Les personnages romanesques et la presse

Les Amis de Flaubert – Année 1973 – Bulletin n° 43, page 26

 

Les personnages romanesques et la presse

Flaubert et la presse — 13

Chapitre II

On a vu combien sont perceptibles les contradictions de Flaubert dans son « Encyclopédie de la bêtise », combien à propos de l’article Journaux du Dictionnaire, il révèle involontairement l’influence qu’ont sur lui les journaux : influence qu’il admettrait sans doute dans la mesure où leur lecture alimente sa haine passionnée et ambiguë pour la bêtise, mais aussi influence plus profonde, comme « refoulée » par lui, car elle est, à travers la presse, celle de l’idéologie bourgeoise. Or, le « Sottisier » constitue le maillon entre la pensée brute, l’opinion qu’il exprime sans contrainte dans ses lettres, et la création littéraire. On pourrait, malgré sa systématisation et son allure d’œuvre autonome, accorder au Dictionnaire des idées reçues la même place dans le « laboratoire » de Flaubert. Dans son « Encyclopédie de la bêtise », il collectionne les exemples de bêtise, il en note le plus possible, qu’il les ait lus ou entendus : ce travail ne lui sert pas seulement à « exorciser » la bêtise, ce n’est pas une purification personnelle qu’il poursuit : les dossiers qu’il accumule constituent les matériaux de ses futurs romans. Certains thèmes développés à travers le « Sottisier » ou le Dictionnaire apparaissent dans les romans. Mais il y a une grande différence entre les notes primitives et ce qu’en fait ensuite Flaubert : à partir de cette abondante documentation, il stylise, il crée des types. C’est à l’étude de nombreuses coupures de journaux, de l’étude de différents styles, que naît l’article de M. Homais dans le Fanal de Rouen (1). C’est en dépouillant la collection du Charivari que Flaubert parvient à faire de Hussonnet le type du bohème mondain et arriviste (2). Au cours de cette maturation, de ce travail de stylisation, les contradictions que l’écrivain révèle dans des œuvres moins élaborées, sont peu à peu voilées. Mais il est justement intéressant de voir quel rôle est dévolu à la presse dans ses romans « modernes », comment il représente ces journalistes qui semblent être pour lui le symbole de la bêtise. Après ce qu’il en a dit dans ses lettres, il reste à voir comment il s’exprime à travers ses personnages, qui, tout en étant des représentants de côté corrompu que Flaubert voit dans la presse, garde l’empreinte ambiguë de leur créateur.

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Le commis – Le père Henry

C’est au moment où Flaubert rencontre Louise Colet, en 1846, qu’il commence à s’intéresser aux journaux, même si c’est le plus souvent pour les repousser. La presse ne joue qu’un rôle épisodique dans ses œuvres de jeunesse. Mais il est quand même à noter, car on y trouve l’embryon de ses révoltes et de ses haines de la maturité.

Le « commis », ce personnage qu’il décrit en 1837, n’est pas très intéressant en soi : il est campé à la manière de ces « Physiologies » alors à la mode. Pourtant, l’écrivain « donne un premier coup de crayon d’un personnage encore vague qui tient, virtuels, Homais et Bouvard », dit Monsieur Thibaudet (3). Le « commis », homme marié et rangé, ne dédaigne pas ce divertissement de choix qu’est la lecture des journaux :

« … Il prend son café au lait tous les dimanches matin, lit le Constitutionnel, l’Echo, les Débats, ou quelque autre journal de cette force. »

Ce qu’on peut noter, c’est que Flaubert cite ici, déjà, des journaux destinés aux bourgeois, ce qui n’a rien d’étonnant sous la Monarchie de juillet. Dans le « ou quelque autre journal de cette force » perce l’ironie féroce que Flaubert manie contre la presse dans ses lettres. Il assimile déjà volontiers le café au lait et la lecture des journaux, comme il le fera dans la lettre déjà citée qu’il adresse à L. Colet en 1846 (3). Au demeurant, cette physiologie est fort courte, et ne peut guère nous renseigner.

Au contraire, la première version de l’Éducation sentimentale (1845) — ou ce qu’on est convenu d’appeler ainsi, en fait elle ressemble peu à la version la plus connue — est beaucoup plus riche. On y trouve des remarques dispersées à propos des journaux, et fort souvent, c’est la pensée même de Flaubert qui s’exprime au travers de Jules, le personnage central du roman. Selon les « conventions » bourgeoises — c’est un fait que Flaubert note parmi les idées reçues — on lit quotidiennement les journaux, le soir en général : c’est ce que font le père d’Henry, et M. Renaud, qui sont deux figures secondaires du roman, soit, mais assez fortement esquissées. Le père d’Henry est déjà presque le type du bourgeois exécré de Flaubert : libéral, anticlérical, propriétaire attaché à son bien, nourri d’idées reçues et de préjugés, qui constituent son seul « savoir », il a aussi une certaine opinion de la presse :

Il voulait la liberté des cultes, mais il disait que celle de la presse était poussée jusqu’à la licence, et qu’on ferait bien d’envoyer quelques journalistes aux galères, de temps en temps, pour l’exemple. (6)

C’est là encore une opinion convenue, qui doit exciter l’ironie ou même l’indignation de Flaubert : dès 1835, celui-ci s’irritait de voir la censure rétablie… L’idée exprimée par le père d’Henry est d’autant plus choquante qu’elle est dite sur un ton uni, presque badin — c’est du « style indirect libre » — et qu’elle contredit la première opinion avancée, selon laquelle la liberté des cultes est nécessaire. Mais c’est surtout à la fin du roman, en renseignant d’un mot le lecteur sur le devenir de chacun des personnages, que Flaubert parachève son portrait du « bourgeois », avec une ironie très proche de celle du Dictionnaire :

Quant au père d’Henry, il déclame sans cesse contre les journaux, et il serait frappé le soir d’une attaque d’apoplexie, s’il avait passé la journée sans lire son journal, le journal, mon journal ! (7)

Cette dernière touche au portrait peint tout entier le père d’Henry, précurseur, plus que le « commis », du bourgeois qui paraît en filigrane dans le Dictionnaire, et qui lui non plus, ne peut se passer des journaux. Mais c’est en tant que trait final que cette phrase prend toute sa valeur : l’exclamation « son journal, le journal, mon journal ! », est en effet moins mordante que les articles Journaux du Dictionnaire et apparaît plutôt comme un trait humoristique. Au total, le père d’Henry est un personnage sans ambiguïté ; sa description a valeur de portrait, au même titre que celle de M. Prudhomme : il n’est pas envisagé dans son évolution, simplement il est, bloc immuable de sottise et de préjugés. Incapable de penser par lui-même, il est aussi incapable de juger les journaux et ne sait se défendre contre leur influence. Homais est un personnage plus subtil et plus difficile à comprendre, car il est peint dans son ascension sociale. Le père d’Henry, lui, n’est qu’une caricature que Flaubert s’amuse à croquer.

L’écrivain s’attarde plus à fouiller le caractère de Jules : et pourtant Jules est aussi un personnage « transparent », car il ne se démarque guère de Flaubert lui-même indolent et contemplatif comme lui. Sa position vis-à-vis des journaux est très différente de celle du « bourgeois », bien sûr : Jules les juge avec tout le recul nécessaire, en fait Flaubert se décrit en esquissant les réactions de son personnage :

« Les journaux lui semblaient aussi une source inépuisable de facéties avec leur dévouement au pays et leur amour de la morale publique, la lourdeur de leur style, par- dessus la futilité de leurs pensées, boîtes de plomb qui renferment du sable ; les plus grands, les plus sérieux, les plus majestueux, les plus rogues, étaient selon lui les meilleurs, de sorte qu’il n’y avait guère que le Charivari et le Tintamarre qui ne le fissent plus rire. »(8)

Jules voit lui aussi dans la presse un des refuges favoris de la bêtise. Il lit les journaux avec le même œil que Flaubert recueillant des « perles » pour le « Sottisier », et il fait les mêmes remarques : sur la pauvreté des idées, le ridicule du style et même l’ »idéologie » patriotique et morale (9). Mais si Jules est un Flaubert à peine déguisé, il n’en a pas pour autant l’étoffe d’un personnage romanesque.

Et c’est sans doute à cet égard Henry qui présente le caractère le plus intéressant. Qu’on ait voulu reconnaître en lui Maxime du Camp importe peu. Il reste que c’est le seul personnage que le lecteur voit vivre et agir. Il est sans doute intelligent, mais de plus sa personnalité assez peu marquée — au contraire de celle de Jules — permet de s’adapter parfaitement au milieu dans lequel il évolue. C’est pourquoi Flaubert dit de lui : « Ce sont ces gens-là qui deviennent puissants (10). Vis-à-vis de la presse, il n’a ni le conformisme de son père, ni le détachement ironique de Jules : il sait se servir d’elle. Il la lit intelligemment, ou du moins habilement :

« Il se tient au courant de la politique dans le Moniteur et au courant des arts dans les petits journaux, (…) C’est un homme qui peut causer de tout et qui ne dira jamais de sottises. »(11)

Mais plus, non content de « se tenir au courant » grâce aux journaux, il sait encore utiliser la puissance sociale de la presse : il fréquente les salons politiques, se fait des relations parmi les journalistes et par leur entremise, peut solliciter la protection d’un ministre.

Jules écrit des articles dans les petits journaux pour subsister ; Henry lui, collabore à une revue et s’en sert comme d’un « levier ». Et son aisance, sa souplesse, lui permettent en effet de réussir. Ces succès que remporte Henry grâce aux journaux rappellent curieusement le rêve de gloire que Jules a caressé tout au début du roman. Car c’est Jules l’observateur, qui a le premier deviné la puissance que recèle la presse. Il écrit à Henry en lui rappelant les exaltations de leur adolescence :

« Avec quelques bonnes connaissances, quelques articles un peu forts mis dans les journaux, nous serions vite arrivés à nous faire un nom. » (12)

Mais c’est Henry qui sait mettre en application une telle idée. Ce qui est remarquable, c’est que dans la deuxième « version » de l’Éducation sentimentale,

Frédéric Moreau fait le même rêve ambitieux, dans des termes semblables ; pourtant, pas plus que Jules, il ne sait le réaliser, car il est faible et sans volonté :

« Il songea à glisser dans la boîte du journal quelques articles très forts, ce qui amènerait des relations. » (13)

Le rapprochement est intéressant : ainsi, dès avant 1845, Flaubert a cette idée de la puissance de la presse. Mais ce n’est que dans la deuxième Éducation sentimentale qu’il sait la mettre en œuvre et l’intégrer à la trame romanesque. Il est important que la presse soit présente dès la version de 1845 : pourtant, sauf dans quelques remarques dispersées, Flaubert n’arrive pas à montrer son importance sociale et l’attrait pernicieux qu’elle exerce sur un jeune ambitieux : l’attitude d’Henry n’est d’ailleurs pas condamnée, Jules semble même éprouver une vague envie à l’égard de son succès. C’est peut-être révélateur des aspirations de Flaubert à ce moment-là. En tout cas sa pensée ne fait encore que s’ébaucher. Il est significatif que la presse apparaisse dans le « bilan » que fait l’écrivain à la fin du roman à propos de chacun des personnages, mais presque uniquement dans cette conclusion. Flaubert présente de façon juxtaposée trois attitudes différentes face à la presse : que ce soit le père d’Henry, Henry lui-même ou Jules, le caractère de chacun d’entre eux est en fin de compte symbolisé par leurs réactions face à la presse. Mais cette conclusion, écrite au présent de durée, suggère des personnage figés, campés d’une manière définitive, auprès desquels la presse apparaît comme un élément de référence, et non comme une force sociale vivante et agissante : elle n’a pas joué de rôle actif au cours du récit, c’est un thème en quelque sorte « plaqué », qui n’appartient pas à la trame dramatique. Voilà sur ce sujet précis qu’est la presse une grande différence entre les deux Éducation sentimentale.

En 1845, la presse ne l’intéresse pas encore vraiment, sa pensée n’est pas mûre, et s’il est déjà attiré par la bêtise, c’est moins pour s’indigner que pour en rire.

Le roman un peu gauche, trop « raconté » qu’est la première Éducation sentimentale est à l’image du jeune Flaubert, qui montre encore son goût de la farce et sa fraîcheur dans ses lettres à Ernest Chevalier ou à Alfred Le Poittevin. Vers 1869, l’écrivain apparaît dans son œuvre en possession d’une pensée beaucoup plus mûre et plus riche, bien sûr, mais aussi plus aigrie, partagée qu’elle est entre un certain conformisme et la révolte.

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Homais

Mais avant de mettre en scène, à Paris, des personnages aux prises avec la presse, Flaubert donne libre cours à sa verve satirique dans un roman provincial. Bien sûr Homais ne joue pas un rôle décisif dans l’action de Madame Bovary ; pourtant c’est sur le tableau de sa réussite que s’achève le livre. Il est « le triomphateur », selon le mot de M. Thibaudet (14). Et Flaubert a travaillé avec soin, presque avec amour à son portrait, au point de faire de lui le type du « bourgeois », bien plus encore que ne l’est le père d’Henry. Ce qui n’était que plaisanterie avant 1845 devint forte création romanesque : Il y a continuité dans les préoccupations de Flaubert (15). Homais est pour l’écrivain un représentant de la « bêtise bourgeoise », telle qu’il la définit : arrivisme, platitude, et l’habileté qui consiste à savoir profiter des occasions et à utiliser tous les moyens possibles pour réussir.

Et ce qui est intéressant ici, c’est que les articles que Homais écrit dans le Fanal de Rouen sont à la fois l’instrument principal et le symbole de cette réussite. Sur une plus petite échelle et souvent d’une manière caricaturale, Homais imite le comportement et les défauts des « grands » journalistes de Paris ; ici le dégoût de Flaubert pour la province s’ajoute à sa haine de la presse. Dès que le pharmacien entre en scène, c’est grâce à son rôle de journaliste qu’il affirme son prestige. Bien sûr Flaubert indique ses prétentions d’abord en décrivant la pharmacie, l’enseigne qui « tient toute la largeur de la boutique » et porte en lettres d’or :

« Homais, pharmacien ». Mais dès que Homais se présente à Emma Bovary, c’est son titre de journaliste qu’il invoque ; après avoir mis sa bibliothèque à la disposition de la jeune femme, il ajoute :

« … Je reçois, de plus, différentes feuilles périodiques, parmi lesquelles le Fanal de Rouen, ayant l’avantage d’en être le correspondant les circonscriptions de Buchy, Forges, Neufchâtel, Yonville et les alentours. » (16)

L’homme dissimule sa fatuité sous la formule modeste et ampoulée : « ayant l’avantage d’en être le correspondant… », et on sent immédiatement que son ambition ne se borne pas à Yonville, et que sa qualité de correspondant d’une feuille qui est lue dans toute la région lui assure un avenir « brillant »… Dans une variante de ce texte, Flaubert développait d’ailleurs ce passage : « … Il envoyait aux gérants par la poste, dans des lettres affranchies ; les observations qu’il avait faites sur les articles forts » (17). Toute la prétention du pharmacien se marque déjà dans ces « observations ». Mais ce n’est que le point de départ de sa carrière. Dans le cours du roman, les articles de M. Homais ponctuent les événements importants. Flaubert a suggéré d’abord le journaliste dans le pharmacien, il l’a fait parler, il l’a doté de ce style « ample, étoffé, charnu et gras », qu’évoque M. Thibaudet (18).Mais c’est en citant les articles de M. Homais que l’écrivain montre ensuite la réussite grandissante. Le point final à la journée des Comices, qui est peut-être le sommet dramatique du roman, est donné par Homais dans son article du Fanal de Rouen : Flaubert se félicitait de la place que tient cet article dans la composition du chapitre :

 « Je ne suis pas mécontent de mon article de Homais (indirect et avec citations). Il rehausse les Comices et les fait paraître plus courts parce qu’il les résume. »(19)

Le mouvement s’achève sur la personnalité de Homais ; sur cette réussite qui s’affirme au tableau qui fait pendant, en un sens, à la conversation d’Emma et de Rodolphe. Cette journée, qui, pour le pharmacien s’achève sur un triomphe, marque pour la jeune femme le début de la déchéance. Enfin, après la mort d’Emma, Homais, journaliste, apparaît une dernière fois. Sa puissance a grandi : il ne se contente plus d’être narrateur, il se sert des journaux pour agir, c’est-à-dire pour déclencher une campagne de presse contre l’aveugle, par vengeance et « dans l’intérêt de sa propre réputation » (20). « C’était une lutte. Il eut la victoire, car son ennemi fut condamné à une réclusion perpétuelle dans un hospice ». Après la mort misérable d’Emma, c’est le tableau de la réussite de Homais. Toute la fin du livre est consacrée à ses succès. Après cette campagne de presse aux origines pitoyables — et l’on songe par contraste au rôle « symbolique » que joue l’aveugle dans la mort d’Emma — Homais n’assigne plus de limites à ses ambitions : journaliste, « écrivain », que sera-t-il encore ? La phrase qui termine le roman : « Il vient de recevoir la croix d’honneur » est moins une conclusion qu’une ouverture sur les succès futurs d’un Homais victorieux.

Au long du roman, la réussite progressive du pharmacien, résumée à chaque étape par son activité de petit journaliste de province, est donc, en mineur, le thème qui correspond à la lente déchéance d’Emma Bovary ; en ce sens, la presse est liée au développement dramatique, alors que dans l’Éducation sentimentale de 1845 elle apparaît épisodiquement, comme un thème étranger au récit.

Que les articles de Homais à propos des Comices et de l’aveugle jouent un rôle dans la structure du roman est un fait indéniable, mais sans doute aussi Flaubert s’attarde-t-il à décrire et parfaire son personnage avec une complaisance plus grande que ne l’exige l’action. Les morceaux d’éloquence du pharmacien, il les a soigneusement travaillés, et ils illustrent à merveille ce qu’est le journaliste de province. L’écrivain se livre avec joie à son penchant pour la parodie. La critique indirecte à l’égard de la presse que constituent les articles de Homais semble à première vue superficielle : elle vise le style d’un journaliste occasionnel, est-ce à dire qu’à travers lui Flaubert juge la presse ? En tout cas, au lieu d’exprimer directement sa pensée, comme il le faisait à travers Jules dans l’Éducation sentimentale de 1845, Flaubert laisse le lecteur juger sur pièces. Dans le style de Homais, fleurissent métaphores et clichés, à propos des Comices :

« … Il n’oubliait point « l’air martial de notre milice », ni « nos plus sémillantes villageoises », ni les vieillards à tête chauve, sorte de patriarches qui étaient là, et dont quelques-uns, débris de nos immortelles phalanges, sentaient encore battre leurs cœurs au son mâle des tambours. » (21)

et dans ses articles contre l’aveugle : « les fertiles contrées de la Picardie », « à quoi songent nos édiles ? » (22). Ces expressions rappellent tout à fait les « plaisirs cynégétiques », les « Nemrod cauchois », les « beautés monumentales de notre cité faubourienne », et autres extraits des journaux de Rouen réunis dans le « Sottisier » (23). Ces citations ont beau être postérieures de plusieurs années à la rédaction de Madame Bovary, on peut penser que Flaubert a trouvé de semblables exemples pour nourrir la prose de Homais. Une réflexion à Louis Bouilhet semble en témoigner : « Rouen résonne de discours. C’est l’époque des distributions de prix et des solennités académiques. Aussi nos feuilles quotidiennes sont-elles bourrées de littérature ! » (24). Homais a en effet la prétention de faire de la littérature…

Pourtant, toute limitée qu’elle est, la critique implicite de Flaubert va plus loin que la parodie du style pédant et alambiqué qui semble particulièrement développé dans les journaux de province.

Surtout, la verve satirique de Flaubert s’attaque aux méthodes de Homais, qui révèlent un esprit arriviste et retors, et ne se dévoilent que peu à peu. Pendant les Comices, Homais semble un sot vaniteux, qui écrit « de verve » (il s’en vante) un article pompeux et s’empresse d’y étaler son nom : la naïveté fait sourire. Mais le pharmacien n’est pas si simple. Pendant sa campagne de presse contre l’aveugle, « aussi forte sur son théâtre restreint que celle d’un journaliste parisien contre le ministre qui lui a fait tort » (25), il se révèle dangereux.

« Il dressa contre lui une batterie cachée qui décelait la profondeur de son intelligence et la scélératesse de sa vanité. (26) »

Flaubert complète son portrait de journaliste provincial. Homais est d’abord apparu comme une personnalité locale, grâce à sa « science » faite en réalité de pédantisme et d’aplomb. Son ambition s’affirme dans ses premiers articles, mais c’est dans cette campagne contre l’aveugle qu’il révèle sa virtuosité : sa manœuvre est à certains égards géniale. Il fait d’une pierre deux coups, car non seulement il sauvegarde sa réputation en empêchant l’aveugle de parler, mais encore il la renforce, en se donnant l’air d’avoir œuvré pour le bien public. Mais il ne s’arrête pas là ; il rejette aussi bien l’instrument de ses premiers succès, devenu trop modeste pour lui… (27)

Ainsi, tout en faisant de Homais le type du journaliste de province, Flaubert conçoit son personnage d’une manière beaucoup plus large. Le journaliste n’est, en fait, qu’une des nombreuses facettes de Homais, qui permet à l’écrivain de mettre en lumière certains traits de caractère : désir d’arriver à tout prix, satisfaction béate de soi-même, habileté à profiter des circonstances, toutes « qualités » techniques auxiliaires du succès, mais que Flaubert exècre et appelle « bêtise ». Cette bêtise, positive, envahissante, agissante, est dans Homais celle du bourgeois plus que du journaliste : à la fin, c’est le bourgeois qui triomphe, à un moment où la classe sociale à laquelle il appartient est elle-même en pleine expansion. La presse n’est qu’un thème secondaire, d’autant plus que Homais est le seul personnage qui écrive des articles, et qu’il n’est pas même journaliste de métier, si bien que sa signification en tant que journaliste est limitée. Mais justement, il est révélateur que Flaubert ait fait du pharmacien aussi un journaliste. La condamnation implicite de la presse est là : c’est parce que Homais a certains défauts qu’il est journaliste occasionnel et qu’il réussit dans ce domaine.

Il est très différent de l’Henry de la première Éducation sentimentale, qui lui aussi, devait sa réussite à la presse ; il avait un certain charme, alors que la vanité et les manœuvres de Homais sont odieuses. Flaubert commence à serrer de près son objet : la bêtise, et ce qu’il dit du pharmacien dans ses lettres, est révélateur du sentiment ambigu qu’il éprouve.

« J’ai esquissé trois mouvements de mon pharmacien qui me faisaient (28) à la fois beaucoup rire et grand dégoût ; tant ce sera fétide d’idée et de tournure. »

Flaubert se laisse fasciner par son propre personnage, de même que devant la presse, il est partagé entre le sarcasme et l’indignation. Mais Flaubert prend quand même un recul certain vis-à-vis de Homais ; c’est dans l’Éducation sentimentale, de 1869, qu’il montre le mieux à la fois l’opinion définitive qu’il a de la presse et les contradictions qui se font jour en lui à ce propos.

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L’Éducation sentimentale de 1869

Accessoire magistralement utilisé par Flaubert dans Madame Bovary, comme symbole des méthodes employées par Homais pour réussir, la presse devient dans l’Éducation sentimentale, de 1869, un rouage essentiel, nécessaire au récit. Elle est présente à tout moment du récit, les journaux étant un élément de la vie sociale, mais surtout elle est personnifiée par différents personnages ; et, si peu d’entre eux réussissent — un seul, à dire vrai : Hussonnet — elle apparaît pourtant en arrière-plan de l’échec des autres, comme une figure fascinante et pernicieuse à la fois.

La presse est d’abord un élément de la vie quotidienne : c’est dans le roman son rôle le plus superficiel, qu’elle jouait déjà dans la première Éducation sentimentale. Lire les journaux est une occupation élégante, qui de plus fait passer le temps. Quand Frédéric s’ennuie et rêve de Madame Arnoux, au début de son séjour à Paris, il passe ses journées à flâner, à lire la Revue des Deux Mondes au café (29)… Regimbart, le citoyen, « étudie le National tous les soirs » (30). Prendre un journal qui traîne dans un salon est une manière de tromper l’attente et de se donner une contenance : ainsi fait Frédéric dans le salon des Dambreuse, et en présence de Mme Arnoux, pour dissimuler son embarras (31). Le journal est alors presque un accessoire de théâtre. De plus, on apprend dans la presse des nouvelles, des anecdotes faciles à citer dans la conversation.

Les amis républicains de Frédéric alimentent leur haine du gouvernement avec « les lieux-communs traînant dans les journaux » (32), Cisy raconte les anecdotes de la Mode (33),

Deslauriers étudie la question de l’extraction de la houille dans le Journal des mines (34).Il est à peine besoin de souligner combien cette présence continuelle de la presse est une illustration de la seconde version de l’article Journaux du Dictionnaire des idées reçues. Une fois, le journal joue le rôle plus noble d’agent du destin : Frédéric, retiré à Fontainebleau avec Rosanette, apprend par un journal que Dussardier a été blessé au cours des émeutes (35) ; aussitôt, il rentre à Paris, où il se retrouve face à Mme Arnoux.

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Mais la presse se manifeste d’une manière autrement importante à travers les personnages que fascine sa puissance.

Si Frédéric est le caractère central du roman, si ses espoirs d’amour rythment le déroulement du récit, un peu en arrière de lui se tient Deslauriers, le comparse, le repoussoir. Ses rêves de puissance et d’argent apparaissent en contrepoint des rêves d’amour de Frédéric. En un sens, Deslauriers est un double ambitieux et aigri de Frédéric. Car tous deux poursuivent une chimère qui leur échappe toujours : c’est la conclusion désabusée du roman, quand les deux amis se retrouvent après un long temps de séparation :

« Et ils résumèrent leur vie.

Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l’amour, celui qui avait rêvé le pouvoir. » (36)

Deslauriers voudrait être puissant et riche, lui qui est fils d’un huissier ; et son ambition prend une forme précise : il désire un journal qui ne soit qu’à lui et dans lequel il puisse écrire en toute liberté. Mais pour fonder un journal il faut de l’argent : cercle vicieux d’où il ne s’échappera pas. Il dépend de Frédéric, qui, lui, est riche ; ce rêve de journal, qui prend chez Deslauriers la forme d’une obsession suit donc les avatars de la fortune de Frédéric et est en définitive lié à ses amours. Le rêve prend naissance au début du roman, au cours d’une promenade nocturne, où les deux amis se font part de leurs espoirs mais à peine formulé, il est déjà compromis :

« Deslauriers s’arrêta et dit :

— Ces bonnes gens qui dorment, tranquilles, c’est drôle ! Patience ! un nouveau 89 se prépare ! On est las de constitutions, de chartes, de subtilités, de mensonges ! Ah ! si j’avais un journal ou une tribune, comme je secouerais tout pela ! Mais, pour entreprendre n’importe quoi, il faut de l’argent ! Quelle malédiction que d’être le fils d’un cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête de son pain ! ». (37)

Frédéric suit ce rêve sur un autre plan : « J’aurais fait quelque chose avec une femme qui m’eût aimé… Pourquoi ris-tu ? L’amour est la pâture et comme l’atmosphère du génie ». Les rêves des deux jeunes gens connaissent les mêmes vicissitudes, car si la création du journal dépend de l’argent de Frédéric, celui-ci en a tout autant besoin pour demeurer à Paris et continuer ses visites auprès de Mme Arnoux. L’héritage inespéré de son oncle fait naître en lui le rêve fou de rester toujours auprès d’elle ; parallèlement, il permet à Deslauriers de « toucher enfin à son vieux rêve » (38). Mais lorsque Frédéric prête de l’argent à Arnoux en difficulté, ce sont les quinze mille francs destinés au journal qui échappent définitivement à l’avocat. L’argent a suscité dans les deux hommes des espoirs parallèles ; les difficultés au contraire les brouillent :

« Deslauriers dévalait la rue des Martyrs, en jurant tout haut d’indignation ; car son projet, tel qu’un obélisque abattu, lui paraissait maintenant d’une hauteur extraordinaire. Il s’estimait volé, comme s’il avait subi un grand dommage. Son amitié pour Frédéric était morte… » (39)

Curieuse histoire au demeurant que celle de ces quinze mille francs, grâce auxquels le journal prend un moment forme dans l’esprit de Deslauriers, et qui, prêtés à Arnoux, sont, longtemps après, rendus par Mme Arnoux au cours de son ultime visite à Frédéric : ils sont devenus inutiles, tous les rêves sont morts. Leur histoire illustre assez le lien entre les rêves de Deslauriers et ceux de Frédéric. Après avoir rythmé, en mineur et sur un autre plan les espoirs et les déceptions de Frédéric, le rêve de journal apparaît une dernière fois, regret fugitif, au moment où échoue la candidature de Frédéric comme député — cet échec qui marque la fin des illusions du jeune homme et le début de la mesquine vie double qu’il mène entre Rosanette et Mme Dambreuse :

« L’avocat le blâmait de n’avoir aucune attache dans les journaux : « Ah ! si tu avais suivi autrefois mes conseils ! Si nous avions une feuille publique à nous ! »

Deslauriers ne sera pas journaliste ; c’est le « bohème » Hussonnet qui réussit : l’histoire de son journal n’est pas un thème dramatique du roman au même degré que le rêve de Deslauriers, Hussonnet est d’ailleurs une figure secondaire ; pourtant elle a sa place dans l’économie du roman, ce qui est projet chez l’avocat devient réalité grâce à Hussonnet et dans la seconde moitié du roman, le Flambard prend le relais du rêve avorté de l’avocat.

Au début du roman, Hussonnet n’existe que par rapport à Arnoux qui l’emploie : « Il travaillait dans des journaux de mode et fabriquait des réclames pour l’Art industriel (41).

Il est accessoire que ce journal, l’Art industriel appartienne d’abord à Arnoux, il n’est à ce titre qu’une des formes que revêt la fortune changeante de celui-ci, et son intérêt comme journal de peinture est minime ; mais il est le point de départ de la réussite d’Hussonnet, qui le rachète et devient grâce a lui une figure autonome. L’Art industriel, devenu l’Art, commence à prendre tournure :

« Cela s’appelait « l’Art, institut littéraire, société par actions de cent francs chacune ; capital social : quarante mille franc », avec la faculté pour chaque actionnaire de pousser là sa copie ; car la société a pour but de publier les œuvres des débutants, d’épargner au talent, au génie peut-être, les crises qui abreuvent, etc… » (42)

C’est là un journal sans définition précise, prêt à se colorer diversement selon les articles proposés, et qui de plus sembler mêler allègrement les questions financières et « artistiques »… Mais nous reviendrons sur cette question. Hussonnet apparaît alors comme un personnage falot instrument tout désigné entre les mains de caractères plus marqués : en tant qu’ami d’Arnoux, il peut renseigner Frédéric sur le sort de Mme Arnoux ; possesseur d’une feuille, il fascine Deslauriers grâce à cette possibilité qu’il lui offre, si bien qu’un moment, le projet de l’avocat se confond avec le travail du bohème :

« … chaque déception nouvelle le rejetait plus fortement vers son vieux rêve : un journal (…). C’était dans cet espoir qu’il avait circonvenu le bohème, Hussonnet possédant une feuille (…). Mais l’imprimerie faisait des menaces, on devait trois termes au propriétaire toutes sortes d’embarras surgissaient, et Hussonet aurait laissé périr l’Art, sans les exhortations de l’avocat, qui lui chauffait le moral quotidiennement. »(43)

Mais Hussonnet se fraie seul son chemin. Alors que l’avocat envisage, une fois le journal renforcé par l’argent de Frédéric, de se débarrasser d’Hussonnet, « ce crétin » c’est le bohème lui-même qui se passe de son aide et transforme une nouvelle fois le journal, pour le mettre au goût du jour.

A partir de ce moment ce sont les avocats de son journal, qui remplacent les espoirs et les déceptions de Deslauriers dans le cours du roman. Le Flambard est né, dont les articles peuvent avoir incidence sur le destin des principaux personnages. Ainsi il relate, « en style sémillant gaulois » (44) le duel de Frédéric contre Cisy : cette vengeance d’Hussonnet met Frédéric mal à l’aise et l’amène à se conduire de façon ridicule dans le salon des Dambreuse. Car si les rêves de Deslauriers le rapprochaient de Frédéric, le journal de Hussonnet prend figure d’ennemi. Le thème des rêves de l’avocat en contrepoint des rêves d’amour de Frédéric gardait quelque fraîcheur, alors que le Flambard est le symbole d’une réalité corrompue. En fait, le journal d’Hussonnet est une forme dégradée de rêve de Deslauriers, qui lui, au moins était sincère de même que les amours de Frédéric avec Rosanette ont une forme dégradée de sa passion pour Mme Arnoux. D’ailleurs, plus Hussonnet réussit, plus il semble répugnant. Au cours de la troisième partie du roman, le Flambard, qui a pour vocation le récit d’anecdotes vaines, les plaisanteries creuses, la critique légère mais méchante des hommes en vue, poursuit ainsi une carrière victorieuse : Hussonnet s’adjoint un cabinet d’affaires (45), il se trouve partout à la fois, à la recherche des nouvelles piquantes ; en 1848, il entre aux Tuileries avec les insurgés, ce qui ne l’empêche pas, un peu plus tard, de rédiger une brochure réactionnaire qui lui vaut l’estime de M. Dambreuse (46). Puis le Flambard disparaît du roman : après s’être identifié, dans les difficultés et dans la prospérité, avec ce journal dont il était le « principal rédacteur, Hussonnet le rejette. Il a conquis sa place dans tous les journaux, il y fait le compte rendu de l’inhumation de Dambreuse (47). Homais — moins l’épaisse sottise — de l’Éducation sentimentale, c’est lui le triomphateur : à la fin du roman, Frédéric et Deslauriers se donnent des nouvelles de leurs anciens amis : « Hussonnet occupait une haute place, où il se trouvait avoir sous la main tous les théâtres et toute la presse » (48).

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Mais la presse n’est pas seulement un élément dans la composition du roman. Sa présence est rendue nécessaire par les intérêts et les passions des personnages : ils permettent à Flaubert de développer indirectement sa « théorie » de la presse.

En fait, Deslauriers et Hussonnet représentent par leurs défauts deux aspects du  visage haï de la presse. Certes, ils sont différents : Hussonnet est moins complexe que Deslauriers. Mais à travers eux deux, Flaubert prononce une condamnation radicale de la presse.

Hussonnet est condamné sans ambiguïté par son créateur ; d’ailleurs c’est un personnage assez secondaire pour ne pas être traité en demi-teintes. Il semble n’avoir aucune personnalité ; c’est le personnage transparent par excellence, qui se colore au gré de son interlocuteur ou de l’occasion présente. Ainsi, on l’a vu, il est tour à tour républicain et conservateur : en fait, il n’a aucune opinion. Aucun amour-propre non plus : il se laisse traiter en quantité négligeable par Arnoux, par Frédéric, par Rosanette. Sa présence paraît insignifiante et ne gêne pas. Il est pourtant ambitieux, mais d’une ambition vague, dont l’objet change souvent : au début du roman, « Hussonnet ambitionnait la gloire et les profits du théâtre » (49). De plus, il ne montre pas son ambition, comme le fait Deslauriers avec âpreté. Il cache ses visées sous une allure bohème et fantaisie qui lui est une seconde nature. C’est lui le boute-en-train de service, qui a toujours une plaisanterie, une anecdote, une chanson nouvelle à rapporter. Il est aussi capable de faire divers métiers à la fois, de déployer une activité débordante (50). Cette souplesse et cette apparence anodines lui permettent de s’insinuer partout : on lui pardonne ses charges et ses pointes en raison de sa cocasserie. Ainsi, on le voit chez les Dambreuse, où il se taille un succès (51). Son goût des imitations — le seul de ses traits qui rappelle Flaubert lui-même — montre à quel point il n’existe pas en tant que personne : il est à son gré tel ou tel personnage. Ce talent de mimétisme, qu’il a, semble-t-il, de naissance, a été renforcé encore par son métier ; Flaubert le caractérise en peu de mots :

« A force d’écrire quotidiennement sur toute sorte de sujets, de lire beaucoup de journaux, d’entendre beaucoup de discussions et d’émettre des paradoxes pour éblouir, il avait fini par perdre la notion des choses, s’aveuglant lui-même avec ses faibles pétards. »(52)

C’est une condamnation objective de l’homme, médiocre et faible, mais c’est de surcroît une condamnation des réussites de la presse. En effet Hussonnet a pris le métier qui convenait à son caractère malléable : et il y réussit, non pas malgré sa médiocrité, mais à cause d’elle.

Flaubert tonne dans ses lettres contre ce « métier » où seuls les arrivistes et les médiocres obtiennent le succès : ici il illustre exactement sa théorie. Car dès son entrée en scène, malgré son apparence modeste, Hussonnet est sur la voie de la réussite. Un témoignage de sa puissance, c’est la prière que Mlle Vatnaz Lui adresse en faveur du cabotin Delmar (53). Il a des relations dans tous les mondes ; à l’Alhambra, il connaît beaucoup de femmes, on le soupçonne de connaître nombre d’histoires cachées, il se complaît dans les potins et les anecdotes futiles (54). C’est avec ces divers éléments : souplesse, opportunisme, absence d’opinion déguisée en sarcasmes, esprit « parisien », connaissance de tous les ragots, qu’on fait un journaliste qui réussit. Car Hussonnet est capable de voir ce qui plaît au public, de flatter, exploiter et abêtir l’opinion, de changer autant de fois qu’il le faut la forme de son journal. Dans sa description du Flambard (sous la forme où il réussira), feuille consacrée à l’esprit de bas étage, au dénigrement des personnalités, aux ragots, aux futilités de toute espèce, Flaubert dresse un réquisitoire contre le « journal-marchandise », incolore, cancanier, et contre ceux qui en font l’instrument de leur réussite. Le passage vaut d’être cité en entier :

« L’article de fond, invariablement, était consacré à démolir un homme illustre. Venaient ensuite les ¡nouvelles du monde, les cancans. Puis, on blaguait l’Odéon, Carpentras, la pisciculture, et les condamnés à mort quand il y en avait. La disparition d’un paquebot fournit matière à plaisanteries pendant un an. Dans la troisième colonne, un courrier des arts donnait sous forme d’anecdote ou de conseil des réclames de tailleurs, avec des comptes rendus de soirées, des annonces de ventes, des analyses d’ouvrages, traitant de la même encre un volume de vers et une paire de bottes ? La seule partie sérieuse était la critique des petits théâtres, où l’on s’acharnait sur deux ou trois directeurs ; et les intérêts de l’Art étaient invoqués à propos des décors des funambules ou d’une amoureuse des délassements. »(55)

Par certains côtés, le Flambard rappelle irrésistiblement le Figaro tel que Flaubert le décrit dans ses lettres. Mais ici, cette description, faite sur un ton froid de constatation, porte infiniment plus que les foudres de l’écrivain dans sa correspondance. Après pareille accusation, il ne reste rien à dire. Flaubert est plus à l’aise pour condamner que dans ses lettres car il peut prendre du recul vis-à-vis d’une de ses créations. Le Flambard résume à lui seul tous ses motifs de haine contre la presse. Revenons sur un point particulier : « traitant de la même encre un volume de vers et une paire de bottes ».

C’est là l’accusation centrale, la même qu’il porte dans ses lettres Flaubert pardonnerait sans doute plus aisément à la simple bêtise ; mais les journaux ne se contentent pas de dire des sottises, ils se mêlent de « choses sérieuses » ils caricaturent l’Art et le mêlent à des considérations qui lui sont étrangères ; c’est le même reproche qu’il faisait, on l’a vu, au Flambard première manière qui devait publier les œuvres… de ses actionnaires (56). Et c’est en commettant ces crimes contre l’Art qu’Hussonnet réussit ! Il déploie sans doute aussi des ruses souterraines : Flaubert ne précise pas comment il trouve de l’argent pour lancer son journal, puisque Frédéric a refusé l’association ; mais son ingéniosité n’est sûrement pas à cours d’expédients et de compromissions ; il sait flatter le protecteur éventuel qui sera intéressé par la spéculation ; comme il sait exploiter le mauvais goût du public. « Un journal est une boutique » (57), disait Flaubert à Louise Colet. C’est exactement cela qu’il illustre avec le Flambard ; et que son opportunisme et sa malléabilité amènent Hussonnet à réussir dans le journalisme, c’est une condamnation franche et sans appel portée par l’écrivain contre la presse. On est loin de la première Éducation sentimentale : Henry n’était pas un personnage blâmé par son créateur, il avait même un certain prestige. Mais les idées de Flaubert sur la presse se sont précisées, et dans un personnage de second plan, il lui est aisé de les exprimer d’une manière radicale.

Tout autre est Deslauriers. C’est en le comparant à Hussonnet qu’on comprend mieux son échec. Mais il est aussi plus complexe et plus ambigu que le bohème, il est si l’on veut plus proche de Flaubert. Tout un côté de son caractère est négatif : il ne parviendra jamais à être journaliste, soit, il possède pourtant certains des défauts propres aux journalistes. Deslauriers est d’abord ambitieux, comme Hussonnet, mais d’une ambition d’autant plus âpre et aigrie qu’il lutte depuis toujours contre l’adversité, en l’espèce, son origine sociale :

« Deslauriers ambitionnait la richesse, comme moyen de puissance sur les hommes. Il aurait voulu remuer beaucoup de monde, faire beaucoup de bruit, avoir trois secrétaires sous ses ordres, et un grand dîner politique une fois par semaine. » (58)

Sa volonté devrait le servir, car il ne recule pas devant le choix des moyens, et utilise les gens pour atteindre son objectif : Frédéric lui fournit de l’argent, des relations utiles ; c’est par lui qu’il connaît Arnoux, puis les Dambreuse. Il voudrait aussi utiliser Hussonnet, mais il a alors affaire à plus fort que lui.

Ces traits de caractère l’appellent à être journaliste : c’est de la part de Flaubert une condamnation de sa personnalité, et à travers elle, de la presse, de même qu’en Hussonnet il condamne la vénalité et l’opportunisme des journalistes. L’idée précise qu’il se fait d’un journal est une confirmation de ce jugement porté par l’écrivain : elle rappelle ce que dit Flaubert des turpitudes et des bassesses qui ont cours dans le milieu de la presse et qu’il illustre d’ailleurs par le Flambard. Pour Deslauriers, un journal, c’est un moyen de revanche et même de vengeance. L’aigreur et la jalousie qui marquent ses propos seraient la force motrice de son journal :

« …chaque déception nouvelle le rejetait plus fortement vers son vieux rêve : un journal où il pourrait s’étaler, se venger, cracher sa bile et ses idées. (59)

Deslauriers touchait à son vieux rêve ; une rédaction en chef, c’est-à-dire au bonheur inexprimable de diriger les autres, de tailler en plein dans leurs articles, d’en commander, d’en refuser. » (60)

C’est une double vengeance qu’espère Deslauriers : revanche contre la société et les gens qui l’ont brimé, car il les attaquera, revanche contre les brimades essuyées grâce à celles qu’il fera subir à ses subordonnés. Mais cette soif de revanche et de puissance qui le meut est réaliste. Il établit des plans : il s’agit de transformer le journal d’Hussonnet en une feuille politique, d’esquiver les obstacles légaux, de lancer enfin le journal par une campagne d’opinion, et de créer autour de lui et de Frédéric un centre d’intérêt : donner des dîners, et agir ainsi de manière diffuse, par influence personnelle. « Maniant l’opinion par les deux bouts, littérature et politique, avant six mois, tu verras, nous tiendrons le haut du pavé dans Paris », dit-il à Frédéric (61). A travers le projet de l’avocat, Flaubert stigmatise encore les défauts des journalistes : arrivisme, intérêt, partialité, despotisme aussi. Si l’écrivain partage assez ce mépris d’une opinion qu’on peut « manier » à sa guise, il dénonce en revanche la volonté de Deslauriers d’exploiter — et donc de renforcer — cette sottise de la foule.

Deslauriers n’est pas comme Frédéric un rêveur : et pourtant, malgré sa volonté, son ambition, son réalisme, il ne réussit pas. La source de son échec se trouve dans son caractère. Le manque d’argent n’est pas la cause première. Hussonnet, lui, finit par en trouver. S’il avait été habile, il aurait su s’entendre avec la bohème et ne pas compter seulement sur l’argent de Frédéric, qui est en fait son seul ami. Intelligent, il connaît les moyens à employer pour réussir, mais il ne sait pas comme Hussonnet les utiliser d’instinct.

Il manque de souplesse : il ne cache pas sa jalousie et son ambition ; Flaubert indique à plusieurs reprises son envie à l’égard des riches est son principal mobile. Il est égocentriste : ce qu’il veut avant tout, c’est pouvoir « s’étaler », et prendre sa revanche. Ainsi, l’habileté et l’opportunisme lui font défaut. Il heurte les gens, au lieu de s’insinuer auprès d’eux. On peut se rappeler sa grossièreté avec Mme Arnoux (62), ou le scandale soulevé par sa thèse sur le droit de tester, « où il soutenait qu’on devait le restreindre autant que possible » :

« Alors Deslauriers s’était livré à des théories déplorables (…). Le président l’avait interrompu :

– « Bien ! bien ! monsieur ! nous n’avons que faire de vos opinions politiques, vous vous représenterez plus tard ! » (63)

C’est là en effet le principal obstacle pour Deslauriers : il n’est pas comme Hussonnet un personnage-reflet prompt à se colorer selon ce qui plaît à son interlocuteur Il a une personnalité et des idées trop confirmées qui l’empêchent de se concilier les hommes qui le serviraient. C’est d’ailleurs là qu’il voit la cause de sa vie manquée, à la fin du roman :

« C’est peut-être le défaut de ligne droite ! » dit Frédéric.

« Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j’ai péché par excès de rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires, plus fortes que tout. J’avais trop de logique et toi trop de sentiment ». (64)

En admettant qu’il ait pu fonder un journal, Deslauriers n’aurait pas réussi par lui, car il n’a pas l’aptitude à refléter les opinions vagues de la foule, qui est nécessaire pour obtenir le succès dans le journalisme ; il n’aurait exprimé que sa propre personnalité. C’est pourquoi Hussonnet réussit là où il échoue.

Pourtant, cette personnalité marquée de l’avocat est l’un de ses traits positifs. C’est au moins en quoi il n’est pas entièrement condamné par Flaubert, comme l’est le bohème. Deslauriers n’est pas seulement ce personnage du journaliste haï de l’écrivain. Il est beaucoup plus ambigu. Il ne désire pas un journal comme pur moyen de domination. Loin de se désintéresser du contenu des articles, il leur assigne un but précis ; ce qu’il veut fonder, c’est en fait un journal d’opposition à la bourgeoisie et à son pouvoir :

« Il fallait attaquer les idées reçues, l’Académie, l’Ecole normale, le Conservatoire, la ComédieFrançaise, tout ce qui ressemblait à une institution. C’est par-là qu’ils donneraient un ensemble de doctrine à leur revue. » (65)

Ces attaques rappellent curieusement les opinions de Flaubert, ses foudres contre les idées reçues, les institutions, par lesquelles s’exprime le bourgeois. En d’autres endroits encore, Deslauriers emploie le vocabulaire même de l’écrivain, (66) et on est prêt de croire qu’il est son porte-parole. Cette ambiguïté, on la retrouve dans un Pellerin, « plus sensible à la gloire qu’à l’argent », et ses déclarations sur l’Art : (67) un personnage souvent ridicule ou déplaisant exprime les idées de son créateur. Il est vrai qu’il en devient plus réel : dans la mesure où Flaubert cherche à « enfoncer » un Deslauriers ou un Pellerin-Hussonnet, traité en valeurs franches, est beaucoup plus caricatural que Deslauriers, il risque en le caricaturant d’en faire un pantin. Pour donner à l’avocat une existence réelle, il se peut que Flaubert lui prête une partie de ses propres idées. Il le rend à coup sûr plus nuancé, et plus sympathique au lecteur.

Mais la raison d’art n’est peut-être pas la seule. Flaubert ironise ainsi sur ses propres sentiments, et tente de ne pas prendre ses « haines » au sérieux. Plus, il semble y avoir chez lui une intention inconsciente de caricaturer ses idées. C’est ce que suggère Sartre déjà à propos de Homais : « Flaubert a voulu, sans aucun doute, peindre un libre-penseur ridicule, mais il a voulu, en même temps, lui donner raison » (68) ; il ridiculise ainsi en Homais ses propres pensées, qui, en réalité ne sont pas toujours cohérentes. Nous avons vu que Flaubert exprime parfois de bonne foi des opinions qu’il a classées par ailleurs sous l’étiquette d’ »idées reçues ». Il semble qu’en Deslauriers, il se « dénonce » un peu de la même façon. En effet, qu’est Deslauriers ? en quoi consiste cette ambiguïté qui le rend vivant ? Il a les aspirations d’un bourgeois : « arriver », être puissant, riche, respecté ; mais il n’en a pas toutes les idées, puisque au contraire, comme Flaubert, il hait l’ »idéologie » bourgeoise, qu’il ne reconnaît comme telle que dans certaines de ses manifestations : idées reçues, institutions, tout ce qui est établi, mais non en lui. Et c’est encore une cause de ses premiers échecs : car cet homme hait la bourgeoisie parce qu’il ne participe pas à ses privilèges, et, incohérence suprême, il l’attaque pour parvenir à en faire partie.

Il est évident qu’il ne peut réussir, ne fût-ce que parce qu’il veut utiliser contre la bourgeoisie, qu’il appelle « les riches », un instrument essentiellement bourgeois (particulièrement à son époque) : la presse. Cette machine de guerre ne peut que se retourner contre lui. Deslauriers, de plus, n’a pas un but très clair. Il n’est pas révolutionnaire : avec ce moyen, la presse, et ses méthodes, il ne peut parvenir à détruire la bourgeoisie et à établir un ordre nouveau (69). Flaubert montre à plusieurs reprises que ses idées progressistes ne sont guère solides : elles sont fondées sur la haine envieuse des riches, son désir de justice aussi : désir de justice, encore une fois pour lui, et non pour un peuple dont il ne se soucie guère. Et il est certain que s’il eût réussi de la façon qu’il convoitait, il aurait vite abandonné ses idées. La fin du roman le montre bien :

« Tu me parais bien calmé sur la politique ? »

« Effet de l’âge », dit l’avocat (70).

Il s’est intégré à la société qu’il enviait, moins brillamment, moins bruyamment aussi qu’il ne l’espérait, mais il n’en a pas moins perdu le goût de la révolte. Mais pas plus qu’il ne saurait détruire une société qu’il déteste et jalouse à la fois, il ne peut s’y immiscer par un coup d’audace : son entreprise est de tous les côtés vouée à l’échec. Le drame de Deslauriers reproduit sur un autre plan — le plan romanesque, où les situations concrètes difficiles remplacent le conflit d’idées contradictoires — le drame de Flaubert lui-même : bourgeois par son origine sociale, sa façon de vivre, certaines de ses opinions, mais intellectuel aussi, qui se refuse comme bourgeois sans reconnaître clairement ce que signifie ce mot. Comme le dit Sartre : « Il n’acquiesce pas à la bourgeoisie, mais non plus ne souhaite sa destruction réelle ou son renversement ».

Ce n’était pas Hussonnet qui pouvait révéler Flaubert : personnage secondaire. Hussonnet, traité en valeurs franches, est beaucoup plus caricatural que Deslauriers, sans ombres, il est symbolique et comique un peu comme l’était déjà le père d’Henry dans la première Éducation sentimentale, avec beaucoup plus d’art, il est vrai. Mais ce qui, sans doute, ne parvient pas à la conscience claire de l’écrivain, est exprimé par un Deslauriers dont la complexité est rendue nécessaire par le rôle important qu’il joue dans le roman : complexité qui le rend plus vivant et plus attachant qu’Hussonnet, mais aussi plus représentatif des tendances profondes de Flaubert.

En lui, l’écrivain est « compromis » : à la limite, on pourrait dire que les espoirs et les déceptions de Deslauriers reproduisent les alternatives de soumission et de révolte de Flaubert.

Ainsi, le thème de la presse est étroitement lié à la trame du roman. Nous avons vu d’abord d’un point de vue descriptif comment le thème de la presse accompagne en sourdine les vicissitudes des amours de Frédéric, de l’espoir d’un amour merveilleux à la dégradation de ce rêve. Mais ce thème a une nécessité dramatique : sa présence est liée aux passions des personnages, en particulier à la soif de puissance de Deslauriers ; il a enfin une nécessité sociale : ce n’est pas un hasard si c’est la presse qui représente la tentation de puissance dans le roman. Quelle autre force en effet pourrait mieux qu’elle fasciner un jeune homme pauvre et ambitieux ? Le journal est un moyen semble-t-il facile d’accéder à l’argent et au pouvoir, dans une société qui repose sur l’argent et le pouvoir des gens riches. La presse paraît l’intermédiaire magique ; l’ambition d’entrer dans un journal est aussi une forme sublimée du désir de richesse, elle semble une valeur plus haute. Mais, tour à tour, la presse devient une puissance bénéfique ou maléfique, selon qu’elle ouvre les portes de la puissance ou qu’elle refuse le malheureux qui ne s’est pas plié à la règle du jeu.

Le thème n’est pas nouveau. Dans Illusions perdues, Balzac explique plus clairement que Flaubert, le mécanisme social. Son héros, qui est doué — si l’on tente une comparaison grossière — de l’ambition de Deslauriers et de la délicatesse de Frédéric, échoue lui aussi. Georg Lukacs fait remarquer que Illusions perdues est le type du « roman de la désillusion », et que si le thème était alors dans l’air, c’est, « non pas à la suite de quelque mode littéraire, mais à la suite de l’évolution sociale de la France » (71). Mais cet échec, cette « désillusion » n’ont pas la même signification que chez Flaubert. Malgré la corruption du milieu de la presse, que Balzac ne manque pas de dénoncer — avec moins de passion mais peut-être plus de force que Flaubert — Lucien de Rubempré réussit un moment à « tenir le haut du pavé » dans Paris. Sa recherche en somme désintéressée de la gloire ne se brise pas immédiatement contre une société qui ignorerait la valeur de la pureté et du désintéressement. Il a encore socialement la chance de concilier, fût-ce pour peu de temps son ambition et sa nostalgie d’une vie pure, avant de se laisser gagner par la corruption : phénomène qui s’explique historiquement, car Lucien vit à une époque de transition ; c’est le moment où les productions de l’esprit, jusqu’alors respectées par la bourgeoisie montante comme un idéal, deviennent à leur tour, à cause de la poussée économique, des marchandises comme les autres. C’est ce que Lukacs appelle la « capitalisation de l’esprit » : il semble que le développement de la presse en soit un symptôme.

Le moment instable du triomphe de Lucien permet de comprendre mieux le mécanisme social de sa chute. « Balzac décrit l’accumulation primitive (72) du capitalisme en matière d’esprit humain, et ses successeurs, même les plus grands comme Flaubert par exemple, sont déjà confrontés au fait accompli de la subordination de toutes les valeurs humaines à la marque de fabrique capitaliste » (73).

Et en effet, l’Éducation sentimentale ne peut être qualifiée de la même façon de « roman de la désillusion ». Effectivement, aucun personnage ne voit se réaliser un instant ses espoirs. La désillusion est constante : c’est plutôt un constat de l’absence d’espoir. La faillite semble consommée avant même l’entreprise, car tout est déjà dit socialement. Voilà qui explique en dernier ressort l’échec de Deslauriers et la réussite d’Hussonnet. Flaubert les explique par le caractère respectif de ses deux personnages : nécessité romanesque pour faire de ses personnages des êtres réels et non des pantins tout juste bons à illustrer une idée. Mais c’est la société qui exige que celui qui réussit ait ce genre de caractère ; pour réussir dans cette société, il n’y a rien d’autre à faire qu’à se plier, à vendre son âme, ses idées, sa personnalité, sa plume enfin, comme le fait Hussonnet. C’est à ce prix qu’on « réussit ». Ce n’est pas dans l’Éducation sentimentale la condamnation de la seule presse, c’est une condamnation du rôle que joue la presse dans cette société, et à travers elle, la dénonciation mais Flaubert n’en a pas conscience — de la forme de la société même. Les autres, comme Deslauriers, ne peuvent réussir s’ils veulent garder leur intégrité : d’ailleurs, lui-même est déjà tout imprégné de l’idéologie bourgeoise, et au bout du compte, il se résigne quand même à n’être rien dans cette société et à ne pas la rejeter pour autant. Les valeurs des personnages de Flaubert sont dégradées dès que formulées : c’est le cas de Deslauriers, pour lequel la puissance est la suprême valeur. Frédéric fait des aspirations plus nobles sans doute aux yeux de Flaubert, mais il ne peut pas non plus atteindre son rêve et son idéal se dégrade peu à peu. Si la plupart des personnages de Flaubert échouent, ce n’est pas seulement à cause de leur caractère : c’est la constatation amère que rien ne peut être fait contre les lois de cette société.

Après l’Éducation sentimentale, il y a très peu à dire sur Bouvard et Pécuchet. La presse n’y joue plus aucun rôle dramatique, elle apparaît, rarement, comme un simple accessoire : le développement nécessaire que ce thème, lié aux passions des personnages et à la situation sociale, connaissait dans l’Éducation sentimentale, est réduit dans le roman inachevé de Flaubert à quelques gestes dont on ne sait même plus s’ils sont symboliques ou caricaturaux. Par exemple, au début de l’œuvre ; « Pécuchet, (d..) d’un geste dédaigneux écarta les journaux (74).

Cet appauvrissement du thème correspond, semble-t-il, aussi à un affaiblissement extrême de la forme romanesque : absence d’ »action », absence de « héros » au sens balzacien, plus encore que dans l’Éducation sentimentale. La charpente du roman est très mince, elle paraît avoir été entre autres destinée à sortir un « Sottisier » remanié. L’intention romanesque cède le pas à l’intention satirique : la forme inachevée de l’œuvre explique sans doute qu’il y soit si peu parlé de la presse, elle aurait trouvé sa place à la fin, ou plutôt sa critique, sous forme de citations vengeresses. Bouvard et Pécuchet ne peuvent être expliqués que par rapport à leur créateur : c’est sans doute ce qui fait à la fois l’intérêt et les limites du livre. En effet, l’environnement social a perdu beaucoup de son importance ; mais les contradictions de Flaubert se sont aiguisées. Ses personnages sont devenus extrêmement ambigus, mais la façon dont ils sont présentés est telle qu’il est très difficile de reconnaître leur nature exacte, l’intention satirique est évidente, mais pour cette raison même, Flaubert se révèle moins. C’est au point qu’on a pu proposer des interprétations opposées de Bouvard et de Pécuchet : tantôt ils représenteraient l’imbécile type, le « bourgeois » dans toute son horreur ; tantôt au contraire, leur intelligence, affinée peu à peu par l’étude, les ferait souffrir, comme Flaubert, de la bêtise qui les entoure. De toute façon, ce roman paraît l’aboutissement des tendances individualistes dans la littérature bourgeoise, et sous sa forme inachevée, il présente peu d’intérêt en ce qui concerne la peinture de la presse : c’est au « Sottisier » qu’il faut aller.

C’est en fait dans l’Éducation sentimentale que se révèlent le mieux les contradictions de Flaubert, car elles se font jour à propos de la presse : sujet privilégié, parce qu’il est pour Flaubert le véhicule favori de la bêtise ; c’est-à-dire de l’idéologie de la classe dont l’écrivain fait partie, avec des réserves. Mais c’est aussi dans le roman où elles se dévoilent le plus, que ces contradictions sont le mieux surmontées par l’art. Car Flaubert reproduit à l’échelle romanesque dans les conflits et les difficultés sociales que connaissent ses personnages : ce sont elles qui leur donnent vie, qui deviennent leur moteur et leur justification. C’est ce qui fait à mon avis, de l’Éducation sentimentale le grand roman de Flaubert, roman où les déterminations sociales s’expriment à travers les passions personnelles, où l’écrivain reproduit la généralité sociale de son époque, et souvent, malgré lui la condamne.
Conclusion

Au terme de cette étude, il apparaît que la seule description des incohérences de Flaubert dans son jugement sur la presse n’aurait pas eu d’autre effet que de démontrer une « idée reçue » à propos de l’écrivain : idée selon laquelle sa haine pour la presse serait sans mélange. C’est, bien sûr, insuffisant : ce qui est important, c’est la place que tiennent ces contradictions dans une « théorie » qui se veut cohérente, et partant, la signification qu’elles revêtent.

C’est pourquoi il faut d ’abord examiner quelle forme prend la haine de Flaubert pour la presse. Ce qui nous intéressait ici était l’image de la presse reflétée dans la conscience de l’écrivain. La description qu’il en fait est moins intéressante en effet, du point de vue documentaire, que celle d’un Balzac (pour une époque antérieure, il est vrai), ou d’un Zola. Balzac fait avec ordre et lucidité ce que Flaubert fait avec passion, surtout dans ses lettres. Tout cela ne signifie nullement qu’il faille s’arrêter à l’explication psychologique. Sans doute est-il vrai que si Flaubert juge avec sévérité les journalistes, ces ambitieux, ces agités, c’est que par tempérament et par goût il est peu « fait pour » l’action ; il est vrai aussi que s’il s’exprime aussi violemment à propos de la presse, c’est qu’il est d’une manière générale brusque et parfois grossier. On pourrait multiplier les exemples. Mais si l’on s’en tient à l’explication par les caractéristiques « naturelles », propres à l’individu, on restreint beaucoup le champ des recherches et on risque de s’engager dans un cercle vicieux. C’est un peu la méthode qu’employait Flaubert pour expliquer le « bourgeois », qui est bête et odieux par nature ; et c’est cette méthode qui l’empêchait de se révolter d’une manière conséquente.

Il s’agit donc de dépasser ce point de vue. La haine de Flaubert pour la presse se justifie bien moins par son tempérament que par les influences sociales qu’il a subies. En effet, par son contenu : critique de la vénalité, de l’ignorance, de l’esprit « brillant » et creux des journalistes, la révolte de Flaubert contre la presse est apparentée au certain mépris dans lequel le milieu, fréquenté par Flaubert tient les journalistes. Il est de bon ton d’attaquer les journaux : le fait est illustré dans ses romans ; chez les Dambreuse, les « gens sérieux » commencent à attaquer les journaux au dessert. « Tonner contre » les journaux est une attitude conventionnelle, il s’en rend vaguement compte. Mais il établit une distinction subtile entre la sotte attaque des bourgeois, qui porte à faux — qu’on se rappelle le désir du père d’Henry d’envoyer quelques journalistes aux galères, « pour l’exemple » — et la critique « de fond », intellectuelle des gens qu’il fréquente, cette élite. On l’a vu, ses amis parisiens appartiennent à une couche sociale précise : celle des intellectuels bourgeois, qui par leur position se détachent de la bourgeoisie d’affaire, et se’ moquent de son « utilitarisme » ; mais comme ils en ont les privilèges économiques, ils peuvent se permettre de mépriser ceux qui doivent travailler pour assurer leur subsistance (il faudrait naturellement excepter Zola). On a vu que son attitude face à la presse, qu’il connaît pour avoir participé à son entreprise, éclaire par contraste les réactions de Flaubert. Ainsi, au total, le jugement méprisant de Flaubert sur la presse et les journalistes tient à la fois de sa position sociale, et à celle des journalistes, souvent contraints de choisir cette carrière pour s’assurer un gagne-pain et la possibilité de « percer » dans le monde des lettres.

Si le jugement porté par Flaubert sur la presse s’apparente en tous points à celui des intellectuels bourgeois de son époque, il est original par la forme qu’il revêt : son caractère principal est qu’il est une révolte, quand chez les hommes de son milieu il n’est en général qu’un dédain étonné. Sa révolte tente d’être organisée, il érige en « théorie » sa haine de la presse, on l’a vu. Mais c’est là qu’est la faille : sa révolte est instinctive à l’origine, et, comme telle, est aveugle ; Flaubert ne se donne pas les moyens de parvenir à une conclusion. Sa « théorie » n’est qu’une justification a posteriori de sa révolte. Cette systématisation est justement ce qui le distingue des Goncourt par exemple, qui eux aussi portent par moment un jugement sans indulgence sur la presse, et elle est d’autant plus révélatrice qu’elle porte faux. En effet, quelle est sa méthode ? Jugeant les journalistes, il prend pour des caractères de nature ce qui n’est peut-être que caractères secondaires. A propos de son portrait du « bourgeois », Sartre disait que Flaubert suggère une « sourde adaptation préétablie » de l’homme à sa fonction sociale, du professionnel à sa profession, au lieu de montrer l’individu comme produit de sa situation et de ses activités sociales. C’est cela qui effraie dans son analyse du journaliste, même dans son portrait le plus réussi, celui de Hussonnet qui est journaliste parce qu’il a certains défauts. Cette sorte d’analyse esquive la possibilité, les origines et les causes du fait constaté : que ce soit la vénalité du journaliste ou la bêtise du « bourgeois ». Il ne s’agit pas en dernier ressort pour Flaubert d’analyser, mais de définir. De même, il se dit : « tout ondoyant et divers », cousu de pièces et de morceaux, plein de contradictions et d’absurdités » (75) : se définissant ainsi, il évite de pousser l’analyse plus loin. Mais une définition, une étiquette ne sont pas une tentative d’explication, si bien qu’il ne parvient plus à s’échapper d’un cercle vicieux. L’idée de journaliste appelle l’idée de bêtise ; « bêtise » lui suggère « bourgeois » ; un terme renvoie à l’autre ; sa méthode ne lui permet pas d’aboutir.

Et, en fin de compte, ce bourgeois, qui est servi par la presse, par la bêtise, ce bourgeois que le journaliste finit par devenir (il n’est que de se rappeler les ambitions de Deslauriers), il ne le définit pas : tantôt c’est une espèce particulière, représentée par « l’épicier », le « commis », etc., tantôt il devient la race humaine tout entière : « J’appelle bourgeois tout ce qui pense bassement ».

Cette chaîne journalistes-bêtise-bourgeois est essentielle : si elle n’explique pas pourquoi objectivement la presse qu’il connaît est si pernicieuse, dévoile les motivations obscures de Flaubert, et du coup, peut-être l’origine des contradictions de son jugement. Elle indique que si l’écrivain porte une accusation si virulente, si passionnelle contre la presse, c’est que la presse n’est qu’un « bouc émissaire ». Et, en effet, la presse est l’intermédiaire par excellence, le véhicule de l’idéologie de la classe sociale qui détient le pouvoir de fait, nous l’avons vu. Il voudrait la charger de tous les maux, mais son entreprise est vouée à l’échec. Plus il s’emporte contre elle, et plus il révèle la partialité de son jugement et les conflits qui l’agitent. Refuse-t-il la presse ? En pratique, non. Et c’est à ce niveau qu’interviennent les contradictions dans son jugement. « Ne pas pouvoir s’en passer. Mais tonner contre ». C’est là, en effet, l’ambiguïté centrale. Pousser le refus jusqu’au bout, ce serait peut-être refuser l’ordre social qu’il connaît, et qui d’un côté lui assure ses privilèges, en particulier la liberté d’écrire, et de l’autre, l’opprime intellectuellement. Flaubert ne peut trouver d’issue : au moment de la Commune seulement il fera son choix : il sera du côté de l’ordre établi. Il ne peut se remettre lui-même en question : aussi arrête-t-il l’analyse, que ce soit celle qui le concerne ou l’analyse de ce qu’il nomme le bourgeois, au moment où elle deviendrait dangereuse pour lui-même. Dangereuse pas simplement pour ses privilèges, mais pour sa manière de penser.

Mais cet arrêt évidemment inconscient dans la réflexion se révèle à tout moment non seulement dans sa façon d’analyser — ou de ne pas analyser — mais surtout dans les brusques contradictions qui se manifestent dans les jugements qu’il porte, ou dans son comportement. N’analysant pas ses contradictions, il ne peut les dominer. Elles montrent qu’il n’est pas celui qu’il voudrait être : un esprit indépendant, non influencé par la bêtise générale, colportée essentiellement par la presse, mais qu’il est le plus souvent celui qu’il dénonce : non pas comme il le dit un homme sot par nature, mais simplement un être situé socialement, déterminé en grande partie par cette place qu’il occupe dans la société. Pour exorciser cette menace qu’il croit latente (alors qu’il s’agit d’une détermination indépendante de sa volonté), il joue consciemment, en forçant la dose, ce personnage qu’il craint de devenir.

Le Garçon, le Sheik, le « journaliste de Nevers » (76), ne sont pas des créations fortuites. Son goût pour la parodie relève du même désir de « purification » : le nombre d’œuvres parodiques qu’il a écrites est étonnamment grand : du Dictionnaire des idées reçues à l’Album de la marquise retrouvé dans le « Sottisier », en passant par la pièce de théâtre Jenny ou La découverte de la vaccine ; Homais est souvent de la même veine : il obsède Flaubert et prend parfois dans ses lettres la relève du Garçon. Il a beau forcer ses personnages jusqu’à la caricature, c’est toujours la même attaque qu’il recommence, la même bataille qu’il mène contre le « bourgeois » et les journalistes : l’emphase du style, la prétention, la satisfaction de soi-même, toutes les manifestations de ce genre recouvrent une absence de pensée réelle ; cela ne veut pas dire absence de toute pensée. L’ambiguïté est là, la même que contient l’article Journaux du Dictionnaire : Flaubert oppose deux modes de pensée : une pensée désintéressée, la sienne et celle du cercle qu’il fréquente, et une pensée tournée vers les acquisitions matérielles. C’est cette dernière, celle du « bourgeois », qui se manifeste, non seulement par la vulgarité, mais par l’arrivisme, la vénalité, etc. Mais la séparation n’est pas aussi nette que le voudrait Flaubert, il s’en compte lui-même (77) : mais ce qu’il ne voit pas clairement, c’est à quel point il est contaminé par ce mode de pensée « bourgeois » : aussi bien dans la vulgarité, qu’il manifeste parfois, que dans la tentation qu’il lui arrive d’éprouver de gagner influence et argent grâce à ses livres.

Il dénonce obscurément ce que Balzac a compris plus clairement parce qu’il assistait à la naissance du phénomène : le fait, le développement économique de la bourgeoisie entraîne peu à peu la destruction de ses plus nobles idéaux, en particulier de la croyance en la valeur intellectuelle des morales désintéressées, cette destruction s’accompagnant d’une dégradation des productions de l’esprit devenues des marchandises. Flaubert le sent pour le journalisme (78), il ne va pas plus loin, il ne peut pas vraiment dénoncer une société qui le favorise.

Curieusement, cette situation ambiguë de Flaubert, partagé entre le refus de la société de son temps et l’acceptation, entre la complicité et la révolte, apparaît plus clairement dans son œuvre que dans ses lettres. On s’attendrait à trouver la clef de ses contradictions dans sa correspondance, où il se livre au jour le jour.

Elles sont en effet plus apparentes dans des lettres écrites avec beaucoup de spontanéité ; mais ces lettres suivent le mouvement de la vie avec ses reflux et ses moments d’exaltation ; Flaubert n’adopte pas d’attitude critique vis-à-vis de sa correspondance, si bien que, si passionnante soit-elle, elle ne dépasse guère le niveau de la description. C’est sa démarche de pensée créatrice qui est vraiment significative : elle montre comment l’écrivain, en essayant d’être le plus possible absent de son œuvre, a le dessein — inconscient, bien sûr de voiler ses propres contradictions, et comment en fait il les utilise et les refond pour en faire pour ainsi dire le moteur de ses personnages. On a essayé de le montrer à propos du Deslauriers de l’Éducation sentimentale : il faudrait approfondir la question, qui demande de la prudence. Mail il nous a paru que le rôle que jouent les contradictions de Flaubert — à propos de la presse qui a une place « privilégiée » dans ses haines, et d’une façon plus générale — dans son œuvre était une chose importante et un peu surprenante au premier abord ; et le Dictionnaire des idées reçues est un maillon important qui permet de voir comment Flaubert se trahit au moment où il est le plus sur ses gardes.

Comment Flaubert pourrait-il sortir de ce dilemme ? Comment peut-il à la fois accepter et refuser cette société dont il déteste particulièrement le véhicule idéologique qu’est la presse, et dont il subit l’influence ? La façon dont il tente de résoudre cette contradiction n’est pas vraiment satisfaisante. S’il refuse de vendre sa plume et ses convictions en même temps, il n’en participe pas moins pour autant au processus : « Depuis la production du papier jusqu’aux convictions, pensées et sentiments des écrivains, tout devient marchandise » (79). Logique avec lui-même, peut-être se tairait-il ? Trouvant guère de raisons d’espérer et d’agir dans la société, il pense donner par l’art un sens à l’existence, du moins à la sienne. Cette façon de se retirer dans sa « Tour d’ivoire » est en effet individualiste, et ambiguë, encore une fois, dans une société où l’individu qui « perce » en jouant des coudes est encouragé, mais où les forces économiques et sociales écrasent l’individualité intellectuelle et morale. L’aspect essentiel de l’attitude de Flaubert à l’égard de la presse, et, à travers elle, à l’égard de la société bourgeoise, c’est peut-être quand même celui de la révolte. Mais ce n’est pas une révolte conséquente : sa tentative la plus poussée de se détacher de l’ordre bourgeois serait plutôt un retour au passé, une certaine nostalgie de temps plus purs ; même si, politiquement, il ne se définit pas, loin de là, comme un monarchiste, il a un certain penchant pour le mode de pensée aristocrate. Sa conception de l’ »art pour l’art », son dédain pour le public en sont des reflets. Mais il est évident qu’historiquement, Flaubert n’a pas la possibilité d’échapper aux contradictions ; il lui aurait fallu une clairvoyance exceptionnelle ; au reste, il est matériellement et sentimentalement lié à la bourgeoisie.

Il se pourrait, au total, que cette position ambiguë et instable de Flaubert explique — partiellement — le caractère hétérogène de son œuvre : qu’on puisse, côte à côte, trouver un roman comme Salammbô, véritable refuge de l’art « gratuit », et la « fresque sociale », selon le terme consacré, qu’est l’Éducation sentimentale, sans parler d’un ouvrage satirique et critique comme le Dictionnaire des idées reçues. Car on ne peut parler de fantaisie de changement chez l’écrivain : il s’agit de la permanence, depuis 1845 environ, c’est-à-dire remarquablement tôt, de thèmes d’inspiration différents, qui ont cohabité dans l’esprit de Flaubert. Serait-il aventureux de dire que la préférence donnée à l’un ou à l’autre thème correspond à des phases différentes dans la vie de Flaubert, phase de repli ou d’activité, de révolte ou d’acceptation ? Notons en tout cas qu’il n’a presque jamais cessé de travailler au Dictionnaire, depuis le moment où il a été conçu, vers 1852, jusqu’à sa mort. Ce conflit en Flaubert pourrait peut-être aussi expliquer qu’on ne puisse lui assigner de place précise dans une école ou un courant. Lui qui refusait d’appartenir à aucun groupe, à aucune tendance, à aucun corps organisé, il semble y avoir réussi…

Mais surtout, cette « conscience de classe » ambiguë de Flaubert, son pessimisme final, qui se marque dans sa vie, mais surtout dans le destin de ses personnages romanesques, s’expliquent historiquement et socialement. Il s’insère entre un Balzac qui a eu la possibilité de voir le processus de la naissance du capitalisme, et un Zola qui a une expérience sociale autrement riche que celle de Flaubert, et qui, lui, assiste à la naissance de nouveaux facteurs : le moment où les forces économiques du capitalisme suscitent des forces antagonistes qui commencent à s’organiser. Il serait très intéressant d’étudier les auteurs romanesques « mineurs » de cette période — principalement pour la Monarchie de Juillet et le Second Empire — d’un point de vue « sociologique » pour déterminer précisément la place occupée par Flaubert.

Il semble en effet, que tout en échappant à toute classification stricte, Flaubert occupe une place charnière dans l’histoire du réalisme au XIXe siècle.

Nicole Frénois

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L’ensemble de l’étude est réparti ainsi  : Flaubert et la presseLa haine de Flaubert pour les journaux Les journalistes – La presse par opposition à l’art – Flaubert contre la presseLa critique journalistiqueL’influence directe de la presse sur FlaubertInformation et documentation L’intérêt de Flaubert pour l’actualitéPublication et vie sociale 1Publication et vie sociale 2L’influence a contrario de la presse sur Flaubert : la création littéraireLes personnages romanesques et la presseLa presse dans L’Éducation sentimentaleConclusion

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(1) Op. cit. p. 75, t. I.

(2) Monsieur Thibaudet souligne ce fait dans son livre sur Flaubert (p. 2). On remarque en effet dans le « Sottisier » de nombreuses allusions au Charivari, et notamment une table analytique de ce journal (1847). M. Cento pense que Flaubert a également utilisé les numéros de février 1848 cf. Il realismo documentario nel « L’Éducation sentimentale », p. 93. Nous ne reviendrons pas sur l’utilisation historique que Flaubert fait des journaux de l’époque dans l’Éducation sentimentale, car cela concerne peu l’aspect analysé ici de ses rapports avec la presse.

(3) Op. cit. p. 12

(4) Une leçon d’histoire naturelle, genre commis in Œuvres complètes, Le Seuil, « L’Intégrale », t. I, p. 201.

(5) 26 août 1846, p. 269.

(6) L’Éducation sentimentale (1845) in Œuvres complètes, Le Seuil, t. I, p. 335.

(7) Ibid. p. 372.

(8) Ibid. p.359

(9) On sait que, jusque vers les années 70, Flaubert fait peu de cas du patriotisme, et que « nationalisme » s’éveille au moment de l’entrée des Prussiens en France.

(10) Ibid. p. 369

(11) Ibid. p. 364-365.

(12) Ibid. p. 280.

(13) E.S. t. I, p. 30.

(14) Op. cit. p. 123

(15) CF « M. Homais parlera très souvent comme parlait le Garçon, et ses propos seront non moins souvent des citations du Dictionnaire des idées reçues », René Dumesnil. Bov. Introduction p. XLVIII.

(16) Bov. t. I, p. 95.

(17) Bov. t. II, p. 283 (Notes).

(18) Op. cit. p. 122.

(19) C. III, p. 394, 10 décembre 1853, à Louis Bouilhet

(20) Bov. t. II, p. 202.

(21) Bov. p. 176, t. I.

(22) Ibid. p. 202, t. II.

(23) T. IV rubrique « style des journalistes ». Expressions tirées d’un article du Nouvelliste de Rouen, 5 octobre 1872.

(24) C. IV, p. 67, 9 août 1854.

(25) A. Thibaudet, op. cit. p. 123.

(26) Bov. t. II, p. 202.

(27) Cf. « Cependant il étouffait dans les limites étroites du journalisme et bientôt il lui fallut le livre, l’ouvrage ! ». Bov. t. II, p. 203.

(28) C. III, p. 206, à Louise Colet, 26-27 mai 1853, c’est moi qui souligne.

(29) E.S. 1ère partie, chap. IV, t. I, p. 33.

(30) Ibid. chap. IV, t. I, p. 50.

(31) E.S. 2e partie, chap. I, t. I, p. 134 ; 2e partie, chap. IV, t. II, p. 45 ; 3e partie, chap. Ill, t. II, p. 198, etc.

(32) E.1ère partie, Chap. V, t. I, p.73.

(33) Ibid. 2e partie, Chap. II, t. I, p.177.

(34) Ibid. 3e partie, chap. IV, t. II, p. 217. (35) 3e partie, chap. I, t. II, p. 165.

(36) ES. 3e partie, chap. VII, t. II, p. 285. Notons qu’une variante antérieure donne : « celui qui avait ambitionné le pouvoir » ; la version définitive établit un parallèle rigoureux entre l’amour de Frédéric et l’ambition de Deslauriers.

(37) Ibid. 1ère partie, chap. II, t. I, p. 22.

(38) E, S. 2e partie, chap. II, t. I, p. 197 ; chap. Ill, t. I, p. 227.

(39) Ibid. 2epartie, chap. Ill, t. I, p. 236.

(40) E.S. 3e partie, chap. IV, t. II, p. 236

(41) Ibid. 1ère partie, chap. IV, t. I, p. 41.

(42) Ibid. 2e partie, chap. I, t. I, p. 142.

(43) E.S. 2e partie, chap. II, t. I, p. 195.

(44) Ibid. 2e partie, chap. IV, t. II, p. 42.

(45) 2e partie, chap. VI, t. II, p. 77.

(46) 3e partie, t. II, chap. I, p. III et chap. II, p. 184.

(47) Ibid. chap. IV, t. II, p. 231.

(48) Ibid. chap. VII, t. II, p. 283.

(49) E.S. 1ère partie, chap. IV, t. I, p. 42.

(50) Par exemple « Hussonnet, employé dans une correspondance de province, devait lire avant son déjeuner cinquante-trois journaux », 2e partie, chap. I, t. I, p. 161.

(51) 3e partie, chap. II, t. II, p. 184.

(52) 2e partie, chap. IV, t. II, p. 12.

(53) « Elle » lui demande s’il ne pourrait pas, dans une des feuilles où il avait accès, faire mousser quelque peu son ami, et même lui confier plus tard un rôle », 2e partie, chap. I, t. I, p. 54

(54) Cf. ce que dit Arnoux de lui : « Il fut d’abord question d’une nommée Apollonie, un ancien modèle (…). Hussonnet expliqua cette métamorphose par la série de ses entreteneurs.

— « Comme ce gaillard-là connaît les filles de Paris » dit Arnoux. 1repartie, chap. IV. t. I, p. 44. Mais que d’histoires peut raconter aussi Hussonnet sur les nobles entreteneurs…

(55) 2e partie, chap. IV. t. II, p. 41 + 42.

(56) Passage cité 2e partie, chap. I, t. I, p. 142.

(57) Lettre citée, p. 41 de ce mémoire, C. III, p. 147, 31 mars 1853.

(58) partie, chap. V, t. I, p. 70.

(59) 2e partie, chap. III, t. I, p. 227.

(60) Ibid. p. 228, Cf. « II n’y a rien de pernicieux comme de pouvoir tout dire et d’avoir un déversoir commode » à propos de la presse, C. Ill, p. 146, à Louise Colet, 31 mars 1853.

(61) 2e partie, chap. III, t. I, p. 228.

(62) 2e partie, chap. V, t. II, p. 57 – 58.

(63) 2e partie, chap. I, t. I, p. 140.

(64) 3e partie, chap. VII, t. II, p. 285.

(65) 2e partie, chap. III, p. 228, t. I.

(66) Par exemple à propos de la liberté des journaux, ibid. chap. II, p. 178.

(67) 1ère partie, chap. IV, p. 60 + 61, t. I, « Laissez-moi tranquille avec votre hideuse réalité ! Qu’est-ce que cela veut dire, la réalité ? Les uns voient noir, d’autres bleu, la multitude voit bête (…). L’art deviendra, si l’on continue, je ne sais quelle rocambolle au-dessous de la religion comme poésie, et de la politique comme intérêt ».

(68) Article cité : La conscience de classe chez Flaubert.

(69) La représentation des « révolutionnaires » dans l’Éducation sentimentale est une autre question, fort révélatrice aussi. Pour Sénécal, le socialisme est avant tout l’autorité et la discipline ; cette conception « fasciste », pour employer un terme moderne, le mène à accepter toute forme d’autorité ; il devint agent de police. Dussardier, si sincère et honnête, peut-être le seul personnage entièrement positif du roman, meurt sous les balles de Sénécal en criant : « Vive la République ! »… Ces images un peu schématiques en disent long sur le pessimisme de Flaubert, il ne voit pas d’autre alternative, ce qui, historiquement, n’est pas étonnant.

(70) 3e partie, chap. VII, t. II, p. 285.

(71) Georg Lukacs « Illusions perdues » in Balzac et le réalisme français, Maspero Paris, 1967 (article écrit vers 1936), p. 49.

(72) C’est moi qui souligne.

(73) Lukacs, ibid. p. 67.

(74) B. et P. édition critique par A. Cento, p. 274.

(75) Lettre citée du 23 novembre 1846 à Louise Colet, C.I. p. 405.

(76) Flaubert mentionne ce personnage à diverses reprises dans des lettres adressées à sa sœur (cf. en particulier C.I. p. 119 et p. 141). Il semble que ce soit comme le Garçon, un de ces rôles grotesques que le jeune Flaubert s’amusait à jouer pour sa sœur et ses amis. Mais l’écrivain se contente d’y faire allusion. Il est regrettable qu’on n’ait pas d’autres renseignements nombreux, cela montrerait sans doute, encore une fois, combien sont forts l’opposition de Flaubert pour les bourgeois et son dégoût des journalistes (même dans son adolescence).

(77) Cf. l’épigraphe de la troisième partie : « La bêtise n’est pas d’un côté et l’esprit de l’autre. C’est comme le vice et la vertu ; bien malin qui les distingue », à Louis Bouilhet, 2 août 1855, C. IV, p. 83.

(78) Le mot de « putinage d’esprit » qu’emploie Flaubert à propos de Gautier est particulièrement révélateur de la vue claire qu’il a parfois des phénomènes de son temps.

(79) G. Lukacs, Balzac et le réalisme français, p. 50.