La critique journalistique

Les Amis de Flaubert – Année 1970 – Bulletin n° 37  – Page 16
 

La critique journalistique

Flaubert et la presse — 6

 

Si Flaubert illustre sa « théorie de la presse » par de nombreux exemples de la turpitude des journaux et des journalistes, c’est, sans doute, dans sa description de la critique qu’il se montre le plus précis et le plus virulent.  À part, quelques allusions à la critique picturale, il a pour objet essentiel la critique littéraire. C’est que là, la littérature s’articule étroitement à la presse. Flaubert parle de ce qu’il connaît bien — il lit surtout des revues littéraires — : il peut y trouver une illustration particulière de ses théories, un aliment constant de son dégoût pour la presse, et il lui arrive, à travers les articles et les journalistes critiques eux-mêmes, de remonter jusqu’au principe de la critique. Le jugement que Flaubert porte sur la critique est formé avant 1856, c’est-à-dire avant le moment où il publie. Il est lié aux principes essentiels de la création artistique, en particulier la haine des écoles et de l’amour, de l’originalité. Ce jugement ne peut qu’être renforcé par son expérience personnelle : les critiques lui sont défavorables au début de sa « carrière » d’écrivain et ne se radoucissent un peu que parce que les œuvres de Flaubert trouvent le succès auprès du public.

Les critiques ne sont d’abord pour Flaubert que des journalistes : c’est l’insulte suprême. Mais de plus, ils semblent concentrer en eux tous les vices des journalistes. C’est pourquoi il a contre eux un cri d’exaspération si possible plus fort que contre l’ensemble de la presse : « Mais, mon Dieu, qu’est-ce qui exterminera donc les critiques, pour qu’il n’en reste plus un ! » (26).Flaubert justifie cette violence excessive par des exemples tout au long de ses lettres. Comme leurs confrères, les critiques sont ambitieux, ils cherchent à se pousser et se soucient fort peu de la qualité et de la justesse de ce qu’ils écrivent. Il a L. Énault en horreur particulière et le dénigre surtout devant Louise Colet, dont les œuvres ont été démolies par lui :

Veux-tu qu’au milieu du tourbillon où il vit avec l’infatuation de sa personne, la croix d’officier, les réceptions chez M. de Persigny, etc ; il puisse garder assez de netteté pour sentir une chose neuve, originale, nouvelle (27) ?

Les critiques ne sont que des imbéciles et des envieux « eux qui n’ont pas même la science pour cacher leur lèpre jalouse » (28). Ils sont incapables de juger correctement une œuvre parce que leur trait principal est celui des autres journalistes : la vénalité. Ils se mettent au service, non de l’Art, mais des gens puissants, ils trempent dans les plus viles intrigues, leur besogne n’est pas de voir les qualités réelles d’une œuvre, mais detenir compte de manœuvres et d’influences étrangères à l’Art. Aussi le mot « critique » n’a-t-il jamais, chez Flaubert, une valeur positive : il prend toujours le sens de blâme, de dénigrement :

Ô critique, voilà tout ton but maintenant : faire mousser ou bien échigner, deux très jolies métaphores et qui donnent une idée de ta besogne (29) ! ! !

Dans une lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, en 1858, Flaubert explique plus précisément dans quelles conditions travaillent les journalistes critiques :

Il y a dans les journaux prétendus sérieux un homme qui fait, à la brassée, et tant bien que mal la critique des livres :

1) Pour les éreinter si les susdits ouvrages sont antipathiques du journal ou à quelqu’un des rédacteurs, et

2) Pour les pousser, toujours sur la recommandation de quelqu’un (30).

Les critiques sont, selon lui, les moins désintéressés de tous les journalistes. Eux qui devraient se consacrer à l’Art ils sont plus soumis que les rédacteurs politiques aux influences extérieures, aux pressions, aux manœuvres. Flaubert, dans ses lettres, ne se fait pas faute d’entrer dans le détail des intrigues, dont il a connaissance, ou qu’il soupçonne seulement. Si, par extraordinaire, un article favorable à Louise Colet a été publié dans la Revue de Paris, n’est-ce pas pour cette raison que Du Camp n’a pas signé le numéro (31). Derrière chaque difficulté que rencontre Louis Bouilhet ou Louise Colet, il voit l’action d’une personnalité malveillante. Parce qu’il soupçonne Maxime Du Camp de jalousie et de mauvais vouloir à son égard et à l’égard de ses amis, il pense que c’est de la même façon, par les intrigues, que se fait la critique dans tous les journaux. « Ignoble ». « infamie », tels sont les mots qui reviennent sans cesse sous sa plume pour qualifier les machinations dont ses amis sont, pense-t-il, victimes de la part des journalistes : articles défavorables, refus d’insérer un article favorable, ou simplement le silence. Si Flaubert s’indigne surtout de la malveillance des critiques contre ses amis, il prend feu également contre les attaques injustifiées que subissent d’autres écrivains. II garde particulièrement rancune à Gustave Planche, de la Revue des deux mondes, d’un article contre Hugo qui date de 1837 :

Il y a des choses qui vous blessent si profondément aux plus purs endroits de l’âme, que la cicatrice est éternelle, et il est certain que je verrais le gars Planche crever sous mes yeux avec une certaine satisfaction (32).

Ainsi, comme les autres journalistes et plus qu’eux, les critiques se vendent et ce qui leur manque le plus, c’est la loyauté et la conviction. D’un article défavorable de Villemain sur la Paysanne, poème de Louise Colet que Flaubert prise spécialement, il dit : « Du reste ces articles ne sont pas convaincus ; on y sent un parti-pris, un dessous de cartes qui vous échappe » (33). Pour gagner de l’argent — en se soumettant aux manœuvres — pour satisfaire une vengeance personnelle, pour nombre de motifs qui n’ont aucun rapport avec l’Art — motifs politiques à propos de Hugo, par exemple — les journalistes critiques détruisent les belles œuvres et vantent la médiocrité.

L’attitude de Flaubert à l’égard des critiques de journaux n’est pas une exception au XIXe siècle : beaucoup d’écrivains ont la même attitude (34), et cela se comprend dans la mesure où la critique les atteint particulièrement. Un Balzac, dans sa Monographie de la presse parisienne, a déjà fait le procès des critiques. Mais, il y a loin du pamphlet impersonnel, monographique et satirique, à l’explosion haineuse de Flaubert. Cela tient, certes à la forme d’expression. De plus, le pamphlet de Balzac systématise et outre ses idées, alors que la haine de la presse en général, des critiques, en particulier, est constante et fondamentale chez Flaubert.

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Flaubert n’attaque pas seulement les critiques pour leur vénalité leur jalousie, leur arrivisme, qui les mettent au rang des autres journalistes. Il s’en prend aussi à leur niveau intellectuel. Il est plus précis que lorsqu’il parle des publicistes, car il lit plus d’articles de critique et avec plus d’attention.

Outre qu’il est méchant et vénal, le critique est un incapable et un ignorant. « Lui qui sait à peine sa langue, il est puriste », dit Balzac en parlant d’une variété particulière de journaliste, le « critique négateur » (35). Voilà une réflexion qui ravirait Flaubert ; il exprime sous une autre forme la même opinion. Plus un critique est ignorant, plus il est péremptoire. Flaubert n’épargne pas même ses amis, Zola, par exemple : « L’aplomb de Zola en matière de critique s’explique par son inconcevable ignorance » (36). Que dire alors des critiques dont il lit le nom et les articles dans les journaux, et contre lesquels s’exerce sa hargne ? Délaissant un instant la critique littéraire, il parle de Thoré, critique d’Art, qui fit d’abord dans les journaux, la critique des Salons sous le nom de W Burger :

J’ai feuilleté le livre de Thoré. Quel bavardage ! Que je m’estime heureux de vivre loin de tous ces gaillards ! Quelle fausse instruction ! Quel placage, quel vide ! (37).

Notons qu’il s’agit là d’un livre et non plus d’articles de journaux. Mais, c’est encore l’ignorance des journalistes que vise Flaubert. Ils ne savent pas de quoi ils parlent. C’est le comble, lorsque Paul Meurice vient lui proposer de « faire le salon » dans le Rappel, à lui qui ignore tout de la technique de la peinture ! (38). Flaubert y voit un geste symbolique. On pense encore à Balzac, parlant du « critique farceur » : Il écrit sur tout ; il parlera des arts sans en rien savoir » (39). Flaubert refuse avec indignation une pratique qui est monnaie courante dans le monde de la presse. Ce qui l’exaspère, c’est que le critique compense son ignorance par une prétention déplacée. Là non plus, les exemples ne lui manquent pas. Parlant d’un article de Pelletan sur la Paysanne, ils’exclame :

Comme l’article de Pelletan est bête ! (…) Il avait à faire un article sur un poème et c’est de cela qu’il s’inquiète le moins. Il se prélasse à faire des phrases, prend toute la place pour lui, copie deux passages, bavache un éloge et signe (40).

Il semble d’ailleurs que, d’année en année, l’acrimonie de Flaubert contre les critiques, leur ignorance et leur manque de conscience se fasse plus virulente. Soumis aux pressions extérieures, ignorants des principes de l’art qu’ils prétendent juger, lisent-ils seulement les œuvres qu’on leur confie .

Y a-t-il maintenant, je ne dis pas de l’admiration ou de la sympathie, mais l’apparence d’un peu d’attention pour les œuvres d’art ?… Quel est le critique qui lise le livre dont il ait à rendre compte ? (41).

Notons que, malgré ce maintenant, qui semble impliquer des faits nouveaux (on pense à la chute de l’Empire, à la libération des lois sur la presse) Flaubert n’a jamais trouvé auparavant de raison de vanter la critique des journaux. Ce maintenant, dont il aime à user, fait, en réalité, allusion à l’époque moderne qu’il a particulièrement en horreur et qui lui semble marquée par la bêtise bourgeoise.

Il n’est pas étonnant que, stigmatisant l’ignorance des journalistes, Flaubert s’en prenne au contenu même des articles critiques : médiocrité, haine de l’originalité, deux traits qui n’en font qu’un, percent dans chaque article. Les critiques trouvent leur aliment dans le dénigrement systématique, et se prennent de plus au sérieux :

Quelle pauvre occupation que la critique ! (…) La médiocrité s’assouvit à cette petite nourriture quotidienne qui, sous des apparences sérieuses, cache le vide (43).

Cette médiocrité que Flaubert reproche à la presse, il la constate particulièrement chez les critiques, sous une des formes qu’il a le plus en horreur : l’abaissement des grands talents, l’exaltation des médiocres, qui sont seuls accessibles aux critiques :

Ce qui m’indigne tous les jours, c’est de voir mettre sur le même rang un chef-d’œuvre et une turpitude. On exalte les petits et on rabaisse les grands ; rien n’est plus bête ni plus immoral (43).

En somme, le journalisme pratique le « nivellement par la base ». C’est, on l’a vu, un thème de révolte qui lui est cher. Il souligne cet éloge de la médiocrité dans tout article critique : ainsi, Sainte-Beuve louant « un tas de médiocrités » et citant à peine Bouilhet (44). Cette « exaltation du bas » s’assortit inévitablement d’un dénigrement systématique des œuvres nouvelles et belles. C’est encore une constante des journalistes que Flaubert retrouve accentuée chez les critiques : la haine de l’originalité de tout ce qui est fort et neuf. « Tout ce qui sort de la ligne commune effraie — « Sus à l’originalité » — C’est le cri de guerre intérieur de toutes les consciences » (45). Il rappelle à tout moment combien les grands écrivains ont été et sont persécutés par la presse. Il en arrive ainsi à l’idée paradoxale qu’il vaut mieux être sifflé qu’applaudi par de tels hommes, et que la persécution est un signe qu’on a du talent… Plusieurs fois, il assure à Louis Bouilhet, à Louise Colet, que s’il n’avait pas été à l’origine persuadé de leur valeur, le déchaînement de la presse contre leurs œuvres l’en aurait bien vite assuré. Ainsi le manque de succès auprès de la critique devient la marque extérieure du génie. Mais une telle idée était courante chez les romantiques, elle se retrouve chez les écrivains qui s’opposent à la société dans laquelle ils vivent (46).

Flaubert adopte le mythe de l’artiste de génie mal à l’aise dans la société, incompris et repoussé par elle : c’est le mythe de Baudelaire dans l’Albatros. Une lettre entre autres est caractéristique dans sa systématisation. Il parle à Louise Colet :

Tu t’étonnes d’être en butte à tant de calomnies, d’attaques d’indifférence, de mauvais vouloir. Plus tu feras bien, plus tu en auras (…). On peut calculer la valeur d’un homme d’après le nombre de ses ennemis et l’importance d’une œuvre au mal qu’on en dit (47).

Cette lettre en dit long au demeurant sur la piètre opinion que Flaubert a des hommes, de ses contemporains surtout. Le journaliste, voilà l’ennemi…

Flaubert décrit d’un point de vue psychologique, pourrait-on dire, la race des journalistes critiques : il dénonce leur caractère dénigreur, envieux, médiocre. Mais il s’applique aussi à en déceler les causes : c’est la jalousie de la médiocrité pour ce qui la dépasse, la jalousie du critique, écrivain avorté pour le créateur. De même que pour les autres journalistes, Flaubert ne cherche pas à voir pourquoi un homme a choisi de travailler dans un journal plutôt que de créer dans l’isolement. En guise d’explication il parle de race, sans penser aux causes sociales. Pour lui, le critique n’est qu’un parasite destructeur :

Ô critiques ! Éternelle médiocrité qui vit sur le génie pour le dénigrer ou l’exploiter ! Race de hannetons qui déchiquetez les belles feuilles de l’Art (48) !

Le journaliste critique, celui qui devrait être le plus proche de l’Art n’est que le chien de garde de la littérature, il veille au bon ordre : qu’aucune œuvre ne dépasse la médiocrité générale ! Le critique est aux ordres de la sottise générale. Pour la qualifier, Flaubert use de comparaisons virulentes et insultantes. Le critique est mutilé et stérile :

Le bourgeois se rassure à la vue d’un gendarme et l’homme d’esprit à celle d’un critique ; les chevaux hongres sont applaudis par les mulets (49).

Balzac a exprimé une idée tout à fait semblable : « II existe dans tout critique un auteur impuissant. Ne pouvant rien créer, le critique se fait le muet du sérail » (50). Mais Flaubert s’exprime lui, avec une hargne toute personnelle et plus insultante dans l’expression. Il cherche la comparaison la plus avilissante possible et ne ménage pas son dégoût de créateur pour les ratés envieux que sont les critiques :

On fait de la critique quand on ne peut pas faire de l’Art, de même qu’on se met mouchard quand on ne peut pas être soldat (51).

Le terme de mouchard résume tout à lui seul : bassesse, jalousie, lâcheté et surtout trahison, pour le critique : trahison de l’Art. Il est remarquable que Flaubert ait formulé cette opinion dix ans avant de publier sa première œuvre.

Il est certain que la réaction des journaux au moment où Madame Bovary est publiée ne peut que le confirmer dans son jugement. Il se montre pourtant légèrement étonné quand il se rend compte qu’on le prend à parti et qu’il est lui-même engagé dans la lutte :

Comme j’ai été embêté cet hiver (…) ! On commence même à me démolir et j’ai présentement sur ma table un bel éreintement de mon roman publié par un monsieur dont j’ignorais complètement I’existence (52).

Étant donné la date de la lettre, il s’agit certainement du premier article écrit sur Madame Bovary, avant même de la publication du roman en volume : un compte rendu de Duranty dans le Réalisme du 15 mars 1857. C’est en effet un article malveillant qui peut étonner de la part du « premier soldat du réalisme », comme l’appelle M. Crouzet (53). Pour Duranty l’émotion prime la description en art et il reproche à Flaubert sa sécheresse. Flaubert ne se préoccupe pas de répondre à cette attaque (54), mais il lit les critiques sur son roman, comme s’il y cherchait une confirmation de son opinion. Et en effet il ne trouve qu’intrigues obscures :

Avez-vous lu le ré-éreintement de la Revue des Deux Mondes, numéro du 15 courant, signé Deschamps ? Ils y tiennent, ils écument. Est-ce bête ? Pourquoi tout cela ? Que dit le grand pontife Planche ? D’où vient l’acharnement de Buloz contre votre ami (55) ?

S’il accorde plus d’importance à la critique qu’il ne semblait le faire avant d’être publié, il bute toujours sur le même défaut : les critiques même s’ils n’éreintent pas toujours, ne savent pas de quoi ils parlent, et manquent d’une méthode et de connaissances pour juger à bon escient :

J’ai reçu un numéro ce matin du Journal du Loiret où il y a un article de Cormenin très bienveillant. Mais vous l’avouerai-je, je n’en ai pas encore trouvé un qui me gratte à l’endroit sensible, c’est-à-dire qui me loue par les côtés que je trouve louables, et qui me blâme par ceux que je sais défectueux. Peu importe du reste… (56).

S’il ne déchaîne pas ses foudres de la même façon, c’est moins parce qu’il est mis lui-même en question que parce qu’il a affaire à ceux qu’il appelle ironiquement les « critiques autorisés » (57). S’il est facile de montrer que les petits critiques ignorants et médiocres se font les « mouchards » de l’Art, il est plus difficile d’aborder les maîtres. Il parle en des termes différents de Castille Énault, etc., qu’il appelle des « canailles » et de Sainte-Beuve ou de Taine. Il est vrai qu’avant de connaître Sainte-Beuve, il l’accable d’injures, en homme qui ne l’a pas vraiment lu : « Le Sainte-Beuve et toute sa boutique » ce « lymphatique coco », qui « ramasse les défroques les plus nulles et (…) continue son petit commerce » (58). Elles ne concernent pas la méthode de Sainte-Beuve. Plus tard lorsque l’article bienveillant du critique sur Madame Bovary l’incite à moins de partialité et à plus d’attention, c’est sa manière de travailler qu’il condamne ; selon lui, cette méthode, plus digne de considération que celle de la plupart des journalistes car Sainte-Beuve est cultivé, présente pourtant le même défaut : celui de négliger l’œuvre analysée pour considérer tous les à-côtés :

Est-ce que la critique moderne n’a pas abandonné l’Art pour l’histoire ? La valeur intrinsèque d’un livre n’est rien dans l’école Sainte-Beuve, Taine. On y prend tout en considération sauf le talent. De là, dans les petits journaux, l’abus de la personnalité, les biographies, les diatribes (59).

La méthode d’un Sainte-Beuve : étude du milieu d’où s’est produite une œuvre, des causes qui l’ont amenée, silence sur le style et la composition du livre même, dégénère en polémique personnelle lorsqu’elle est le fait des petits journalistes.

Au total, les journalistes critiques plus vils peut-être que leurs confrères en ce qu’ils approchent davantage l’Art, mais seulement pour le rétrécir, ne sont que de petits tyrans qui, par leur ignorance des problèmes de la création, sont incapables de juger une œuvre et qui pourtant prétendent imposer à l’artiste des règles de création. La critique fait œuvre de basse pédagogie : car, selon Flaubert, il est plus facile de reprendre les autres que de donner soi-même l’exemple de la création, plus facile d’édicter des règles que de faire du nouveau. Plus que les autres journalistes, les critiques lui paraissent une plaie de son époque.

Mais on doit noter que si Flaubert blâme particulièrement les critiques, c’est qu’ils se trouvent au confluent de deux manifestations de la pensée également honnies par l’écrivain. On a vu que les critiques étaient dotés des défauts propres aux journalistes. Mais Flaubert a contre eux un second grief ; ils font de la critique littéraire, genre qu’il déteste entre tous. De même qu’il attaque le principe de la presse, c’est le principe même de la critique qu’il vise à travers les critiques. Il ne se borne pas à son temps, et méprise aussi bien la critique d’Aristote ou de Voltaire (60). Mais il s’agit là d’un principe autre que celui de la presse, même s’ils se rejoignent souvent pour encourager la médiocrité. On peut se borner à dire que le critiqué, plus que le journaliste ordinaire, s’oppose au créateur, pour Flaubert. La critique est stérile, parce qu’elle discute des vétilles au lieu de comprendre une œuvre, parce qu’en créant des règles elle limite la création. Et de plus, elle est inutile puisque chaque créateur est son propre théoricien et que de la dynamique de l’œuvre même naissent la forme et le style nouveaux qui lui conviennent. Elle est même néfaste car, en prétendant apprendre aux écrivains leur métier, elle risque de les détourner de leur voie. Flaubert se déclare opposé au dogmatisme de la critique : « La médiocrité chérit la règle ; moi je la hais » (61). Il se tient en individualiste à l’écart du courant critique qui lui semble envahir son époque, ce qui est selon lui, une tendance émolliente et même destructrice. On peut noter qu’à son époque en effet, beaucoup d’écrivains publient dans les journaux — puis en volumes — des articles de critique : Gautier, puis Baudelaire, Zola et bien d’autres — il reste à se demander si cela fut vraiment un mal… En tout cas, Flaubert s’en étonne et s’en plaint, sans voir que le développement de la presse permet aux écrivains des’exprimer, non pas seulement par leur œuvre, mais de faire comprendre leurs idées esthétiques à un large public. Flaubert ne le voit pas, et c’est à propos de Sainte-Beuve qu’il se pose la question, envisageant, pour une fois, les problèmes matériels du journaliste :

Quand on les a (30.000 livres de rente), ne pas débagouler toutes les semaines dans les journaux. Pourquoi ne fait-il pas de livres puisqu’il est riche et qu’il a du talent (62) ?

Mais Sainte-Beuve a choisi la voie de la critique après avoir fait une fois œuvre d’écrivain. Flaubert ne comprend pas cette évolution puisque pour lui créer est le premier impératif, lorsqu’on en a la possibilité. Et il pense que la faculté critique est desséchante et qu’elle détruit le talent et la sensibilité initiales d’un homme. C’est déjà ce qu’il croit avoir remarqué chez Gautier, qui est pourtant pour lui un ami :

Ce que dit Gautier de Pradier est bien sec ; rien d’ému (…). C’est qu’à force de jouer du violon sur son cœur, les cordes s’en détendent (…). Tout s’avachit ensemble. Âme et style, poitrine et cœur (63).

Le critique est en somme au mieux réduit à jouer un rôle de virtuose. Mais l’artiste doit utiliser tout son talent à créer. C’est là la seule valeur morale : faire bien.

La haine que manifeste Flaubert à l’égard des critiques est donc dans une certaine mesure celle qu’il porte à la presse ; et cela d’autant plus que les hommes qu’il juge sont des journalistes qui concentrent en eux tous les défauts de leurs confrères. C’est aussi du mépris pour la critique telle qu’on la pratique dans les journaux et spécialement dans les revues littéraires : une œuvre prête aux accusations personnelles, tout autant que le commentaire de l’actualité. La malfaisance de la critique vient du fait qu’elle touche à ce que le créateur a de plus cher. Mais Flaubert déteste aussi la critique dans son principe. Le jugement qu’il porte sur sa nature est, plus encore que celui qu’il porte sur la presse, mais pour des raisons semblables, en liaison avec sa propre conception de l’art. La critique est la cheville entre journalisme et création littéraire. Si Flaubert dépasse souvent le simple jugement sur la presse, en entremêlant attaques contre le journalisme et attaques contre la critique en tant que genre littéraire, il reste qu’il prend fort souvent, et cela n’a rien d’étonnant, la critique dans les journaux comme illustration de sa « théorie de la presse ».

Conclusion :

Nous avons vu dans ses principes généraux quelle est la haine bien connue dans sa violence moins dans les nombreux exemples qu’il donne, que porte Flaubert à la presse. Il dénonce le mal que fait cette force du XIXe siècle.

Villemessant, Girardin, Buloz, Marc Fournier et deux ou trois autres, voilà les gens qui ont le plus avili de choses, le plus désespéré les artistes (64).

C’est la conclusion qu’il tire, dans ses dernières années ; il ne pardonne pas à la presse son action destructive et juge lui-même en « artiste ». C’est que cette haine qui l’anime est liée étroitement à sa conception de l’Art, elle est comme le revers d’une pensée unique : comme telle, elle est formée avant toute expérience. Et Flaubert met autant de fougue violente dans sa haine, que de lyrisme et de mysticisme dans son amour pour l’Art. Cette haine repose par ailleurs sur des faits précis : le comportement de la presse envers ses amis, envers lui-même, et ceux qu’il admire.

Cette haine est liée aussi à sa profonde honnêteté, qui lui fait refuser les compromissions, les dérobades, toutes les formes de la diplomatie, qui, selon lui, confinent à la prostitution. Ce ne sont pas les journalistes, pris individuellement, qui pourraient le réconcilier avec la presse. Cette haine est aussi du dégoût pour la bêtise, sous quelque forme qu’elle apparaisse : se vouer à un public qu’on méprise, à la médiocrité générale, n’est-ce pas s’abaisser ?

Mais cette haine, on l’a vue, a plusieurs causes « objectives » et en fait déterminantes. Il est d’abord une raison psychologique, et même physiologique : son manque de goût pour l’action, son tempérament indolent qui l’empêchent de suivre les pas d’un Du Camp, quand bien même ses principes ne l’auraient pas retenu. Mais il élève souvent à la hauteur de principe des tendances qui ont leur origine dans son tempérament ; il en est ainsi de sa misanthropie fréquente, qu’il ressent parfois comme anormale. N’avoue-t-il pas lui-même qu’il a des réactions dignes de Rousseau (65) ? Enfin et surtout, sa position sociale, et sa relative aisance lui permettent de juger la presse en homme indépendant. Il stigmatise la presse dans ses manifestations sans examiner sa place et sa fonction sociales. Sa façon de faire du journaliste une espèce est caractéristique d’une manière de penser « aristocrate » dit-il, en réalité celle d’un bourgeois que les moyens et le désir de faire partie d’une caste intellectuelle.

Ses tendances profondes, sa formation, ses opinions politiques, reflet de son milieu : toutes ces raisons qui portent Flaubert à détester la presse, le conduisent donc à vivre cloîtré, à l’abri du monde extérieur, à mener une existence tout intérieure, tournée vers les joies de l’esprit, à faire de sa chambre un lieu clos de la création artistique. Il semble que ce soit son rêve en effet, n’être entouré que d’une élite :

Quel artiste donc on serait si on n’avait jamais lu que du beau, vu que du beau, aimé que le beau ; si quelque ange gardien de la pureté de notre plume avait écarté de nous dès l’abord toutes les mauvaises connaissances, qu’on n’eût jamais fréquenté d’imbéciles ni lu de journaux (66).

La lecture des journaux se trouve ici en fort bonne compagnie… C’est une assimilation hâtive peut-être ou du moins schématique, mais fort révélatrice de la position de principe de Flaubert visàvis de l’agitation de la foule, du bruit extérieur, de tout ce qui se trame d’infamies dans une société turbulente et ambitieuse dont la presse est pour lui le symbole.

Y atil pourtant « théorie de la presse » chez Flaubert ? Ce n’est pas vraiment un homme à principes, il est trop divers, trop sceptique pour cela. Et si l’on est obligé dans une étude de systématiser, il est certain que cette « théorie » n’est qu’une hypothèse, fondée sur les différentes réflexions de Flaubert. Mais on peut noter que les pointes acérées qu’il lance contre la presse sont constantes dans ses lettres du début à la fin de sa vie. À ce titre, on peut les considérer comme une des opinions qui n’ont pas varié chez lui, une des opinions les plus enracinées en lui. Et la logique de sa « théorie » voudrait qu’il ferme de plus en plus ses portes au monde extérieur, qu’il n’ouvre plus un journal, qu’il se refuse à toute vie sociale. Dans quelle mesure ses déclarations de principe, ce « côté esthétique et instinctif, moral » qui le fait parler sont sincères et se traduisent dans la pratique, c’est ce qu’il est donc à propos d’examiner. On ne peut s’arrêter à l’explosion de haine qui éclate d’abord, au refus farouche d’appartenir à un monde que déshonore la presse : il faut voir comment il peut se contredire dans ses lettres mêmes, comment aussi la vie qu’il mène peut n’être pas en accord avec sa manière de penser.

Nicole Frênois.

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L’ensemble de l’étude est réparti ainsi  : Flaubert et la presseLa haine de Flaubert pour les journaux Les journalistes – La presse par opposition à l’art – Flaubert contre la presseLa critique journalistiqueL’influence directe de la presse sur FlaubertInformation et documentation L’intérêt de Flaubert pour l’actualitéPublication et vie sociale 1Publication et vie sociale 2L’influence a contrario de la presse sur Flaubert : la création littéraireLes personnages romanesques et la presseLa presse dans L’Éducation sentimentaleConclusion

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(26)  À Louise Colet, 16 novembre 1852, C. III, p. 148.

(27) À la même, 28-29 juin 1853, C. III, p. 253.

(28) À la même, 14 octobre 1846, C. I, p. 376.

(29) À Louise Colet, 2-3 mars 1854, C. IV, p. 32

(30) 6 avril 1858, C. IV, p. 252.

(31) À Louise Colet, 4 septembre 1852, C. III, p. 14.

(32) À Louise Colet, 26 septembre 1853, C. III, p. 352.

(33) À la même, 1er juin 1853, C. III, p. 213.

(34) Cf par exemple Théophile Gautier – Préface de Mademoiselle de Maupin, mai 1834 – « Les journaux sont des espèces de courtiers ou de maquignons qui s’interposent entre les artistes et le public ».

(35) Monographie de la presse parisienne, J.-J. Pauvert, 1965, p. 122.

(36) À Madame Roger des Genettes, 27 mai 1878, C. VIII, p. 118.

(37) À Louise Colet, août 1847, C. II, p. 37.

(38) À George Sand, 27 mars 1875, C. VII, p. 235.

(39) Balzac op. cit. p. 123.

(40) À Louise Colet, 2 juillet 1853, C. III, p. 261. Voir aussi, à propos de Énault à la même, 16 novembre 1852, C. III, p. 49.

(41) À G. Sand, 4 décembre 1872, C. VI, p. 456.

(42) À Louise Colet, 15-16 mai 1852, C. II, p. 413-4.

(43) À G. Sand, 2 février 1869, C. VI, p. 9. Il faut souligner que Flaubert ne se place pas ici sur le plan de la moralité commune, mais qu’il s’agit de « moralité esthétique » ; cf « Ce qui est Beau est moral, voilà tout et rien de plus », lettre à Maupassant, 16 février 1880, C. VIII, p. 397.

(44) À Louise Colet, 16 février 1852, C. II, p. 367.

(45) À la même, 23 mai 1852, C. II, p. 418.

(46) Cf. Goncourt, Journal, 4 décembre 1867. « Il y a dans la petite presse des haines de si basse espèce et des envies de si peu de talent qu’on est presque honteux de l’honneur qu’elles vous font de s’attaquer à vous », t. VIII, p. 68.

(47) À Louise Colet, 14-15 juin 1853, C. III, p. 237. Cf aussi « Plus une œuvre est bonne plus elle attire la critique. C’est comme les puces qui se précipitent sur le linge blanc ». À la même, 1er juin 1853, C. III, p. 213. Notons ici l’emploi particulièrement frappant du mot critique au sens de blâme, et la comparaison

dégradante pour les critiques.

(48) À Louise Colet, 2 juillet 1853, C. III, p. 261.

(49) À la même, 9 décembre 1852, C. III, p. 59.

(50) Balzac, op. cit., p. 113.

(51) À Louise Colet, 14 octobre 1846, C. I, p. 376.

(52) À M. Schlesinger, fin mars 1857, C. IV, p. 167.

(53) In Un méconnu du réalisme : Duranty (Marcel Crouzet, Nizet Paris, 1964).

(54) Voir ce qu’il conseillait à Louise Colet le 14 octobre 1846 : « Méprise tous ces drôles (…) À quoi bon s’inquiéter de ce que ces merles piaillent ». C. I, p. 376.

(55) À Jules Duplan, vers le 16-17 mai 1857, C. IV, p. 179.

(56) À Jules Duplan, 10 ou 11 mai 1857, C. IV, p. 177.

(57) Expression tirée d’une lettre à sa nièce du 18 avril 1880, C. IX, p. 24.

(58) Expressions tirées de trois lettres, dans l’ordre : à L. de Cormenin, 7 juin 1844, C. I, p. 153 ; à Louise Colet du 16 février 1852, C. II, p. 367 et à la même, du 26 août 1853, C. III, p. 323.

(59) À George Sand avant le 18 octobre 1871, C. VI, p. 295. Cf aussi à la même, 2 février 1869, C. VI, p. 8.

(60) À Louise Colet, 14 octobre 1846, C. I, p. 376. Je n’ai pas cité Boileau, car si pendant longtemps Flaubert semble détester son côté critique — alors qu’il admire l’artiste — il finit par parler avec admiration du « législateur du Parnasse ».

(61) À Louise Colet, 7 septembre 1853, C. III, p. 337.

(62) À George Sand, 23-24 février 1869, C. VI, p. 13.

(63) À Louise Colet, juin 1852, C. II, p. 433.

(64) À la Princesse Mathilde, 16 avril 1879, C. VIII, p. 253.

(65) « Je tourne au Rousseau  Double effet de la solitude et de l’excitation. Nous finirons par croire à une conjuration d’Holbachique, tu verras »  À Louis Bouilhet, 17 septembre 1855, C. IV, p. 89.

(66) À Louise Colet, 15 juillet 1853, C. III, p. 281.