénoncés, même s’ils lui appartenaient. La condamnation de la presse par Flaubert n’est pas toujours originale. Sa correspondance est plus un témoignage sur lui-même, sur ses réactions, que sur la presse de son temps : il est un témoin passionné dans la mesure où ses opinions les plus chères sont mises en cause, mais il voit aussi la presse avec des yeux d’homme « nanti » et n’approfondit pas les raisons pour lesquelles la presse de son temps est peut-être digne de mépris.

***

L’ensemble de l’étude est réparti ainsi  : Flaubert et la presseLa haine de Flaubert pour les journaux Les journalistes – La presse par opposition à l’art – Flaubert contre la presseLa critique journalistiqueL’influence directe de la presse sur FlaubertInformation et documentation L’intérêt de Flaubert pour l’actualitéPublication et vie sociale 1Publication et vie sociale 2L’influence a contrario de la presse sur Flaubert : la création littéraireLes personnages romanesques et la presseLa presse dans L’Éducation sentimentaleConclusion

***

(1) Correspondance VIII p. 19. À Madame Roger des Genettes, février 1877, à propos d’un jugement porté sur l’Assommoir.

(2) À la princesse Mathilde, novembre 1872, C. VI, p. 447.

(3) À Louise Colet, 16 janvier 1852, C. II, p. 344.

(4) À Louise Colet, 26 août 1846, C. I, p. 269.

(5) Il s’agit de la Revue de Paris.

(6) À Louise Colet, 2 septembre 1853, C. III, p. 330.

(7) J’adopte la majuscule, selon l’orthographe symbolique de Flaubert lui-même.

(8) À Louise Colet, 16 septembre 1853, C. III, p. 342.

Cette expression fait partie d’une très belle image : Flaubert compare l’artiste à la recherche du beau à un voyageur qui, perdu dans la neige et le brouillard, cherche à atteindre le sommet illuminé par le soleil.