Publication et vie sociale

Les Amis de Flaubert – Année 1971 – Bulletin n° 38 – Page 27

Publication et vie sociale

Flaubert et la presse — 10

Il faut voir comment Flaubert agit lui-même, par rapport aux principes qu’il s’est donnés, par rapport au comportement et aux procédés qu’il reproche aux journalistes, par rapport à la presse dont il condamne la nature. C’est surtout dans ce domaine qu’on peut tenir compte, avec prudence malgré tout, du témoignage de ses amis.

Malgré ses déclarations, malgré son tempérament inactif, Flaubert est en réalité assez doué pour la vie pratique. Maintes fois, il le reconnaît dans ses lettres, et il se demande parfois pourquoi il s’est plutôt tourné vers la vie intérieure. À Du Camp même il dit :

Je ne dis pas que je ne sois point capable de toute espèce d’action, mais il faut que ça dure peu et qu’il y ait plaisir. Si j’ai la force, je n’ai pas la patience (45).

On pourrait croire à une concession aux vues de Du Camp, mais la réalité de l’action de Flaubert dément cette hypothèse. Mais de quel genre d’action s’agit-il ? Il aide ses amis, en particulier. « Il y a plaisir », lorsqu’il s’occupe de la publication de ses amis. Si vers 1846-1850, il se déclare indifférent pour lui-même à la gloire, il n’en va pas de même pour la gloire de ses amis, dont il se montre fort soucieux (46).

En théorie, Flaubert s’oppose violemment à l’aspect « publicitaire » de la presse, au fait que les journaux sont soumis aux pressions, que les rédacteurs y sont féroces avec les ennemis, indulgents à l’excès avec les amis. La logique voudrait qu’il ne se soumette pas à ces compromissions, et qu’il détourne ses amis à la recherche de la publicité et des succès par les journaux. Or ce n’est pas ce qui se passe. Et si nous parlons surtout de Louise Colet et de Louis Bouilhet, c’est qu’ils donnent particulièrement l’occasion à Flaubert de désavouer ses principes, au moins en action : mais ce ne sont que des exemples frappants ; il est bien d’autres moments où Flaubert s’entremet pour ses amis, demande des recommandations aux journaux, et use de son Influence.

**

De ce dévouement de Flaubert à l’égard de ses amis, Du Camp donne un témoignage qui concerne plus particulièrement Bouilhet :

Flaubert fut admirable d’ardeur, de dévouement, et même d’habileté, car malgré les violences extérieures de sa nature, ce n’était pas vainement qu’il était né en Normandie, et la finesse ne lui faisait pas défaut. On caressait les critiques influents, on se liait avec les jeunes gens des écoles qui sont parfois un public redoutable ; on voulait ne rien laisser au hasard, et Flaubert s’y employait sans désemparer (47).

Le ton de Du Camp ne manque pas d’ambiguïté et de perfidie. Mais on peut pourtant vérifier l’exactitude de ce qu’il dit, ne serait-ce que dans les lettres de Flaubert lui-même.

Il n’est pas question d’entrer dans le détail des intrigues, mais on peut donner un aperçu des conseils et des démarches de Flaubert. Il travaille d’abord à assurer le succès de Louise Colet. Certes, la Muse n’a pas attendu ses avis pour publier, et elle est connue dans le milieu de la presse et des lettres. Pourtant, loin de la dissuader, Flaubert l’encourage et la « pousse » de toutes les façons. Qu’il s’occupe des questions matérielles de la publication en volumes n’a rien d’étonnant. Mais lorsqu’en 1852, il conseille à son amie de changer les titres du recueil : Ce qui est dans le cœur des femmes, titres qui « quant à moi me repousseraient d’un livre » (48), le conseil est plus surprenant, venant de lui. Pour une fois, Flaubert se soucie du public et comprend ses réactions, parce que lui-même en fait partie. Ou du moins appartient à « l’élite » des lecteurs.

Les conseils qu’il donne à Louis Bouilhet (49) sont aussi étonnants : Il reconnaît d’ailleurs que ces conseils peuvent paraître semblables à ceux que Du Camp lui a donnés quelques années auparavant. Et pourtant il « pousse » Bouilhet :

Cette année-ci, tu peux et ne dois t’employer à te faire des connaissances. Si j’étais de toi, je me « lancerais dans le monde » plus que tu ne fais ; traite-moi de bourgeois tant que tu voudras, d’accord ; mais réfléchis profondément à l’objectif des choses, et tu verras que j’ai raison (50).

En voulant devancer les objections de son ami, Flaubert sent fort bien les contradictions dans sa propre attitude. C’est l’homme qui disait que des mots tels que arriver, se pousser, n’avaient pour lui aucun sens. Pour lui, peut-être ; mais pour ses amis, il y découvre un sens. Et Flaubert d’expliquer à Bouilhet qu’il y a des compromissions utiles, qu’il faut s’adapter à la situation :

Il te manque ce qu’ont tous les autres, à savoir : l’aplomb, le petit manège du monde, l’art de donner des poignées de main et d’appeler « mon cher ami » des gens dont on ne voudrait pas pour domestiques. Cela ne me paraît pas monstrueux à acquérir, surtout quand il le faut (51).

Il faut remarquer que si Flaubert pousse Bouilhet aux compromissions, c’est qu’il est persuadé de son talent. Quand on voit tant de médiocrités arriver au succès grâce à leur habileté, que doit-on faire ? Se retirer dans la « tour d’ivoire » de l’Art ? C’est le choix que semble faire Flaubert pour lui-même vers 1852 ; mais il veut que le talent de ses amis soit mis en lumière ; pour qu’ils supplantent les médiocres et les arrivistes, Flaubert leur conseille d’employer les mêmes méthodes… C’est pourquoi il use aussi de toute son influence en leur faveur ; ainsi au moment où Louise Colet participe au concours de l’Académie Française sur le sujet « l’Acropole » en 1853 : Il fait intervenir des journalistes, le préfet de Rouen, Victor Cousin, par personne interposée (52), etc. Flaubert proclame que l’Art seul compte, que le succès importe peu, et pourtant, pour ses amis il le recherche par des procédés proches de ceux qu’il honnit chez les journalistes.

Le souci de Flaubert pour le rôle que la presse peut jouer dans le succès émane de la même disposition d’esprit et les contradictions de Flaubert s’y révèlent davantage. Cuvillier-Fleury publie sur Louise Colet un article dans le Journal des Débats (19 septembre 1852) : si Flaubert ne se prive pas de souligner la sottise de l’article, il glisse pourtant à un autre point de vue : « c’est un bon article, au sens profitable du mot (53). (…). Voilà deux articles favorables, celui de Jourdan et celui de Cuviliier » (54). Sans renier vraiment ses principes, un peu plus tard, il considère encore le côté « utilitaire » des articles de critique, à propos d’un article de Pelletan :

Continue (…) sans t’inquiéter des Énault ni des Pelletan. Si cet article fait du bien à la vente, tant mieux ! Mais n’y a-t-il pas un coin sur la terre où l’on aime le Vrai pour le Vrai… ? (55).

Le mépris n’exclut donc pas la participation : Flaubert ne va pas jusqu’au bout de la révolte. Avec Louis Bouilhet, son attitude est plus révélatrice encore : il passe des conseils à l’action, et s’emploie à lui faire obtenir des articles favorables, après la publication de Melaenis.

Après avoir essayé d’obtenir un article de Neffzer, rédacteur du Temps, sans y réussir, il demande à Louise Colet de l’écrire (56). Finalement, il se décide à l’écrire lui-même, bien qu’il n’en soit pas satisfait :

… Mais aujourd’hui il s’agit tout bonnement d’en parler tant bien que mal et de faire passer un article favorable. Les turpitudes que j’ai mises à la fin n’ont point d’autre but (57).

Flaubert reconnaît lui-même qu’il entre dans le système honni de la presse : les intrigues, les flatteries, les compromissions, à l’égard du public… Pour que Louis Bouilhet ait un article favorable, il consent à écrire dans la presse, à sacrifier au style déplorable des journaux. Flaubert ne cache pas non plus sa satisfaction de prendre une revanche sur la Revue de Paris, qui, selon lui, n’agit pas assez en faveur de Bouilhet.

Enfin, une autre préoccupation apparaît dans les efforts que fait Flaubert en faveur de ses amis. Celle du succès auprès du public le plus large possible, un succès qui puisse, à l’occasion, s’accompagner d’argent. C’est pour cette raison qu’il les engage à publier dans les journaux. Il en est ainsi de la Paysanne, poème de Louise Colet, sa meilleure œuvre aux yeux de Flaubert.

Publie cela franchement avec ton nom puisque c’est de beaucoup ta meilleure œuvre. Quant à la Revue des Deux-Mondes, à part l’avantage immédiat d’être lu, je n’en vois pas d’autre. (…). Publie-le séparément après qu’il sera paru dans un journal. Je serais fort étonné si ce conte n’avait un grand succès. On en fera des illustrations, ça deviendra populaire, tu verras (58).

Flaubert se rend compte que la presse est un moyen de diffusion auprès d’un large public, et il veut l’utiliser, alors qu’à diverses reprises iI a clamé son mépris pour le public. Il indique à L. Colet un procédé qui est alors souvent utilisé par les écrivains : publier dans un journal qui ait de préférence de nombreux lecteurs et l’œuvre une fois « lancée », la publier séparément en volume. Mais il ne faut pas oublier non plus que c’est le seul moyen qu’ait l’écrivain de gagner de l’argent. C’est ce que souligne Zola, qui en a l’expérience :

Un livre ne nourrit jamais son auteur. (…). On a le feuilleton. Toute œuvre pour nourrir son auteur doit d’abord passer dans un journal qui la paie à raison de 15 à 20 centimes la ligne. On a ensuite le 10 p. 100 du libraire (59).

Si les considérations financières ne sont pas ici retenues par Flaubert, il est probable qu’elles ont pourtant leur importance. Il en tient compte en tout cas pour Louis Bouilhet : il sait que celui-ci a besoin de gagner sa vie, comme répétiteur et qu’il n’a pas la liberté d’écrire. C’est pour cette raison qu’il le « pousse », l’engage à nouer des relations utiles à Paris, et l’aide lui-même par son influence. Flaubert a vis-à-vis de son ami la clairvoyance qui lui manque le plus souvent pour juger les journalistes. Ce qu’il condamne chez les uns : arrivisme, manœuvres, il l’encourage chez Bouilhet — qui d’ailleurs oppose beaucoup de résistance. Bien sûr, le but est différent, et Bouilhet se met au service de l’Art : Mais la condamnation que porte Flaubert contre les journalistes vise le plus souvent leur comportement et non leurs mobiles. Ses conseils et ses encouragements à ses amis sont donc en contradiction avec les principes qu’il a énoncés.

* *

De telles dérogations de Flaubert à ses principes pourraient s’expliquer quand il s’agit de ses amis. Mais on doit voir comment il se comporte pour ses propres œuvres, pour ce qui est du succès de la publication, des relations avec la presse par conséquent. Dans quelle mesure pratique et théorie à l’égard de la presse sont en contradiction chez lui, c’est ce qu’il faut examiner en suivant son évolution.

On peut noter que Flaubert a fait ses débuts littéraires dans un journal rouennais de lycéens, le Colibri, « journal de littérature, des théâtres, des arts et de la mode ». Mais c’était en mars 1837 : il avait alors quinze ans, et si le paradoxe est amusant, il n’a pas grande signification. Flaubert est alors fort attiré par le succès et la gloire, et il est stimulé par son ami Alfred le Poittevin. Si le seul fait de publier dans un journal n’a pas beaucoup d’importance à un moment où Flaubert ne peut pas encore avoir un point de vue bien arrêté sur la presse, sur l’Art, il reste que le texte qu’il publie : le Commis, « leçon d’histoire naturelle » est l’esquisse de l’un des thèmes chers à la maturité de Flaubert. Il est très influencé par la mode des « physiologies » (60) et sacrifie aux lois du genre : c’est la description « naturaliste » de l’apparence et des mœurs d’un type de l’époque. Le personnage du commis, expression de la médiocrité bourgeoise, est peut-être le prototype, du moins pour certains traits, de Homais et même de Pécuchet.

Il est plus intéressant et plus significatif de voir comment il se comporte une fois arrivé à l’âge mûr. Son refus de publier, lié au jugement qu’il porte sur la presse et le public ne dure pas très longtemps, du moins sous la forme d’un principe. On a vu que par fidélité à ses principes, élaborés dès 1846, il refuse absolument de publier. Mais, dès 1850, il ne cherche plus de raison doctrinale à son refus, qui est plutôt une répugnance, qu’il tente de comprendre :

Je me demande d’où vient le dégoût profond que j’ai maintenant à l’idée de me remuer pour faire parler de moi. Je ne me sens pas la force de publier (…). Autant travailler pour soi seul (…). Et puis le public est si bête ? Et puis qui est-ce qui lit ? Et que lit-on ? Et qu’admire-t-on ? (61).

Dans cette lassitude, que traduit une suite de questions désabusées, mal liées entre elles, il y a en fait comme un reflet de l’échec de la première version de la Tentation de Saint-Antoine. La désapprobation que la lecture a fait naître chez ses amis l’a certainement fait douter de lui. Son refus de publier n’est pourtant plus convaincu. En effet, un peu plus tard, il envisage avec hésitation de publier :

Si je publie (ce dont je doute), ce sera uniquement par esprit de condescendance vis-à-vis de ceux qui me le conseillent, pour ne pas avoir l’air d’un orgueilleux, d’un ours entêté (62).

La raison invoquée étonne de la part d’un homme qui se vante si souvent de vivre comme un ours blanc sur son glaçon du pôle… Il est certain que Flaubert se révèle aussi plus influençable qu’il ne le dit et que l’insistance de Louise Colet ou de Du Camp ne sont pas sans effet. Il écrit ici à un ami de longue date, et on peut penser qu’il ne veut pas avoir l’air de renier ses principes. En effet, en 1852, il ne refuse plus de publier : ce qu’il veut, c’est être parfaitement prêt à la publication. C’est ce qu’il explique à Du Camp :

Je t’ai dit que j’irais habiter Paris quand mon livre serait fait et que je le publierais si j’en étais content. Ma résolution n’a pas changé (63).

On peut noter encore la souplesse du ton de Flaubert, selon qu’il s’adresse à l’un ou l’autre de ses amis : il explique différemment son changement de point de vue selon la personnalité de son interlocuteur. Mais il met tant de conviction à exprimer l’opinion d’un moment qu’il semble n’avoir jamais changé dans ses jugements et les avoir formés une fois pour toutes. C’est peut-être ce « dogmatisme » apparent de Flaubert qui masque ses revirements et ses incohérences.

Les Goncourt ont senti, un peu plus tard, ces contradictions en Flaubert :

C’est un homme qui, par l’emportement qu’il donne à ses opinions, semble les avoir faites ; et cependant, elles viennent de ses lectures plus que de lui-même (64).

On pourrait ajouter qu’elles viennent de toutes les influences qu’il subit : en particulier l’influence de ses amis et du cercle de relations dont il s’entoure. Finalement, le refus de toute publication n’a pas longtemps tenu chez Flaubert. S’il attend quelques années après avoir décidé qu’il publierait — le temps d’achever Madame Bovary — sa résolution est prise et reste ferme : il veut montrer au public seulement une œuvre achevée, parfaitement travaillée. C’est l’orgueil de Flaubert qui l’empêche de se lancer immédiatement dans la vie littéraire, la peur de l’échec, cet « immense orgueil voilé » dont parlent les Goncourt (65), et qu’il masque sous d’autres raisons. Il méprise les arrivistes que sont les journalistes, mais cède au même courant qu’eux. La différence réside souvent en ce qu’il y met plus d’amour-propre et qu’il ne veut pas la célébrité à tout prix. Mais son œuvre a trop d’importance à ses yeux pour qu’il la garde pour lui ; il ne se conduit pas jusqu’au bout en « aristocrate », en « dilettante ». Il écrit à Louise Colet :

Tu ne trouves pas la Bretagne une chose assez hors de ligne pour être montrée à Gauthier et tu voudrais que la première impression qu’il eût de moi fût violente. Il vaut mieux s’abstenir. Tu me rappelles à l’orgueil. Merci. (…). Ma répugnance à la publication n’est au fond que l’instinct qu’on a de cacher… (66).

Plutôt que I’« instinct de cacher », c’est la peur de l’échec, semble-t-il. Flaubert ne refuse pas le succès, bien au contraire. Mais il veut commencer sa vie littéraire par un coup d’éclat. Il refuse le travail ingrat au jour le jour, les difficultés et les compromissions trop dégradantes que connaissent les journalistes qui veulent « arriver ». Sa situation sociale le lui permet. Mais une fois décidé, il est quand même prêt à faire les accommodements nécessaires. Il a dans I’action une souplesse que ne laissent pas soupçonner ses principes violemment exprimés. La publication de Madame Bovary est un exemple de choix. De même qu’il a conseillé à Louise Colet de publier la Paysanne d’abord dans la presse, il publie Madame Bovary d’abord dans la Revue de Paris. Ce n’est pas travailler en journaliste, être obligé d’écrire au plus vite des articles imposés : Flaubert, lui, arrive à la Revue avec une œuvre patiemment élaborée, il peut, dès l’abord se servir, selon le terme de Zola, du levier qu’est la presse ; il a les avantages sans les inconvénients, il est dommage qu’on n’ait pas les lettres que Du Camp et Flaubert ont échangées à ce moment. Les renseignements sur les tractations qui eurent lieu pour la publication du roman de Flaubert dans la Revue auraient été précieux. Si Flaubert se plaint du mauvais vouloir des rédacteurs, on peut s’étonner de sa hargne : car Du Camp lui donne alors la possibilité de faire un début brillant dans les lettres. Flaubert ne néglige en tout cas rien pour arriver au succès, il se préoccupe des réclames que fait la presse, même si c’est pour s’en gausser : « La réclame du Figaro n’était pas bien forte. As-tu remarqué « sobre et ennemi de l’emphrase (sic). Cela m’a fait bien rire » (67). Il s’inquiète parce que dans l’annonce publiée dans la Revue, on a déformé son nom en Faubert. Lui qui se récrie contre les corrections qu’imposent les directeurs de journaux, il accepte — à contre-cœur, il est vrai — de se plier pendant un temps à la discipline du Journal. Ce n’est que lorsque les coupures sont très importantes et décidées sans son avis, qu’il proteste en refusant de prendre la responsabilité d’un texte tronqué. Le fait même qu’il accepte de publier son roman en plusieurs fois est étonnant de sa part : c’est encore un sacrifice consenti à la publicité, car de l’avis même de Flaubert, Madame Bovary perd à ne pas être lu et considéré dans son ensemble. C’est pourquoi il préfère que ses amis lisent le roman en volume (68). Pour atteindre un vaste public, pour faire des débuts plus remarqués, Flaubert sacrifie donc ses principes.

De plus, lui qui honnit les journalistes qui vivent de leur plume, il ne méconnaît pas le côté matériel de la publication et n’est pas mécontent de gagner de l’argent. Sous une forme impersonnelle, il déclare à sa cousine : « Flaubert se flatte d’être un excellent homme d’affaires parce qu’il a vendu son livre 2.000 francs » (69). Et surtout à Maurice Schlesinger :

Un éditeur m’est venu faire des propositions… qui ne sont pas indécentes. Je vais donc gagner de l’argent ; grande chose ! chose fantastique ! — et qui ne me sera pas désagréable par le temps de misère (et de misères) qui court (70).

Il y a un détachement apparent dans l’étonnement et les exclamations ; mais Flaubert n’est pas mécontent, malgré tout : s’il a les moyens de travailler en paix à son œuvre sans se soucier de gagner sa vie, il ne peut pas faire face à tous les frais qu’entraîne la publication. Il n’a pas les moyens de se comporter en « aristocrate » jusqu’au bout, de publier exclusivement pour l’amour de l’art. On ne saurait reprocher à un écrivain de gagner de l’argent avec ses livres, mais ici l’attitude de Flaubert étonne de la part d’un homme qui proclame des principes rigides. Flaubert déteste ce qui est extérieur à l’Art, mais cette théorie est démentie par son action.

À l’égard de la presse et de la publicité, il ne change pas désormais d’attitude. Il accepte que les journaux parlent à l’avance de Salammbô. Certes, il ne le leur a pas demandé, mais il a bien fallu qu’il parle de son travail en cours, et il connaît « l’indiscrétion » de la presse :

Le public, il paraît, s’occupe de nos Seigneuries, car on a annoncé dans trois journaux que je faisais un roman carthaginois intitulé Les Mercenaires ; cela est très flatteur, mais m’embête fort ; on a l’air d’un charlatan, et puis le public vous en veut de l’avoir fait attendre (71).

Il se soucie donc de l’opinion que le public peut avoir de lui, et loin de dénoncer la presse de « l’indiscrétion », il se montre flatté du bruit qu’on fait autour de son nom. D’ailleurs, il se soucie de publier dans les meilleures conditions possibles : il retarde la publication de Salammbô, pour que le roman soit plus remarqué, car la publication des Misérables au même moment risquerait de nuire à son succès (72). Il se préoccupe fort des critiques de ses œuvres qui paraissent dans les journaux et demande à ses amis de les lui envoyer : il en fait tout un recueil, dont une partie a été retrouvée dans les dossiers de Rouen. Il accepte que des fragments de ses œuvres soient publiés dans les journaux : le souci est double, celui de la publicité et celui du gain possible. Nous l’avons vu pour Madame Bovary ; en janvier 1857 paraissent des fragments de la Tentation de Saint-Antoine, dans l’Artiste (73). En 1858, il publie, encore dans l’Artiste, un chapitre sur les pierres de Carnac, tiré de Par les Champs et par les Grèves. Mais le cas est ici un peu différent, et d’ailleurs intéressant : car le compte rendu de son voyage en Bretagne est écrit un peu comme un reportage. Il est divisé en chapitres — écrits alternativement par Du Camp et par lui — qui sont calibrés de façon à pouvoir être publiés séparément dans les journaux. Le livre n’a pas une unité d’ensemble, et ne perd pas à être fragmenté. Mais Flaubert autorise aussi qu’on traduise ses œuvres, et il ne se soucie pas tellement de la qualité de la traduction. Cette permission qu’il accorde correspond au même souci que le consentement qu’il apporte à une publication fragmentaire dans les journaux : Son attitude est en contradiction avec le principe selon lequel l’Art doit être préservé de toute impureté : une œuvre devrait être lue dans son intégralité et dans la langue originelle, puisque le style a une importance capitale. Flaubert semble avoir des mobiles peu différents de ceux des journalistes. Il lui arrive même une fois, en cédant à la colère, de chercher à se venger d’une manière assez basse. Un certain Frœhner accuse Flaubert, dans un article de la Revue Contemporaine, d’avoir puisé tous ses renseignements archéologiques pour Salammbô dans la collection Campana, de création récente. L’indignation de Flaubert s’exhale de curieuse façon :

J’aurais, j’ai besoin de savoir pourquoi on a mis le gars Freber (sic) à la porte des universités. S’informerrrr (sic) (74).

Flaubert est prêt à diffamer son accusateur, à employer les moyens vils qu’il reproche à la petite presse : rechercher dans la vie privée des gens les détails scandaleux qui le discréditeraient auprès du public. Il est vrai que Flaubert ne va pas au bout de cette vengeance et qu’il se contente de répondre, dans l’Opinion nationale, qu’il a terminé Salammbô avant la publication des livres de cette collection. Mais Flaubert ne prend pas conscience de cette contradiction qui veut qu’il emploie des moyens semblables à ceux qu’il condamne le plus chez les journalistes. S’il critique parfois violemment le système de la presse, et s’il en fait une condamnation radicale, il lui arrive pourtant d’entrer dans ce système.

Nicole Frénois

***

L’ensemble de l’étude est réparti ainsi  : Flaubert et la presseLa haine de Flaubert pour les journaux Les journalistes – La presse par opposition à l’art – Flaubert contre la presseLa critique journalistiqueL’influence directe de la presse sur FlaubertInformation et documentation L’intérêt de Flaubert pour l’actualitéPublication et vie sociale 1Publication et vie sociale 2L’influence a contrario de la presse sur Flaubert : la création littéraireLes personnages romanesques et la presseLa presse dans L’Éducation sentimentaleConclusion

***

(45) À Maxime Du Camp, 21 octobre 1851, C. II p. 322

(46) Cf par exemple : « si je ne veux pas de bruit pour moi (…), toute ma vanité s’est reportée sur les autres ».

À Louise Colet, fin septembre 1847, C. II p. 48.

(47) Du Camp op. Cit. tome II p. 187.

(48) À Louise Colet, 9 octobre 1852.

(49) À Louis Bouilhet, 6 juillet 1855, C. IV p. 81.

(50) Au même (c’est-à-dire Louis Bouilhet), 6juillet 1855, C. IV p. 81.

(51) À Louis Bouilhet, 30 septembre 1855, C. IV p. 92.

(52) Cf. lettre à Louise Colet, 20 mars 1853, C. III p. 124.

(53) C’est moi qui souligne.

(54) À Louise Colet, nuit du 1er au 2 octobre 1852, C. III p. 32.

(55) À Louise Colet, 2 juillet 1853, C. III p. 261. C’est moi qui souligne.

(56) Cf. en particulier à Louise Colet, 1er mars 1852, C. II p. 369, 3-4 juillet 1852, C. II p. 455.

(57) À la même, 5-6 juillet 1852, C. II p. 459.

(58) À Louise Colet, 23 janvier 1853, C. III p. 88.

(59) Zola op. cit. lettre à Valabrègue, 8 janvier 1866, p. 277.

(60) Cf. Édouard Maynial La Jeunesse de Flaubert. Chap. II Flaubert à quinze ans : le Colibri p. 82.

(61) À Louis Bouilhet, 4 juin 1850, C. II p. 201.

(62) À Ernest Chevalier, 17 janvier 1852, C. II p. 335.

(63) À Du Camp, 26 juin 1852, C. II p. 445.

Cf. aussi à L. Colet, 22 avril 1854, C. IV p. 63.

(64) E. et J. de Goncourt, op. cit. tome V p. 115.

(65) Ibid., 23 novembre 1862, p. 208.

(66) À Louise Colet, 3 avril 1852, C. II p. 384.

(67) À Louis Bouilhet, 13 octobre 1856. Suppl. I p. 207.

(68) Cf. à Madame Schlesinger, 2 octobre 1856 « Comme avec vous j’ai toutes mes faiblesses, je ne veux pas que vous me lisiez dans un journal, par fragments et avec quantité de fautes d’impression » C. IV p. 126.

(69) À Olympe Bonenfant, 9 avril 1856. Suppl. I p. 200.

(70) 2e quinzaine d’octobre 1856, C. IV p. 133.

(71) À Louis Bouilhet, 12 août 1857, C. IV p. 217.

(72) Cf. à Maurice Schlesinger, 28 janvier 1862. Suppl. I p. 281 et à J. Duplan, 2 janvier 1862, C. V p. 4 « je suis presque résolu à attendre que la première flambée des Misérables se soit éteinte, c’est-à-dire à publier au mois d’octobre prochain ».

(73) Lettre à son frère Achille, 20 janvier 1857.

« Tu recevras au milieu de la semaine prochaine ce qui a paru de moi dans l’Artiste. Il y aura quatre numéros, ce sont des fragments de la Tentation de Saint-Antoine. » C. IV p. 153.

(74) À Jules Duplan, 12 janvier 1863. Suppl. I p. 312. Pour la réponse de Flaubert voir C. V p. 75.

(75) À Mlle Le Royer de Chantepie, 18 mars 1857, C. V p. 164 « j’ai un peu couru le monde et je connais à fond ce Paris que vous rêvez ; rien ne vaut une bonne lecture au coin du feu ».